L’expert Ilyes Zouari à Algeriepatriotique : «L’Afrique doit se libérer de la dollarisation très poussée de son économie» (II)
Dans cette seconde et dernière partie de l’interview, Ilyes Zouari exhorte les gouvernements africains à «mieux encadrer les investissements étrangers afin qu’ils contribuent réellement au développement de leurs pays».
Algeriepatriotique : La croissance en question profite-t-elle vraiment aux pays subsahariens, sachant que les mines et les grandes entreprises appartiennent à des multinationales dont le seul souci est de faire du profit et de rapatrier leurs bénéficies ?
Ilyes Zouari : Tout d’abord, la part des richesses naturelles dans le PIB des pays africains baisse d’année en année, ce qui constitue un élément à ne pas perdre de vue si l’on veut analyser leur contribution à la croissance des pays concernés. En ce qui concerne les multinationales, qu’elles soient pétrolières, minières (et d’ailleurs très majoritairement anglo-saxonnes et non françaises) ou spécialisées dans d’autres secteurs, il est tout à fait normal que leur priorité soit de récolter des bénéfices. Il en va exactement de même pour les entreprises nord-africaines qui s’implantent de plus en plus au sud du Sahara. Et en particulier les entreprises marocaines qui y sont déjà assez nombreuses, notamment dans le secteur bancaire, puisque les banques marocaines ont désormais un réseau d’agences bancaires plus de deux fois plus étoffé en Afrique de l’Ouest que celui de l’ensemble des banques françaises présentes. Le Maroc a même été le premier investisseur étranger en Côte d’Ivoire en 2015, devant la France. Ces deux derniers points prouvent, au passage, le désintérêt encore assez important des acteurs économiques et politiques français pour cette région, en dépit des discours des uns et des autres.
La balle est donc plutôt dans le camp des gouvernements africains qui doivent mieux encadrer les investissements étrangers afin qu’ils contribuent réellement au développement de leurs pays. Cela fait d’ailleurs longtemps que je dis que les pays francophones subsahariens devraient s’inspirer de l’exemple des pays du Maghreb. Ces derniers, dès les premières années de leur indépendance et bien qu’étant eux-mêmes d’anciennes colonies françaises, ont toujours été soucieux de préserver leur souveraineté et de garantir le transfert de savoir-faire, notamment en imposant le plus souvent aux investisseurs étrangers un actionnaire local à parts égales ou presque, voire majoritaire (comme le font de nombreux pays d’Asie et du Moyen-Orient). Ce qui, en plus, permet de fixer davantage de bénéfices sur le sol national.
Je ne peux d’ailleurs que me réjouir de voir de plus en plus d’étudiants africains dans les universités et grandes écoles des pays du Maghreb, où ils pourront alors voir qu’il est tout à fait possible – et nécessaire – de rejeter cette mondialisation sauvage que certains souhaitent imposer. Rien n’empêche les pays africains de le faire, contrairement à ce que certains prétendent. Enfin, je salue également la tenue du tout premier forum économique algéro-africain en décembre dernier à Alger. Ceci est une bonne initiative de la part d’un pays qui n’est autre que le plus grand pays du continent et qui est, rappelons-le encore une fois, bien plus grand que ce que l’on peut penser en observant la majorité des cartes géographiques en circulation, le plus souvent basées sur la protection de Mercator. Très déformatrice, celle-ci nous montre une Afrique deux fois plus petite que sa taille réelle, et une Algérie trois ou quatre plus petite que le Groenland, alors qu’elle est 10% plus étendue.
Actuellement, les sociétés civiles de nombreux pays africains francophones militent pour la suppression du franc CFA, arguant que cette monnaie plombe leur développement. Qu’en pensez-vous ?
Tout d’abord, je tiens à rappeler qu’étant moi-même pour la sortie de la France de la zone euro, je ne peux qu’avoir le plus grand respect pour ceux parmi nos frères africains qui souhaitent également sortir de la zone franc afin de retrouver une pleine souveraineté (qui peut par exemple, et comme pour la France, être nécessaire dans le cas où l’euro serait durablement trop fort par rapport au dollar). Que cela soit bien clair.
