Une contribution du Pr Abdellali Merdaci – Prix Assia-Djebar : questions sur une consécration littéraire nationale
Tel qu’il est conçu actuellement, le Prix littéraire Assia-Djebar, qui a signé en 2016 sa seconde édition, pose plus de problèmes qu’il n’en résout dans la perspective recherchée par les Algériens de l’affirmation d’une littérature nationale construisant patiemment son champ littéraire.
Si les prix littéraires sont utiles et nécessaires autant pour les auteurs que pour leurs éditeurs et leurs lecteurs, pourquoi celui-ci en particulier suscite-t-il le questionnement et l’inquiétude ? Quelques indicateurs devraient en être discutés.
Un prix officiel
Ce sont les ministres du gouvernement en charge de la culture en 2015 et de la communication en 2016 qui ont été au premier plan de la cérémonie de remise du Prix littéraire Assia-Djebar à vocation nationale. Cette présence de délégataires gouvernementaux, outre le fait qu’Azzedine Mihoubi et Hamid Grine soient des écrivains confirmés de la scène littéraire algérienne, marque la prévalence d’un prix littéraire d’Etat confié dans sa gestion courante à deux entreprises publiques du livre, l’Anep et l’Enag. Dans quelle mesure la relation entre un gouvernement, porté par l’appréciation du monde réel, et la littérature transmettant l’imaginaire du groupe social à la fois nombreux et transcendant, serait-elle possible pour s’inscrire dans un assentiment de mauvais augure ? Comment percevoir la littérature, socle de prévisibles contre-pouvoirs, asservie à des attentes strictes des palais où s’exerce l’autorité et de leurs dépendances ? Le doute est permis.
Tout prix littéraire est par nature une prescription découlant de rapports de force d’acteurs divers du champ littéraire, n’excluant pas parfois l’insupportable jeu de coulisses. Le gouvernement n’est pas bien indiqué pour sélectionner, conseiller et récompenser les ouvrages de l’année. Hors des choix classicistes qu’il peut faire, sous certaines conditions, pour l’Ecole (ainsi Mme Benghebrit, ministre de l’Education, promettant plus d’auteurs algériens dans les programmes scolaires), sa parole sur la littérature dans ses joutes quotidiennes reste illégitime. L’autonomie de la littérature algérienne ne peut être totale si elle ne lève l’emprise des décideurs politiques sur son champ littéraire.
Assia Djebar, incarnation d’une littérature nationale ?
C’est dans les mois qui ont suivi la disparition de l’écrivaine que le gouvernement par le biais de son ministre de la Culture pressentait l’attribution de son nom à un prix littéraire national. Toutefois, le choix d’un nom d’auteur est suffisamment évocateur d’une conception de la littérature et du littéraire. Au lendemain de l’indépendance, le romancier et éducateur Mouloud Feraoun, assassiné par l’OAS le 15 mars 1962 avec ses collègues des Centres sociaux, a représenté, ceint de l’auréole du martyr, la figure révérée de l’écrivain national porté au fronton de mille écoles du pays. Le parcours d’écrivaine d’Assia Djebar, notamment ce qu’il exprime en termes résolus de créativité et d’identité, répond-t-il précisément de cette incarnation nationale ? Si les Algériens connaissent et lisent les œuvres d’Assia Djebar, que savent-ils de ses ultimes positions (et postures) relatives aux littératures issues des anciennes colonies et possessions françaises en Afrique et dans le monde ? Cooptée à l’Académie française, consécration en son temps boudée par le gouvernement algérien, Assia Djebar, longtemps éloignée de son pays par conviction personnelle, a pu illustrer – pour plusieurs de ses critiques et exégètes en Occident – une «littérature sans résidence fixe» selon le concept forgé par le romaniste allemand Ottmar Ette (2005). Souvent référée à une «parole migrante», scindée entre «culture française» et imaginaire algérien arabo-berbère, sa littérature pouvait être celle de l’effacement progressif des origines et relever spatialement et éthiquement d’une sorte de non-lieu, irréductible aux centralités décrétées. Jusqu’à quel point cette projection assumée de l’écrivaine hors-sol, qui a été celle de Djebar, exprime-t-elle dans un choix gouvernemental une incarnation nationale de la littérature ? Choix extrêmement audacieux : le vécu et l’œuvre de Djebar nient et dénoncent l’infrangible bazar idéologique sur la culture nationale des partis du pouvoir.
