Le vote symbolique
Par Youcef Benzatat – Au tout début, c’était le redressement révolutionnaire. A ce moment, il fallait fermer les yeux, les oreilles, la bouche et même le nez. Marcher au pas, et gaffe à celui qui fait un écart. Applaudir et voter oui. Lever la main et hurler tehya l’présidène. On ne devait ni se poser de questions, ni douter de la destination vers laquelle on était embarqués. Douter était une dissidence passible de la peine capitale. C’était grave. Il s’agissait d’un redressement révolutionnaire, et seule la famille du même nom avait autorité d’utiliser ses sens pour édifier notre grande maison. Notre seul devoir était d’obéir pour notre avenir. C’était écrit sur tous les frontons : par le peuple et pour le peuple. Alors, on y a cru. On était immatures. L’étranger nous avait dépouillé de tout, jusqu’à notre bon sens. Tout ce qu’il ne pouvait pas nous prendre c’était notre patience. Cent trente-deux ans de captivité nous ont aguerris contre la lassitude et toute autre forme de souffrance. On a mis alors en pratique notre acquis et on a redoublé de patience. On n’avait pour nourriture que du football et des souvenirs, accompagnés de chants patriotiques à la gloire de ceux qui pensaient à notre avenir.
Lorsque le temps passa et que l’on n’a rien vu venir, la fatigue a commencé à nous assaillir. C’était à ce moment critique que le patriarche a choisi de partir. Nous l’avons accompagné à sa solitude et même pleuré tout le long du trajet. Nous étions très fragiles et encore plus immatures et crédules. Le vide laissé par son absence avait permis à nos sens de nous revenir pour nous dévoiler les moustaches de nos tuteurs qui n’en finissaient plus de s’allonger et de grandir. Les joues grasses, les mains agiles et le corps à l’étroit dans l’uniforme des martyrs. Depuis, la famille n’a jamais pu se doter d’un nouveau patriarche. Ils se sont emparés chacun d’un territoire, ont constitué leurs clans et se sont abandonnés à la luxuriance. Quant à nous, on avait droit à des bananes et quelques devises. Nous étions heureux comme des limaces dans une mare crasseuse. Nous avions acquis un nouveau réflexe : ne rien penser, ne rien entreprendre. On se bousculait en faisant la queue pour un logement, pour la semoule, pour les bananes et même pour un ticket de stade. Nous n’avions plus le devoir de voter d’ailleurs, ils le faisaient à notre place. C’était écrit partout : l’homme qu’il faut à la place qu’il faut.
Le temps passa et les bananes et la semoule commencèrent à manquer cruellement. A ce moment alors, par un sursaut d’orgueil, nous décidâmes de choisir nous-mêmes l’homme qu’il faut à la place qu’il faut. Mais c’était trop tard. Les enfants commencèrent à s’exiler sous des barbes protubérantes et le vin passa à la clandestinité. Les barbus aussi, jusqu’à leur disparition et notre anéantissement. On nous somma alors de voter pour reconstruire le pays, et nous y avons cru. Toujours naïfs, même asservis. Plusieurs votes ont suivi, et c’est toujours la famille qui sortait vainqueur et nous les vaincus. Nous nous sommes alors concertés et on a décidé de ne plus voter. C’est alors qu’ils prirent peur de l’étranger et nous accablèrent de culpabilité. C’était écrit partout : votez pour barrer la route à la main de l’étranger, pour préserver notre patrimoine et sauvegarder notre souveraineté. Malgré que nous nous sentions plus associés, nous avions accepté, par pudeur et par loyauté. Mais plus qu’on votait, plus qu’ils trichaient et sortaient vainqueurs, et nous toujours les vaincus. Plus rien n’a pu nous dissuader de l’utilité du vote et nous ne votions plus depuis. C’est alors que la menace de l’étranger s’est mise à se faire entendre de plus en plus près et leur peur s’exacerber. Désemparés, ils ne savaient plus comment nous attirer vers les urnes du mensonge et de la cupidité et nous suppliaient d’aller voter pour éloigner les charognards qui nous guettaient. C’est écrit partout : on ne vous demande pas d’aller voter, c’est juste pour vous faire voir. Votez symboliquement, pour nous préserver. Votez ce que vous voulez, mais ne vous attendez pas à ce que vous soyez les vainqueurs et nous les vaincus ; sinon, à quoi ça sert d’aller voter ? Autant laisser l’étranger tout emporter, on n’aura au moins aucun compte à lui rendre, et ce sera vous qui allez en baver.
Y. B.
Comment (14)