Le franc CFA est un sujet très vaste qu’il est impossible de traiter en quelques lignes, d’autant plus qu’il y a beaucoup de désinformation sur le sujet. Cela ne fera donc qu’allonger davantage cet entretien… Tout d’abord, il faut savoir que la zone Franc (Comores incluses) ne concerne que 14 des 22 pays francophones d’Afrique subsaharienne. Parmi ces quatorze pays, deux n’ont jamais été des colonies françaises, à savoir la Guinée-Bissau et la Guinée équatoriale qui ont librement choisi d’adhérer à cette monnaie unique bien après leur indépendance. De plus, les pays membres sont parfaitement libres de rester dans cet espace ou d’en sortir, comme l’ont déjà fait certains pays peu après leur indépendance ou encore le Mali qui en était librement sorti en 1962 avant d’y adhérer de nouveau en 1984.
En plus de ces éléments qui ne sont presque jamais cités, d’autres faits partiellement ou totalement inexacts sont souvent mis en avant. Par exemple, on reproche au franc CFA d’être imprimé en France (ce qui est vrai), mais sans dire que le fait d’imprimer sa monnaie à l’étranger concerne 42 des 49 pays d’Afrique subsaharienne, comme la Guinée, ancienne colonie française, qui la fait imprimer en Angleterre, et la Zambie, ancienne colonie britannique, et qui la fait imprimer en France et en Allemagne. On lit souvent aussi que le franc CFA oblige les pays membres à emprunter auprès de marchés financiers à des taux élevés, mais sans dire que c’est la même chose pour les autres pays africains, qui doivent même souvent payer des intérêts encore plus élevés vu qu’ils ne bénéficient pas, entre autres, de la réputation de stabilité que confère le franc CFA. Autre exemple, on présente régulièrement l’arrimage du franc CFA à une monnaie étrangère comme étant une anomalie à notre époque, mais sans dire que c’est également le cas d’environ cinquante-cinq autres pays à travers le monde, dont certains sont développés.
Mais on reproche surtout à cette monnaie unique le fait qu’elle implique que les pays membres doivent déposer 50% de leurs réserves en devises auprès du Trésor français, en prétendant que cela les prive de la moitié de leurs devises et que cela les empêche alors de se développer. S’il est vrai que les pays de la zone franc doivent déposer au moins 50% de leurs réserves en France, en tant que garantie afin que soit assurée la convertibilité illimitée du franc CFA, tout le reste de l’analyse est absolument incorrect. Tout d’abord, il faut savoir que la partie des devises déposée en France a toujours déjà été préalablement réinjectée en équivalent franc CFA auprès des banques qui avaient reçu ces devises de la part des entreprises exportatrices. En plus de cela, il faut également et surtout savoir que tous les pays du monde disposant de leur propre monnaie mettent toujours de côté une partie importante de leurs réserves en devises, d’une part, par sécurité en cas de coup dur, et d’autre part, pour pouvoir agir sur le taux de change de leur monnaie. Ceci est donc valable pour tous les autres pays africains, et même pour les grands pays. A titre d’exemple, plus de 35% des réserves de change de la Chine étaient placés au Etats-Unis fin 2016, soit environ 1 100 milliards de dollars placés sous forme de bons du Trésor américains (auxquels s’ajoutent d’autres milliards ailleurs dans le monde). Autre exemple, dans un registre légèrement différent, l’Allemagne vient d’annoncer que 52,1% de son stock d’or était placé à l’étranger fin 2016, dont les deux tiers auprès de la Banque centrale américaine. Celui qui prétendrait que les Etats-Unis ont donc «pillé» le tiers des réserves en devise ou en or de la Chine et de l’Allemagne pour les empêcher de se développer serait immédiatement traité d’ignorant.
