Colonisation de l’Algérie : comment la France s’est auto-amnistiée de ses crimes
Dans un entretien paru aujourd’hui samedi dans le quotidien Le Monde, Sylvie Thénault, directrice de recherche au CNRS et historienne dont les travaux portent sur la colonisation de l’Algérie et sur la guerre d’indépendance algérienne, revient sur les déclarations d’Emmanuel Macron, qui a qualifié la colonisation de «crime contre l’humanité» et explique pourquoi ce concept ne peut s’appliquer. «Je pense qu’il faut distinguer le crime contre l’humanité au sens juridique et au sens moral. Juridiquement, non ; la voie est bouchée car la définition du crime contre l’humanité est telle qu’elle ne peut s’appliquer à la colonisation, mais il faut avoir conscience que toute définition juridique est le résultat d’une construction par des juristes et d’une évolution par la jurisprudence», explique Sylvie Thénault.
L’historienne française révèle ainsi que «(…) les juristes et magistrats français ont ciselé dans les années 1990 une définition du crime contre l’humanité qui écarte la torture, les exécutions sommaires et les massacres – commis par l’armée française dans les années 1954-1962, pendant la guerre d’indépendance – algérienne». Pour Sylvie Thénault, il n’y a pas de doute : «Il y a eu amnistie pour cette période et, juridiquement, cette amnistie est inattaquable.»
L’auteure de Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale (Odile Jacob, 2012) indique néanmoins que l’approche juridique n’épuise pas la question et qu’il faut se la poser au plan moral. «Se référer au crime contre l’humanité, le plus grave des crimes, a une puissante signification – la meilleure preuve en est l’écho donné aux déclarations d’Emmanuel Macron. C’est, en effet, affirmer avec la plus grande force une condamnation de la colonisation», soutient-elle. En s’auto-amnistiant, a fait cependant qu’aujourd’hui qu’ «il n’y a pas de ‘’vérité’’ à défendre». «Les historiens peuvent évidemment contribuer au débat par leurs savoirs et leurs travaux mais, ensuite, chacun est libre de se prononcer en conscience. C’est une question d’opinion», dit-elle.
A la question de savoir pourquoi Emmanuel Macron a condamné la colonisation lors de son voyage en Algérie, Sylvie Thénault explique que «(…) le contexte – suggère que ses déclarations visent à chercher des voix dans un électorat qui serait sensible à une condamnation de la colonisation – et on peut penser qu’il en existe un». «En dehors même d’éventuelles revendications algériennes, il existe une très forte sensibilité anticolonialiste dans certains courants de la gauche française. On est cependant ici dans des courants situés très – clairement à gauche – qui ne correspondent pas au positionnement politique d’Emmanuel Macron. Au fond, la question posée est de savoir s’il existe un vote ‘’communautaire’’ qui serait algérien, maghrébin, musulman. Rien n’est moins sûr», fait néanmoins remarquer l’historienne française. Donc Emmanuel Macron n’aurait pas condamné le colonialisme uniquement pour avoir des voix.
S’agissant des personnalités politiques françaises qui essayent encore de trouver des «aspects positifs» à la colonisation, Sylvie Thénault se montre persuadée que «la dénonciation de la colonisation n’est pas fonction d’une nationalité, ni d’une éventuelle origine. C’est une question de positionnement – politique».
«(…) On ne peut mettre les deux en balance pour savoir si le ‘’négatif’’ ou le ‘’positif’’ l’emporte. Personnellement, je trouve cela indécent. Historiquement, c’est un raisonnement biaisé : la colonisation forme un tout inséparable. Elle est l’appropriation illégitime, par la force, d’un territoire et de ses habitants. Cette appropriation a signifié à la fois la violence et les souffrances de ceux qui la subissaient (…)», martèle Sylvie Thénault.
A signaler qu’après son retour en France, Emmanuel Macron a maintenu ses propos sur la colonisation «crime contre l’humanité», tout en les précisant. Dans un entretien accordé au quotidien La Provence, il a indiqué : «On n’arrivera pas à réconcilier nos mémoires sur ce sujet sans nommer les choses. Oui, la colonisation a produit en Algérie une guerre indigne de la France pendant laquelle des actes inhumains et barbares, comme la torture, ont été commis. Cela n’empêche pas la colonisation d’avoir fait entrer par effraction la modernité dans un certain nombre de pays, et n’enlève rien au travail qu’ont effectué en Algérie des dizaines de milliers d’agriculteurs, d’instituteurs ou de médecins. Ni repentance, ni déni.»
Khider Cherif
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