L’Ecole : défis et enjeux (III)
Par El-Mehdi Bellamine – A la mémoire des regrettés Tahar Kaci(*) et Elyès Ouibrahim(**) (anciens et inoubliables cadres de l’éducation nationale)
La culture de la suspicion, qui jadis voyait en chaque «indigène» un «fellaga» potentiel, appliquée actuellement aux enseignants doit être proscrite des schèmes de pensée, de ceux qui auront la lourde charge de penser les curricula de formation des personnels, car il faut avoir présent à l’esprit que les enseignants sont une partie de la solution et non pas une partie du problème ! C’est ainsi qu’il faut les voir et c’est avec eux que doit être construit et validé leur curriculum de formation et de remise à niveau. De leur adhésion au processus dépendra le renouveau de l’école !
Est-il normal que dans un ministère en charge de l’éducation le nombre de diplômés en sciences de l’éducation et en psychopédagogie qui y exercent n’excède pas les doigts d’une main ? De combien de planificateurs, de statisticiens, de sociologues, de démographes, d’analystes, de spécialistes des programmes, de méthodologues, d’évaluateurs… cette administration chargée de la conception, de l’orientation, de la planification, du suivi, de l’évaluation, dispose-t-elle ? La situation n’est guère plus brillante dans les administrations de wilaya et pire encore dans les établissements nationaux sous tutelle ! Il est peut-être grand temps pour ce secteur de faire le tri entre ce qu’il maîtrise et ce qui le dépasse pour ne plus avoir à confondre continuellement les deux et s’abriter derrière ce que B. S. Bloom appelait «l’innocence en pédagogie»(6).
Il y a d’autres domaines qui mériteraient bien que l’on s’y attarde lorsqu’on aborde la question de l’éducation : les curricula et leur élaboration, la formation des personnels de tous ordres et de tous niveaux même si celle des enseignants et des chefs d’établissement demeure prioritaire (la théorie des écoles efficaces nous l’impose), la moralisation du système et de ses agents (autre plaie du système), les constructions scolaires, la gestion sous tous les aspects, le rôle de l’administration centrale en particulier et de l’administration scolaire en général, la décentralisation, la qualité de la formation supérieure, l’enseignement privé et les conditions dans lesquelles il est dispensé… sont des thèmes majeurs et récurrents dans la réforme du système éducatif. Hélas, les restrictions liées à l’étendue de cet espace nous imposent des priorisations, à charge pour l’éducation nationale d’ouvrir des portails de concertation et d’échange loin de tout ethnocentrisme et de toute censure dogmatique. L’éducation nationale devrait s’ouvrir à son environnement, car «le monde et les temps changent», comme le chantait Bob Dylan il y a de cela plus d’un demi-siècle déjà ! En effet, s’il est un fait reconnu et admis par tous, c’est que nulle entreprise humaine aussi perfectionnée fusse-t-elle ne peut être parfaite. Jean Cardinet soulignait déjà en 1977(7) la nécessité de procéder à des rétroactions correctrices du processus «enseignement-apprentissage», à l’image des corrections de trajectoires des engins d’exploration spatiale. Depuis, la connaissance humaine, qui s’est accrue de manière vertigineuse, a permis le développement de programmes sophistiqués et la mise au point de calculateurs ultra-perfectionnés, de moyens d’investigation et d’exploration médicale que l’esprit humain ne pouvait envisager il y a quelques années à peine. Néanmoins, Voyager 1, tout aussi perfectionné eu-t-il été, a, dans sa course effrénée vers les confins de l’univers (si tant est que l’univers ait une fin !), subi tous les effets, non souhaités, d’un environnement où tout ne pouvait être prévu à l’avance et qui ont eu une influence directe sur la trajectoire que les puissants calculateurs lui avaient prévue et qui ont induit des rétroactions correctrices qui lui ont permis de poursuivre son objectif. Ainsi donc, si des engins aussi perfectionnés que «l’intelligent» Hubble ou «le malicieux» Voyager nécessitent des corrections de trajectoires, que peut-il en être de cette gigantesque entreprise où les objectifs, la conception, la mise en œuvre, les acteurs et l’objet même de l’action relèvent de l’humain et que l’action se déroule dans un environnement pas toujours favorable ?
Il ne fait aucun doute qu’à l’arrivée, des écarts apparaîtront entre ce qu’il est convenu d’appeler «image de départ» et «image d’arrivée» ou encore «profil de départ» et «profil d’arrivée», ou encore «ce qui est» par rapport à «ce qui aurait dû être». Cependant, la nature et le degré de ces écarts dépendra dans une large mesure – au-delà de ce que l’on peut qualifier de «vice de conception» si les objectifs de départ et le projet n’ont pas fait l’objet d’une évaluation préalable – de la qualité du suivi et du pilotage de la mise en œuvre du projet et des rétroactions récurrentes qu’il aura induites. Or, face à la dégradation de la qualité du produit de l’école et de la gestion, la réforme d’un système éducatif, à l’image du système éducatif algérien, sclérosé par plus de quarante ans de pratiques pédagogiques désuètes, où le sens de l’effort et l’esprit d’entreprise ont été bannis, ne saurait se limiter à un simple changement de programmes, de contenus, d’aménagement de plages horaires et de nouveaux manuels qui de surcroît sont truffés d’erreurs. Le système a déjà décrété, il y a 13 ans de cela, une nouvelle approche pédagogique(8) sans pour autant réussir à faire évoluer la pratique quotidienne de la classe, car ceux-là même qui étaient chargés de la mettre en œuvre et ceux qui avaient la charge de les orienter à travers des directives ou des orientations pédagogiques n’en saisissaient pas réellement les fondements, le sens et la portée. Il ne s’agit pas également de procéder au changement en occultant ou en niant les problèmes réels qui se sont posés à l’ancien système ou qui ont entravé son fonctionnement normal. Bien au contraire, il faut les recenser, les sérier, les analyser pour en rechercher les causes et les traiter pour éviter leur mutation vers d’autres formes plus handicapantes pour le système projeté.
