Interview – Henri Pouillot : «Il ne devrait pas y avoir de visas pour les Algériens»
Henri Pouillot a été appelé sous les drapeaux durant la guerre d’Algérie. Il a lancé, en 2014, un appel pour exiger la vérité sur «le crime d’Etat que fut la mort de Maurice Audin» et sur les «violations massives des droits de l’Homme par l’armée française». Le président de l’association Sortir du colonialisme est catégorique : «La France a une terrible responsabilité qu’elle n’a toujours pas reconnue, ni donc condamnée». Interview.
Algeriepatriotique : Vous avez écrit un livre sur les tortures et les crimes commis contre les Algériens dans la tristement célèbre villa Susini à laquelle vous avez été affecté vers la fin de votre service militaire. Qu’avez-vous vu là-bas ?
Henri Pouillot : Affecté de fin juin 1961 au 13 mars 1962 à la villa Susini principalement aux questions d’intendance (secrétariat, liaisons avec les autres unités militaires dans Alger, chauffeur de l’officier…), j’ai quand même assisté à de nombreuses séances de tortures mais aussi – et cela était aussi une sorte de torture – à de nombreux abus sexuels envers des femmes et d’hommes également. J’ai essayé d’en rendre compte dans mon livre La Villa Susini, ouvrage réalisé à partir de ma mémoire.
En visite à Alger, le candidat d’En Marche ! Emmanuel Macron a avoué les crimes commis par la France coloniale en Algérie alors qu’aucun autre homme politique n’a osé le faire jusqu’au jour d’aujourd’hui. Comment expliquez-vous ce fait ?
Emmanuel Macron reste incohérent, tout particulièrement sur ces aspects. En novembre dernier, faisant concurrence à François Fillon, il déclarait : «En Algérie, il y a eu la torture mais aussi l’émergence d’un Etat, de richesses, de classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie.» Et puis, lors de son voyage en Algérie, il a effectivement qualifié la colonisation de «crime contre l’humanité» mais tempère également ce propos en déclarant dans cette même interview : «En même temps, il ne faut pas balayer tout ce passé», «il y a eu des crimes terribles mais je ne veux pas qu’on tombe tout en reconnaissant ce crime sur la culture de la culpabilisation sur laquelle on ne construit rien», «il y a des femmes et des hommes qui ont voulu faire une autre histoire. Ils ont échoué mais il y en a eu.»
Donc, en même temps qu’il déclare considérer la colonisation comme un crime contre l’humanité, il maintient ce qui semble son analyse fondamentale, selon laquelle la colonisation a été positive, civilisatrice, avec «simplement» quelques phases de barbarie.
Mais, même s’il peut y avoir un débat sur l’aspect juridique de «crime contre l’humanité» concernant la colonisation, de nombreux crimes contre l’humanité y ont été commis. En effet, la France a une terrible responsabilité qu’elle n’a toujours pas reconnue, ni donc condamnée. Ce sont des crimes d’Etat : du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma, Kherrata, les massacres qui ont fait plus de 40 000 victimes, du 17 octobre 1961 au pont Saint-Michel, à Paris, où plusieurs centaines d’Algériens ont été massacrés, noyés dans la Seine, assassinés par la police, du 8 février 1962 au métro Charonne, à Paris, où 9 militants pacifiques ont été assassinés par la police. Ce sont des crimes de guerre avec l’utilisation des gaz VX et sarin, avec l’utilisation du napalm (600 à 800 villages ont été rasés : des Oradour-sur-Glane algériens !). Ce sont des crimes contre l’humanité : le colonialisme, l’institutionnalisation de la torture, les viols, les exécutions sommaires (corvées de bois, «crevettes Bigeard»), les essais nucléaires du Sahara, les camps d’internement, pudiquement appelés camps de regroupement qui ont fait des centaines de milliers de morts…
Bien que les déclarations de Macron s’inscrivent dans une logique purement électoraliste, il n’en demeure pas moins que cet «aveu» brise un tabou longtemps entretenu par les politiques français…
Cet «aveu» est simplement politicard. En prenant cette position mais en déclarant en même temps son contraire, il avait trois préoccupations : tenter de rallier à sa cause un électorat de gauche, anticolonialiste ; tout particulièrement tenter de «séduire» ces Français «issus de l’immigration» : ceux que l’on considère toujours comme des sous-citoyens français (parce que leur nom, leur prénom, la couleur de leur peau «trahissent» une origine indigène), victimes de discriminations, de racisme, alors que Manuel Valls ou Nicolas Sarkozy, eux, sont considérés comme des Français à part entière, malgré leurs origines d’immigrés ; et, en soutenant quand même que la colonisation avait eu des aspects positifs, il espérait en même temps obtenir un soutien des nostalgiques de «l’Algérie française». Mais en reprenant la phrase «je vous ai compris», invoquant donc De Gaulle, il a raté totalement cet objectif.