Une collusion d’intérêts ?
Nonobstant ce que peut être la mainmise du gouvernement sur un prix littéraire, fragilisant la liberté de la littérature, l’implication directe dans son organisation de deux éditeurs de la place d’Alger, de surcroît, étatiques, n’invite pas à la sérénité. Comment l’Anep et l’Enag assument-elles cette double casquette d’éditeurs et de maîtres d’œuvre du Prix littéraire Assia-Djebar ? Les rares expériences connues dans le monde de prix littéraires associant les éditeurs n’ont pas été concluantes. A titre d’exemple, le Prix de la Pléiade, créé en 1945 par Gaston Gallimard dans Paris libéré, sous les auspices d’un jury-maison où Albert Camus prenait une position essentielle, attribuant sa première récompense à Enrico (1944) de Mouloudji, publié par son label, ne devait pas survivre à cette confusion décriée entre promoteur de prix et éditeur. La critique littéraire française avait mis en garde contre une collusion d’intérêts.
Dans le cas algérien, rien ne devrait éveiller le soupçon, mais il a toute latitude de se propager, car un éditeur candidat au Prix littéraire Assia-Djebar peut ne pas comprendre que des concurrents en assurent le secrétariat technique. Il serait pourtant injustifié de mettre en cause les vertus morale, intellectuelle et professionnelle de l’Anep et de l’Enag, des hommes et des femmes qui les animent, avec une passion partagée de la littérature. Mais comment ne pas penser que la responsabilité matérielle de l’Anep et de l’Enag du Prix littéraire Assia-Djebar, pour le compte du gouvernement, ne se projette pas contre des objectifs institutionnels et éditoriaux, en termes de visibilité des deux entreprises et de leurs auteurs ? Si les prix littéraires sont admis comme de salutaires compétitions d’athlètes de l’écriture et de leurs coaches éditoriaux, pourquoi l’Anep et l’Enag, éditeurs publics, tentant le pari d’une littérature novatrice, n’y feraient-ils pas bonne figure, débarrassés de la gangue de préjugés que soulève leur direction quasi-officielle d’un prix littéraire, qui les dessert plus qu’elle ne les sert ?
La question linguistique
Notre cher Abderrahmane Zakad, décédé l’été passé, pouvait s’interroger sur le Prix littéraire Assia-Djebar : «Le prix est décerné à une œuvre en trois langues : arabe, français, tamazight. Dans le jury, il y a sept juges. Qui va lire en arabe, qui va lire en français et qui va lire en tamazight ?» («Ah ! Fanon, si tu voyais ce qui se passe !», Algeriepatriotique, Alger, 22 mai 2015). En vérité, hormis la problématique composante d’un jury de prix littéraire entendant tous les idiomes du pays, ce choix d’ouvrir à la compétition et de primer trois langues d’usage des candidats suggère que la question linguistique est résolue en Algérie et qu’elle a trouvé sous les auspices du gouvernement et d’un prix littéraire un débouché sûr. La coexistence pacifique de l’arabe classique, langue officielle, de tamazight, désormais constitutionnel, et du français, improbable «butin de guerre» et «bien vacant», est actée.
Mais cette tripartition linguistique de prix littéraires d’Etat (Assia-Djebar, mais aussi Ali-Maâchi), passant à la trappe la littérature-orature en algérien (darija), vaut-elle engagement ? Faut-il considérer comme aboutie, à travers un prix littéraire, l’embarrassante question linguistique dans notre pays ? Il y a, en la circonstance, une option officieuse retenant les expressions linguistiques les plus pertinentes sur le plan académique, notamment l’arabe classique, le français et tamazight, plus alibi politique que réalité linguistique et culturelle effectivement consentie dans les efforts de l’Etat. Le sociolinguiste Rabah Sebaa a parfaitement situé l’urgence de la question linguistique – un des aspects déterminants de la solidarité du groupe social algérien – et son caractère projectif, en évoquant les «exigences contradictoires du processus de maturation du tissu plurilinguistique encore en cours dans la société algérienne» (L’Algérie et la langue française ou l’altérité en partage, Tizi-Ouzou, Editions Frantz-Fanon, 2015). Dans la mosaïque linguistique algérienne, à la fois mouvante et indécidable, tout est donné, rien n’est acquis. Les choix linguistiques symptomatiques, jamais expliqués du Prix littéraire Assia-Djebar, traduisent plus un malaise du pouvoir relativement à l’énoncé d’une question linguistique nationale en suspens, que la reconnaissance d’une situation de pluralité linguistique qui a longtemps été conflictuelle, et, sous certains aspects, continue à l’être.