Par ailleurs, au risque de provoquer une résistance qui est connue depuis les travaux de Kurt Lewin(9), la mise en œuvre du changement devrait se faire à travers la recherche d’une appropriation des innovations par ceux-là même qui seront chargés de les concrétiser sur le terrain. Or, cette appropriation ne saurait être que si les initiateurs du projet parviennent non seulement à un juste équilibre entre la réalité et le projeté, mais développent également une saine politique de communication à l’intention des différents agents du secteur. En outre, il faut avoir présent à l’esprit que même en cas d’aisance financière du pays – ce qui est loin d’être le cas présentement – le budget de l’éducation ne saurait croître indéfiniment sans menacer les grands équilibres budgétaires. Aussi est-il vital pour le système de rentabiliser les énormes ressources allouées au secteur en améliorant et en rationalisant la gestion et en luttant contre toutes les formes de gaspillage de quelque nature qu’elles soient et plus particulièrement dans la gestion des postes pédagogiques. En d’autres termes, il s’agira de faire mieux avec ce qu’on a en orientant les gains réalisés vers l’amélioration de l’acte pédagogique.
Enfin, s’il est normal que «la société interpelle le système éducatif dans lequel elle place toutes ses espérances et qu’elle tient par voie de conséquence comme responsable de ses échecs»(10), il est légitime que «le système éducatif, à son tour, interpelle la société en général et le pouvoir politique en particulier dont il attend qu’ils lui définissent leurs attentes de façon explicite et qu’ils lui accordent les moyens de ses missions»(10). Aussi, est-il peut-être grand temps de cesser de faire supporter au système éducatif toutes les tares et les avatars de la société et les conséquences de choix qu’il n’a jamais effectués, mais qu’il a beaucoup plus subis. Dire que le système éducatif a formé les terroristes, c’est insulter la mémoire de ces douze enseignantes qui, par une triste fin d’après-midi d’automne, ont été égorgées le 27 septembre 1997 sur le bas-côté d’une route de campagne pour le seul tort d’avoir été porter le savoir à de jeunes enfants dans un village perdu. C’est aussi salir la mémoire de toutes celles et de ceux parmi tous les agents de l’Etat que l’école a formés et qui ont été les victimes de ces hordes sans foi ni loi. Il ne faut jamais oublier qu’en certains lieux, il n’y avait plus ni mairie, ni commissariat, ni gendarmerie, ni poste, ni Protection civile, ni… mais le drapeau flottait encore sur l’école, seule institution restée debout. Que cesse aussi cette histoire, stupide, colportée à tour de bras sur le soi-disant blâme qu’aurait infligé l’Unesco à l’Algérie pour la régression de son système éducatif ou de son baccalauréat ! Ne leurrons pas l’opinion ! L’Unesco n’a jamais eu ce rôle ! Relisez sa charte ! Et comme l’aurait conclu mon cher ami défunt Tahar Kaci (Allah yarahmou), je dirai qu’«il est temps de mettre un terme à l’amnésie et aux stratégies de l’éternel recommencement», car «l’absence ou la faiblesse d’un travail rigoureux sur l’histoire du système éducatif risque de perpétuer les querelles stériles et les procès d’intention»(10).
Oh ! Mon Dieu ! Qu’il est encore long le chemin à parcourir pour que l’école puisse relever les défis qui lui ont été fixé ! Alors, à quand le changement de paradigme à l’éducation nationale ?
El-Mehdi Bellamine
Inspecteur à la retraite
(Suivra et fin)
Références bibliographiques
6- Bloom, B. S. : De l’innocence en pédagogie, université de Liège, ISE, 1972
7- Cardinet, Jean : Objectifs éducatifs et évaluation individualisée, Neuchâtel, IRRDP, 1977
8- Il s’agit de «l’approche par les compétences» préconisée par la réforme de 2003
9- Lewin, Kurt : Conduct, knowledge and acceptance of new values, New York, 1945
10- Kaci, Tahar : Réflexions sur le système éducatif, éditions Casbah, Alger, 2003
(*) Tahar Kaci (1944-2004) a été normalien à Bouzaréah, puis à l’ENS de Kouba, avant d’être professeur de philosophie, de pédagogie, directeur d’ITE, sous-directeur de la recherche et directeur au ministère de l’Education nationale, ensuite chargé de mission à la présidence de la République et Secrétaire d’Etat à la formation professionnelle
(**) Elyès Ouibrahim (1943-2009) a été normalien à Constantine, puis à l’ENS de Kouba avant d’être sous-directeur au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, directeur au Plan, CES au SEEST, directeur au ministère de l’Education nationale, Directeur d’études auprès du chef du gouvernement et Secrétaire général du MJS
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