Cesser de loucher pour réapprendre à nous voir
Par Kadour Naïmi – La Journée internationale des langues maternelles, célébrée dans le monde mardi dernier, m’a porté à des réflexions. Elles fâcheront plus d’un ; néanmoins leur but est de contribuer à une réflexion collective, la plus sereine et objective possible ; elle peut être douloureuse mais salutaire.
Pour une meilleure compréhension de ce texte, il est peut-être utile de préciser que son auteur maîtrise le français et l’arabe moyen-oriental, ainsi que l’arabe algérien.
Ecartons un malentendu. J’apprécie n’importe quel idiome du monde, parce qu’il est humain ; mais je refuse qu’il devienne un instrument aliénant me portant à déprécier ma langue maternelle, et donc ma personnalité dans ce qu’elle a de plus intime, de plus constitutif sur le plan psychique.
En Algérie, suite à une tragique histoire passée, en partie malheureusement présente, le cerveau louche trop. Un lobe est occupé par l’«Occident», en premier lieu la France, l’ex-métropole ; il est considéré comme référence civilisatrice, malgré ses crimes contre l’humanité, lors de l’invasion de l’Algérie.
L’autre lobe est dominé par le Moyen-Orient, auparavant l’Egypte de Nasser, aujourd’hui l’Arabie Saoudite et les émirats pétroliers ; ils sont censés être le berceau de nos ancêtres (tout au moins de ceux qui se reconnaissent dans les conquérants arabo-musulmans), là, aussi, sans tenir compte de leurs crimes contre l’humanité, lors de leur occupation de l’Algérie.
Le lobe orienté par l’«Occident» s’efforce de le copier, pour ne pas dire le singer, en proclamant détenir un «butin de guerre» ; l’autre lobe, dirigé vers le Moyen-Orient, agit de même, en déclarant, lui, vouloir «retourner aux sources».
Chacun des deux lobes avance des justifications pour brandir comme triomphe ce qui, en réalité, est aliénation néocoloniale, plus ou moins consciente. A l’exemple du fameux personnage de la nouvelle du romancier Lou Xun, Histoire de Ah Q, chaque humiliation subite est revendiquée fièrement comme une… victoire !
Sur le plan géographique, cela se traduit par les deux buts principaux de l’exil des Algériens : France ou Moyen-Orient. Dans le domaine linguistique, cela se manifeste par la pratique du français ou de l’arabe moyen-oriental.
La «darija» ? Tamazight ? «C’est du bougnoul pour les bougnouls !», déclarent les occidentalisés. «C’est de la jahilya !» (ignorance), affirment les moyen-orientalisés.
Mais pourquoi donc parler de «darija» ? Le terme provient de la langue arabe moyen-orientale ; elle distingue «al’arabiya al’fusha» de celle «darija», autrement dit l’arabe classique (de l’élite) par rapport à l’arabe populaire (du «vulgum»). Nous sommes en présence de la même ségrégation que celle qui existait en Europe quand la caste dominatrice employait le latin, langue «noble», au mépris des langues du peuple, dites «vulgaires».
Affranchissons-nous de cette vision moyen-orientale qui dégrade l’idiome populaire ; ne parlons plus de «darija», mais d’ARABE ALGERIEN. Alors, la nuance péjorative dégradante est exclue.
L’emploi des mots clairement définis est fondamental. Confucius l’avait déjà souligné.
A force de tourner dans le cercle vicieux entre français «butin de guerre» et arabe moyen-oriental «retour aux sources», le cerveau algérien, celui populaire, s’est détraqué ; il ne louche plus, son mal s’est aggravé. Il en est venu à crier joyeusement, avec orgueil : «One, two, three ! Viva l’Algérie !» Pour faire l’éloge de leur pays, ces compatriotes utilisent trois langues dont aucune n’est algérienne.
Oublié, oh totalement oublié l’émouvant, le palpitant, le libérateur, l’algérien «Tahya Al-Jazaïr !» de notre glorieuse époque de lutte de libération anticoloniale. Alors, le cerveau algérien était d’abord et surtout algérien. Son «butin de guerre» et son «retour aux sources» étaient l’indépendance nationale et la promesse de justice sociale qu’elle supposait.