Certes, la droite extrême, même la droite et la social-démocratie ne se sont jamais prononcées pour une reconnaissance, et encore moins une condamnation du colonialisme et de ses crimes induits. Seuls les courants du PCF, du NPA, de Lutte ouvrière… se sont prononcés, et ont agi dans ce sens. Depuis douze ans qu’est menée une «Semaine anticoloniale, antiraciste» (dans la période anniversaire de la loi du 23 février 2005, semaine qui, cette année, durera un mois), le seul parti politique moteur dans ce sens est le PCF.
La façon dont Emmanuel Macron est intervenu sur un tel sujet démontre à elle seule sa suffisance sur les questions de mémoire(s), qu’il cherche ainsi à instrumentaliser.
D’autres voix ont donné raison à Emmanuel Macron, à l’image de Bernard Kouchner et Benoît Hamon, qui le rejoignent sur la dénonciation des crimes de la France coloniale. Selon vous, est-ce là le prélude à un changement dans la perception du passé colonial par les nouvelles générations qui cherchent à s’en affranchir ?
Certes, Bernard Kouchner qui soutient Emmanuel Macron a adhéré à cette position mais, à ma connaissance, à ce jour, Benoît Hamon s’est clairement opposé à l’emploi de l’expression «crime contre l’humanité», il dit refuser toute «concurrence mémorielle». Jean-Luc Mélenchon semble rester fidèle à ses positions annoncées en 2013 et semble loin d’aller vers une telle reconnaissance.
Mais l’opinion publique me semble beaucoup plus favorable, dans son ensemble, à une telle condamnation, et le débat ainsi provoqué risque de ne pas s’éteindre totalement. Le nombre d’associations, d’organisations qui s’expriment dans cette période de cette semaine anticoloniale le démontre : près d’une centaine d’initiatives, rien qu’en région parisienne, sont déjà programmées.
La scène politique française est éclaboussée par des scandales liés à l’argent et qui concernent des candidats à l’Elysée. Les Français ne risquent-ils pas de boycotter les urnes à cause de ce climat délétère ?
Le système politique français actuel, éloignant les responsables politiques des préoccupations quotidiennes de nos compatriotes, est propice à de telles dérives. Le système présidentiel, privilégiant «l’image» de l’homme-miracle au débat d’idées, de recherche de solutions pour la majorité de la population, «autorise» certains de ces politicards à profiter honteusement de leurs privilèges pour satisfaire leur situation personnelle, sans aucun scrupule. Cette déviance est l’une des causes de l’abstention aux élections des couches les plus populaires, voire les rejeter dans une contestation extrémiste exprimée par le FN : «Tous pourris.»
Les sondages donnent Marine Le Pen en tête pour le premier tour de la présidentielle française, devançant François Fillon et Emmanuel Macron. Le Front national a-t-il vraiment des chances d’occuper l’Elysée ?
Les sondages ne veulent pas dire élections, on a pu constater que le résultat des urnes ne coïncidait pas toujours avec les prévisions annoncées (Etats-Unis, primaires en France…). Espérons que, comme lors des élections régionales qui eurent lieu, la place favorable au premier tour de ces scrutins ne lui a pas permis de «gagner» la direction d’une région.
Après plus d’un demi-siècle d’indépendance, comment analysez-vous les relations algéro-françaises ?
Pour le Français anticolonialiste que je suis, il est difficile de porter un jugement, c’est au peuple algérien, et à lui seul, de décider de son avenir. A la suite de la conquête de l’indépendance, le système présidentiel algérien, fort inspiré du système français, la quasi-confiscation du pouvoir par le seul FLN, le parti unique, etc., ont pesé lourd dans la situation actuelle. La France, qui a refusé de reconnaître sa responsabilité dans toute cette période coloniale, et tout particulièrement pendant la guerre de Libération de l’Algérie, ne peut de ce fait favoriser des relations sereines, basées sur une égalité de droits. Un traité d’amitié, pourtant indispensable compte tenu de notre histoire commune, ne peut se conclure que sur des bases d’un respect mutuel des deux pays, donc d’une condamnation des crimes commis, pas d’une repentance.
En particulier, il ne devrait pas y avoir besoin de visas pour les Algériens qui veulent venir en France, pas plus pour les Français désirant se rendre en Algérie, tant il y a des liens entre familles, communautés de nos deux pays.
La conception des relations économiques prônée par Jean-Pierre Chevènement (quand il avait organisé un colloque à ce sujet en décembre 2011), consistant à dire qu’en Algérie il y a beaucoup de jeunes au chômage, bien formés, et qu’ainsi des délocalisations d’entreprises françaises dans ce pays seraient plus rentables, à court, moyen et long terme que celles réalisées en Extrême-Orient, était scandaleuse.
Il est indispensable, le plus rapidement possible, que la France prenne en compte les conséquences encore catastrophiques des essais nucléaires réalisés au Sahara : décontamination de la radioactivité des sols de tout ce secteur ; aide concrète, comme par exemple la construction, le financement d’un hôpital spécialisé, la coopération sanitaire pour les populations exposées, victimes encore aujourd’hui et certainement pour de nombreuses années encore.
Il est possible, et même souhaitable, d’améliorer les relations entre nos deux pays, c’est à titre personnel un de mes objectifs essentiels, actuel et à venir.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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