La fragmentation de la présentation de la littérature nationale
La tripartition linguistique d’un prix littéraire national décidée par le gouvernement est un contresens, qui affaiblit l’horizon d’une littérature nationale autonome consolidant son institutionnalisation. Il est souhaitable que les Algériens apprennent à parler d’une seule littérature nationale, au-delà de ce que peuvent être ses véhicules linguistiques. Désigner un récipiendaire pour chaque langue d’usage des écrivains algériens apparaît comme une fatalité : il n’y a pas et il ne devrait pas y avoir en Algérie une littérature de langue arabe face à des littératures en langues amazighe et française. Le Prix littéraire Assia-Djebar, dans sa dimension de consécration nationale, devrait revenir à l’œuvre que son jury unanime considère comme la plus achevée, sans se soumettre à une politique de quotas linguistiques ; et il ne serait ni gênant ni inconvenant dans une vraie compétition littéraire de voir triompher l’œuvre la plus qualitative sans s’arrêter au marqueur linguistique.
Il n’y rien de plus ruineux pour une littérature nationale algérienne que cette tripartition linguistique officielle qui brise son unité. La littérature algérienne a suffisamment souffert, depuis l’indépendance, d’une identité improbable pour apparaître toujours menacée. Perçue dans les études universitaires mondiales, du fait de l’histoire coloniale et de l’usage du français, comme un greffon de la littérature française, elle est aussi rejetée par l’ambition de certains de ses auteurs de langue française d’entreprendre une carrière littéraire française dans une sorte de cul-de-sac néocolonial «la littérature-monde en français» ; elle n’est pas mieux défendue par leurs pairs de langue arabe qui prétendent à une reconnaissance prioritaire dans le monde arabe. Cette fragmentation de la représentation de la littérature algérienne, liée à l’imaginaire des langues d’usage des Algériens, est-elle insurmontable ? Pourquoi le Prix littéraire Assia-Djebar en désignerait-il une pierre de touche ?
Donner une chance à la littérature nationale
Les prix littéraires sont indispensables à la formation d’un champ littéraire algérien structuré, la seule garantie d’une autonomie et d’une viabilité d’une littérature nationale. Rien ne devrait empêcher leur multiplication et il est attendu qu’ils renforcent le potentiel littéraire algérien. La création de prix littéraires nationaux, régionaux ou locaux doit être l’affaire d’académies instituées, d’associations littéraires (comme celle qui promeut, à Tlemcen, le nom et l’œuvre de l’écrivain Mohammed Dib) ou professionnelles (un prix de la littérature de voyage financé par des agences de voyages et de tourisme est envisageable et, dans le même ordre, plusieurs opportunités pour les opérateurs publics et privés sans distinction de domaine), de libraires, d’universitaires, de critiques et de lecteurs, et aussi d’écrivains adoubant de nouveaux impétrants.
Le Prix littéraire national Assia-Djebar parrainé par le ministère de la Culture et géré par des éditeurs publics est-il viable ? Le gouvernement, en tant qu’expression du pouvoir, n’a pas à s’impliquer dans les enjeux que soulignent les âpres compétitions de légitimité de la littérature et de ses acteurs ni à s’imposer comme un prescripteur. La rencontre entre la Littérature et l’Etat, si elle advenait, peut trouver de la dignité dans un Etat affranchi des chapelles, instituant un Prix national des Lettres attribué à titre anthume ou posthume à une personnalité reconnue de la littérature algérienne. Pourquoi son gouvernement ne s’y dévouerait-il pas ? Le combat pour l’autonomie d’une littérature nationale accompagnant un pays indépendant peut, sur ce registre singulier et solennel, lui appartenir.
Abdellali Merdaci
Professeur de l’enseignement supérieur, écrivain et critique
Comment (25)