A la grande masse des moudjahidine, généralement des travailleurs manuels des campagnes et des villes, on ne parlait ni en français ni en arabe moyen-oriental, mais en algérien arabophone ou en kabyle. C’étaient leurs langues maternelles, l’instrument de leur vie, sentiments, réflexions, lutte, émancipation. «Al-khaoua», «khouya», «oukhti» (les frères, mon frère, ma sœur) étaient les mots employés ; ils nous touchaient au plus profond de notre âme.
Notre guerre de libération fut inspirée uniquement de manière ACCESSOIRE par l’«Occident» (liberté, égalité, fraternité) et par le Moyen-Orient (nassérisme). Elle fut principalement le résultat d’abord des résistances nationales précédentes, ensuite de l’exemplaire lutte du peuple vietnamien contre le colonialisme français, le même qui nous exploitait et dominait.
C’est ainsi que, juste au lendemain de l’indépendance, des travailleurs algériens ont su inventer littéralement l’autogestion industrielle et agricole. La production fut bonne, meilleure que celle dirigée par des patrons et contrôlée par ses ingénieurs. Ces novateurs prolétaires n’imitaient ni l’«Occident» ni le Moyen-Orient.
Alors, le cerveau de l’Algérien, en apprenant à se voir et à se concentrer sur soi-même, apprit à se libérer du colonialisme puis sut faire fonctionner les entreprises et les fermes désertées par leurs propriétaires colonialistes.
Puis vinrent ceux qui prétendaient prendre quelque chose d’AILLEURS pour exister comme ALGERIENS.
Les uns crurent le trouver en France : ils proclamèrent la langue française un «butin de guerre» ! Alors, «khouya» et «oukhti» furent remplacés par «Monsieur» et «Madame».
Les autres voyaient notre salut au Moyen-Orient. Ils déclarèrent «retour aux sources» originales et sacrées de la langue arabe ! Alors, j’ai vu les enfants ne plus dire, dans leur famille, «bouya» et «mma» (à Oran), «baba» et «yemma» (à Alger), mais «abî» et «oummî».
Dans les deux cas, l’Algérien en tant que tel, arabophone ou amazigh, fut oublié, ignoré, écarté, méprisé, rabaissé, rejeté. Il avait servi comme «bras» allant mourir pour obtenir l’indépendance nationale. A présent, les «élites» n’en avaient plus besoin ; alors, pourquoi s’intéresser à ses idiomes maternels ?
Comme si cela ne suffisait pas, on ajouta l’imposture de prétendre défendre les intérêts de ce peuple, en voulant s’adresser à lui en français ou en arabe moyen-oriental, des langues qu’il ignorait. En réalité, on écrivait pour ceux qui PAYAIENT ! Et, pour y parvenir, la manière était la brosse à reluire et la caresse dans le sens du poil du payeur.
Alors, le cerveau des «élites», francophone et arabophone, se mit à loucher. Ainsi, il oublia de se voir. De là sont venues les catastrophes. «Hizb frança» et «Hiz accharq al-awsat» ont dominé, non seulement en politique, mais, pire, dans le domaine culturel et linguistique, c’est-à-dire PSYCHIQUE. C’est le plus grave.
Pour s’en affranchir, il faut apprendre de ceux qui nous ont donné l’indépendance nationale : nous voir en tant qu’Algériens, déceler nos défauts et nos qualités, pour aller de l’avant en tant qu’Algériens, mais réellement libres de toute domination-exploitation-aliénation, d’où qu’elle vienne et quelle que soit sa forme. C’est la seule manière d’être universels.
Si l’idiome de nos parents est pauvre, c’est à nous de l’enrichir. Si nous n’y parvenons pas, la faute ne lui est pas redevable, mais à notre incapacité intellectuelle.
