Une contribution de l’historien Ali Farid Belkadi – Les 900 oreilles de Benghana
Le bachagha Benghana coupait les oreilles des résistants algériens auxquels il tendait des embuscades avec ses goumiers. Puis il les entassait dans des couffins qu’il remettait ensuite aux officiels français contre espèces sonnantes et trébuchantes. On l’honora de menues broutilles pour services inestimables rendus à la France coloniale.
Benghana envoya au général Négrier le sceau, les oreilles et la barbe du chef de guerre Farhat Bensaïd, qui fut attiré dans un guet-apens chez les Ouled-Djellal. Le fils de Farhat Bensaïd, Ali-Bey, qui avait échappé aux coups des Bou-Azid, alliés à Benghana et aux Français, accablé par l’évènement, se rendit au général Sillègue, à Sétif. Une autre fois, un membre de la famille Benghana, Khaled, qui s’était vaillamment conduit lors d’une sanglante répression contre des insurgés algériens, présenta au général, comme pièces justificatives, deux étendards (le troisième avait été déchiré par ses goumiers) et des sacs contenant 900 oreilles coupées aux cadavres. Le commandant de Constantine qui n’en demandait pas tant de la part des Benghana, ému par autant de zèle, envoya au gouverneur un rapport laudatif sur cette affaire. A l’occasion de la fête du roi (1er mai), le général Galbois se rendit auprès des Benghana et fut reçu au bruit des salves tirées avec les canons récupérés sur le champ de bataille. Les canons lui furent ensuite remis. Sont-ils aux Invalides, à Paris ? On déploya une pompe et une mise en scène grandiose à l’occasion, dont l’organisation fut attribuée à Ismaël Urbain. Benghana reçut à cette occasion la croix d’officier et une gratification de 45 000 francs comme appointements sur quoi furent prélevées les sommes payées de sa poche à ses goumiers.
Un chef de goumiers
Les Benghana et leurs goumiers investirent les Zaâtchas avec les troupes du général Herbillon ; la tête de Bouziane et celle de son lieutenant Si Moussa Al-Darkaoui figurent parmi leurs sordides butins.
Un mot encore sur ces Juda de l’Algérie ancienne, c’est le caïd des Béni-Ayad, guide et interprète des colonnes françaises, parti en éclaireur à la recherche d’un point d’eau, qui découvrit par hasard au détour d’une colline la fameuse smala de l’émir Abdelkader. Une ville nomade prodigieuse de 20 000 ou 30 000 âmes s’étalait à perte de vue dans la vallée, sous les yeux ébahis du caïd des Béni-Ayad qui s’empressa de porter la précieuse nouvelle à son maître, le duc d’Aumale. On sait la suite. Le duc d’Aumale profita de l’effet de surprise pour enlever une menue partie de la smala de l’émir Abdelkader, et non pas toute la smala, comme il est souvent écrit par les historiens coloniaux. C’est lors de cette opération militaire française que l’émir perdra sa précieuse bibliothèque, évaluée à des milliers de livres, dont d’inestimables manuscrits qui sont de nos jours détenus dans des collections privées éparpillés dans le monde. La mère de l’émir et une de ses femmes s’enfuirent sur un mulet, protégées par les cavaliers rouges de l’émir. Des notables, des femmes, des enfants furent faits prisonniers. Les adultes seront envoyés au bagne de l’île Sainte-Marguerite. Les enfants pris seront expédiés en France où ils reçurent une éducation gauloise. Parmi ces enfants, Ahmed Ben Rouila, né à Alger en 1830 ; le fils cadet de Si Kaddour Ben Rouila, le lieutenant de l’émir Abdelkader et son conseiller personnel.
C’est ainsi que, capturé enfant par le duc d’Aumale lors de l’attaque de la smala de l’émir à Taguin en 1843, l’enfant sera conduit en France. Il deviendra élève au collège Saint-Louis de Paris. Des années plus tard, entièrement francisé et n’ayant plus rien à voir avec la lutte de libération menée par son père, Ahmed Ben Rouila, il sera admis en 1850 au concours à l’emploi d’interprète. Deux ans plus tard, on le retrouve engagé volontaire dans l’armée française, il deviendra spahi. En 1864, au moment où éclata la révolte des Ouled Sidi-Cheikh, on le retrouve lieutenant adjoint au bureau arabe de Boghar, un grand bourg situé à l’orée du Sahara algérien.
Puis on perd sa trace, il est définitivement avalé par Charybde et Scylla.
Le Muséum national d’histoire naturelle de Paris détient une oreille non identifiée, un morceau de chair noircie, cataloguée parmi les têtes momifiées et les crânes dans un registre officiel, en France, pays des droits de l’Homme, au XXIe siècle. Il faudrait relire sérieusement cette Déclaration des droits de l’Homme, en filigrane, pour savoir si ces droits concernent pareillement l’homme mort ou seulement ceux qui sont en vie, s’il s’agit de Blancs. Au Maghreb ou en Afrique, aucun musée ne détient des restes mortuaires humains dans ses réserves.
Ali Farid Belkadi
Nota : Les anciens Egyptiens classifiaient-ils de la même manière les oreilles de leurs adversaires ? Eux qui écrivaient partout, sur les murs, sur les papyrus, l’oreille qui se dit aten dans la langue de l’Egypte ancienne est proche de l’arabe ouden.
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