Par conséquent, il est clair que si les pays ayant le franc CFA devaient choisir de le remplacer par leur propre monnaie, ou par une autre monnaie panafricaine, cela ne changerait absolument rien à ce niveau. Par ailleurs, ceux qui considèrent que la France s’enrichit grâce au franc CFA ne disent jamais que le PIB total des pays de la zone Franc (c’est-à-dire l’ensemble des richesses produites en un an, dont une partie seulement est exportée contre des devises) ne représente encore que 5% du PIB de la France. Celle-ci rémunère d’ailleurs, et sous forme d’intérêts, les dépôts effectués auprès d’elle par les pays africains. Le seul point qui peut alors être soulevé est de savoir si cette rémunération est intéressante ou non par rapport à ce que rapporteraient d’autres placements. Mais tout en sachant alors que cela ne porte au final que sur des sommes insignifiantes et qui, en plus, doivent être comparées aux avantages de cette monnaie unique. Parmi ces avantages, on peut notamment citer la plus grande solidité financière qui caractérise les pays concernés, ce qui leur a évité de dévaluer massivement leur monnaie et, à cette date, de recourir à l’aide financière d’organisations internationales. Et ce, à l’inverse de bien d’autres pays du continent dont la monnaie s’est effondrée ces deux dernières années, et qui ont de nouveau eu besoin d’emprunter massivement auprès du FMI ou de la Banque mondiale.
Enfin, et avant d’adopter une position définitive sur le franc CFA, frein ou non au développement des pays concernés, il convient de voir et de comparer les performances économiques. Or ce sont justement les pays de la zone CFA qui réalisent globalement les meilleurs taux de croissance du continent, et même depuis les premières années de leur indépendance (hormis quelques périodes, notamment à la fin de la dernière décennie lorsque l’euro était excessivement fort par rapport au dollar). Ceci a justement permis à ces pays de rattraper le retard initial qui était le leur, car il ne faut pas oublier que le Royaume-Uni avait conquis les territoires les plus riches en ressources naturelles ainsi que les terres les plus fertiles d’Afrique subsaharienne.
Au passage, rappelons que la majorité des pays africains subsahariens n’ayant pas le franc CFA souffrent d’une dollarisation très poussée de leur économie, puisqu’une grande partie des transactions réalisées entre nationaux se font en dollars, par refus de la monnaie nationale. Ce qui rend illusoire leur souveraineté monétaire et surprend bien des voyageurs européens ou maghrébins. Mais si le franc CFA a donc été objectivement une bonne chose sur les dernières décennies, il n’est en revanche pas certain qu’il en soit toujours ainsi au fur et à mesure du développement des pays concernés. Développement qui lui-même sera probablement assez hétérogène et qui pourra alors conduire aux mêmes problèmes que connaissent actuellement de nombreux pays européens avec l’euro.
Pour terminer, c’est aux pays et aux peuples concernés par le franc CFA de décider souverainement de son avenir. Nous n’avons pas à faire de l’ingérence en la matière. Encore faut-il que les partisans et les opposants s’appuient sur des données exactes, ce qui est souvent très loin d’être le cas. De plus, cela devrait se faire dans un climat serein, sans que soient systématiquement accusés les partisans de cette monnaie (plus nombreux qu’on ne le pense) d’être à la solde de la France. Car l’on pourrait également faire la même chose dans l’autre sens, en demandant à l’autre camp les raisons de son hostilité au franc CFA : est-ce par honnêteté intellectuelle et par souci de souveraineté, ou à cause d’éventuels liens directs ou indirects avec d’autres puissances cherchant à affaiblir la France dans la région ? Enfin, il est d’autant plus important de s’appuyer sur des éléments exacts que les données incorrectes circulant régulièrement sont souvent de nature à semer la haine contre la France, et plus globalement contre les pays du Nord, avec des conséquences parfois tragiques. A terme, ce genre de campagne de désinformation pourrait également concerner les pays du Maghreb au fur et à mesure de leur montée en puissance en Afrique subsaharienne.
Une chose demeure en tout cas certaine : avec l’émergence d’une jeune élite africaine au niveau d’instruction très élève, les pays africains de la zone CFA sont plus que jamais capables d’avoir et de gérer habilement leur propre monnaie nationale. A eux de peser le pour et le contre, sans aucune ingérence étrangère d’où qu’elle vienne. Si certains devaient opter pour une monnaie nationale, ils pourront alors certainement s’appuyer, entre autres, sur l’expérience et l’expertise des pays du Maghreb.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et Khider Cherif
(Suite et fin)
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