Limitons-nous à un seul exemple. Dans le cadre de sa lutte libératrice, l’élite du peuple vietnamien a su s’affranchir tout autant de la langue coloniale française (elle n’eut pas besoin de «butin de guerre») que de celle traditionnellement établie, l’idiome chinois (elle n’eut pas non plus besoin de «retour aux sources»). Elle eut l’intelligence d’élever et d’établir la langue nationale du peuple à la dignité d’instrument linguistique officiel, scientifique et littéraire, en y apportant les adaptations nécessaires ; et elle reconnut les dialectes des minorités ethniques.
Que celui qui l’ignore apprenne comment se sont formées, également, les langues modernes de l’Inde, de l’Ouzbékistan, de l’Europe, de la Russie, l’arabe moyen-oriental moderne, le mandarin moderne (Báihuàwen) de la Chine continentale.
En Algérie, nos compatriotes amazighs montrent le chemin par la revendication légitime, combattante et noble de leur langue maternelle. Quand donc les arabophones revendiqueront de la même manière leur idiome maternel : l’arabe algérien ?
Celles et ceux qui lui reprochent ses lacunes, je les invite à s’informer sur la manière de formation des langues mentionnées auparavant, et d’abord la française elle-même.
C’est le premier pas («un voyage commence toujours par un premier pas», disent les Chinois) pour apprendre à ne plus avoir un cerveau qui louche, mais qui sait se regarder lui-même, comme Algérien, de manière autonome, libre, spécifique et donc créatrice.
Je ne dis pas qu’il faut dès aujourd’hui écrire un article ou un roman en arabe algérien, quoique… Je propose uniquement de s’intéresser à cette langue en vue de sa promotion dans tous les domaines. Et, alors, peut-être commencera à paraître quelque chose d’intéressant.
L’utilisation de l’arabe algérien ne «paie» pas en termes d’argent à capitaliser. Cependant, dans le domaine publicitaire, il semble que oui. J’ai noté l’utilisation de l’arabe algérien dans certaines publicités. Les marchands savent très bien où est leur intérêt et la méthode pour vendre.
Toutefois, j’ai remarqué avec plaisir que des compatriotes commencent à employer quelquefois des termes de l’arabe algérien dans un texte écrit en français, par exemple dans des commentaires d’articles de journaux en ligne. C’est bon signe !
Les «puristes» élitistes taxent ce style de «charabia». Les scribes latinistes ont émis le même dédain au début de la naissance des langues européennes.
Pour ma part, la revendication de l’indépendance culturelle et linguistique ne représente pas un nationalisme étroit, archaïque et obscurantiste. Elle est le vrai chemin de l’affirmation locale dans la communauté humaine universelle. Celle-ci est constituée de richesses multiples et originales, pas de conformité servile à une culture et à une langue dominantes ou à prétention dominatrice.
Ronsard, Shakespeare, Cervantès, Molière, Dante, Goethe et tant d’autres n’auraient jamais existé si les intellectuels de leurs peuples n’avaient pas rejeté le latin pour adopter leurs langues maternelles. De même, Taha Hussein, Ahmed Chawky et Naghib Mahfouz (Prix Nobel de littérature) n’auraient pas produit leurs œuvres s’ils s’étaient laissés emprisonnés dans l’arabe coranique.
La culture et la langue du peuple sont la manifestation de sa civilisation spécifique et de son équilibre psychique. Là sont les mamelles de son progrès réel, dans tous les domaines, spirituel et matériel.
Personnellement, plus je me familiarisais au lycée (1958-1965), avec le latin, le français et l’arabe moyen-oriental, plus je découvrais les richesses de l’arabe algérien ; je l’ai toujours pratiqué dans mes œuvres théâtrales, depuis la première, en 1965. Plus tard, à ma honte !, j’ai fini par comprendre la revendication de tamazight par mes compatriotes amazighs. Ce sont leurs luttes qui m’ont convaincu de l’importance de cette langue.
En 2012, j’ai passé quelques mois à Béjaïa ; j’en ai profité pour m’intéresser à tamazight, grâce à l’aide d’amis. Ainsi, j’ai découvert qu’Ouahran, Tlemcen, Relizane et tant d’autres termes, que je croyais arabes, étaient des mots amazighs.
Aujourd’hui, si je vivais en Algérie – ce qui n’est pas le cas –, je considérerais de mon devoir d’apprendre tamazight. Pourquoi pas, puisque j’ai considéré une richesse de m’être familiarisé avec le latin, l’anglais, l’italien et même le chinois ? La langue de mes compatriotes amazighs ne mérite-t-elle pas la priorité ? Ah, oui ! Elle ne «paie» pas ! Eh bien, pour ma part, elle me paie de la plus belle des manières, en m’offrant sa richesse !
L’ouverture à des horizons linguistiques et culturels autres que ceux qui ont eu le tort de vouloir me coloniser et néo-coloniser (français et arabe moyen-oriental) m’a fourni des ressources inédites, tout en m’aidant à être davantage algérien.
Mon idiome maternel, l’arabe algérien, et tamazight, la langue de mes compatriotes amazighs, devraient être les premiers à être appréciés, aimés, pratiqués et développés. Ainsi, non seulement je serai pleinement algérien, mais je contribuerai à enrichir moi-même et l’humanité avec ces deux langues. Et c’est à nous, Algériens, d’être capables de les rendre des langues de culture et de civilisation. D’autres y sont parvenus, je les ai auparavant mentionnés. Pourquoi pas nous ? Les plus d’un million de martyrs, que nous évoquons avec raison, ne nous disent-ils pas de nous y efforcer ?
L’indépendance linguistique des Algériens, arabophones et amazighs ensemble, reste une lutte à réussir. Elle ne devrait avoir besoin ni d’arme, ni de sang, ni de martyr – tout au moins, je le souhaite –, mais de dignité, de courage et d’intelligence. Ces qualités permirent à d’autres de rendre leurs langues des instruments de connaissance scientifique et culturelle ; les mêmes qualités portèrent nos parents à nous offrir l’indépendance nationale. A nous de conquérir celle linguistique, afin que notre cerveau fonctionne convenablement.
Oui ! Je le sais ! Le peuple algérien a été de tout temps et par tous les envahisseurs, sans aucune exception, maltraité, méprisé, violé dans les corps et dans les âmes, interdit de culture et de langues maternelles. D’autres peuples le furent également. Ce n’est pas là des motifs pour se résigner au «butin de guerre» et au «retour aux sources», mais pour lutter vaillamment et retrouver la dignité bafouée. Elle passe par la conquête du droit à l’usage de la langue maternelle, dans tous les domaines.
Ce ne sera pas facile, les obstacles et les adversaires sont nombreux, obstinés, retors, méchants et même violents. Leur méthode est classique, diviser pour régner : arabophones contre amazighs et vice-versa. Ces diviseurs savent que leur intérêt est d’employer uniquement des idiomes qui ne sont pas ceux du peuple, pour le dominer et l’exploiter. Ils agissent simplement comme partout et toujours se sont comportées les castes dominatrices-exploiteuses.
Leurs arguments sont essentiellement identiques : la langue «civilisatrice» de la caste (hier le latin pour les Européens, aujourd’hui le français pour les Algériens) ou «sacrée» (hier, aussi, le latin d’Eglise pour les Européens, aujourd’hui la langue coranique pour les Algériens). Comme s’il était impossible d’être musulman tout en ignorant la langue arabe, ce qui est le cas de la grande majorité des musulmans dans le monde.
L’émancipation humaine, y compris celle linguistique, partout, fut toujours contrainte d’affronter ennemis et obstacles, et de les vaincre, pour vivre plus harmonieusement. L’histoire des langues dans le monde le prouve. Elle nous montre le chemin à suivre, en nous affranchissant des questions fallacieuses, des faux problèmes et des solutions illusoires.
Si tamazight a déjà dépassé son 1er Novembre 1954 et lutte pour obtenir son 5 Juillet 1962, l’arabe algérien attend encore son déclenchement.
Que les Algériens arabophones aident leurs compatriotes amazighs à poursuivre leur lutte pour l’indépendance réelle de leur langue, et se mettent à préparer le 1er Novembre 1954 de leur propre idiome maternel. De manière pacifique et démocratique, bien entendu !
K. N.
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