A la mémoire des combattants pour l’autogestion sociale
Par Kadour Naïmi – En ce mois de mars, comme souvent, ma pensée va à un certain passé en Algérie. Qui se souvient du surgissement des comités d’autogestion agricoles et industriels ? Juste à l’indépendance nationale, après la fuite et l’abandon des fermes et entreprises par les patrons et ingénieurs colonialistes, que faire ?
Spontanément, oui ! Spontanément, des travailleurs d’entreprises et de la terre ont décidé et réussi à continuer la production. Aux yeux des analystes honnêtes, elle fut non seulement assurée comme auparavant, mais ses résultats furent meilleurs. Sans patron, ni ingénieur, ni contremaître ! Uniquement les travailleurs !
Au point que notre poète Jean Sénac, autrement dit Yahia Al-Wahrani (comme il avait aimé se nommer), écrivit cette expression inoubliable (je cite de mémoire) : «Tu es belle comme un comité d’autogestion !»
J’eus le bonheur, adolescent, de vivre directement cette autogestion dans l’entreprise de chaussures où travaillait mon père, à Oran, au quartier Saint-Eugène. Alors, moi, enfant de pauvre, de «froufrou» (déformation algérienne de «ouvrier»), comme on disait avec mépris, j’ai vu des ouvriers, dont certains analphabètes, savoir continuer la production de chaussures, réparer les machines, organiser la distribution pour la vente. Et tout cela dans une atmosphère de coopération égalitaire et solidaire. Le paradis sur terre !… Les travailleurs manuels montraient leur capacité intellectuelle de gestion de leur entreprise. Ils démontraient dans la pratique et avec succès la non-nécessité de personnes commandant autoritairement (contremaîtres) et de propriétaires, s’enrichissant de la plus-value produite par le travail de salariés.
Hélas ! Le paradis sur terre ne fut pas de l’agrément de tous, plus précisément de ceux qui étaient habités, plus exactement obsédés et torturés par la peste de l’exploitation des autres, renforcée par le choléra de la domination sur eux.
Environ une année après la création autonome et libre des comités d’autogestion, vinrent les fameux étatiques «décrets de mars» 1963. L’Etat «socialiste» algérien décidait l’«organisation» de ces comités. Pour justifier cet accaparement arbitraire, les tenants du régime accusèrent l’autogestion d’«anarchie», d’«inefficacité» et de toutes les calomnies imaginables.
A la tête de l’entreprise autogérée, en ville comme à la campagne, l’Etat installa un «directeur». Il représentait l’Etat, lequel incarnait le «peuple» et les «travailleurs». Donc, ce fonctionnaire aurait été le défenseur des travailleurs des comités d’autogestion. Dans la réalité, ce «directeur» commandait, donnait des ordres. En plus, son salaire bien élevé, ses conditions de travail très confortables et les privilèges qui lui étaient accordés par l’Etat étaient une injustice scandaleuse par rapport au salaire et aux conditions de travail des gens sous ses ordres.
Les travailleurs comprirent progressivement que les décisions de ce commis de l’Etat contredisaient les intérêts réels des travailleurs. Ils se sont trouvés devant une forme inédite de patron : il n’était plus un individu privé, mais l’incarnation en chair et en os de l’Etat. Et celui-ci se comportait exactement en patron. Seule différence : le système n’était plus capitaliste colonial, mais capitaliste étatique indigène.
Surgit alors la fameuse phrase : «Lichtirâkiyâ ? L’auto lîk wal hmâr liyâ.» (Le socialisme ? l’automobile pour toi et l’âne pour moi).
Plus grave. Si, au temps du capitalisme colonial, le syndicat était permis, comme instrument de défense des travailleurs, du temps de l’Etat «socialiste», il était devenu une simple courroie de transmission des impératifs des détenteurs de l’Etat.
Toute résistance des travailleurs ou de leurs authentiques représentants pour défendre et maintenir les acquis de l’autogestion réelle furent réprimés, en fonction des exigences nécessaires : licenciement, arrestation, torture, assassinat. Bien entendu, au nom du «socialisme» et du «peuple».
Après le «réajustement révolutionnaire» de l’auteur du coup d’Etat du 19 juin 1965, quelques années après, vinrent les «réformes», dites aussi «révolutions» : celle agraire et celle de la «gestion socialiste des entreprises».
Le très peu qui restait de l’autogestion dans les entreprises comme dans les fermes (exemple celle de Bouchaoui, près d’Alger) fut définitivement supprimé. La justification est connue : l’Etat étant celui du «peuple», donc des «travailleurs», ne peut pas admettre l’existence d’un instrument spécifique uniquement aux travailleurs : un syndicat autonome. Ce serait «contrerévolutionnaire», «contre le peuple», «contre les travailleurs».
Bien entendu, il est illusoire d’attendre de personnes autoritaires et dominatrices la reconnaissance des faits concrets, ainsi que l’usage sensé de la raison et de la logique.
Ainsi, le capitalisme étatique s’est consolidé, permettant la formation d’une bourgeoisie étatique. Le peuple laborieux, les travailleurs se sont trouvés devant le pire des patrons (l’Etat) et le pire asservissement : un syndicat non plus de défense de leurs intérêts, mais une simple courroie de transmission des décisions de l’Etat-patron, et de contrôle de la servitude des travailleurs. L’Union générale des travailleurs algériens était, en réalité, Union générale (des détenteurs de l’Etat) contre les travailleurs algériens.
J’en ai connu personnellement les méfaits, ayant été secrétaire d’une section syndicale de travailleurs. Je le fus juste le temps pour la hiérarchie syndicale de comprendre que je ne me prêtais pas au rôle de larbin, mais défendait réellement l’intérêt des travailleurs. Par cette hiérarchie, je fus alors arbitrairement suspendu, accusé d’«agitation subversive».
Ainsi, le lecteur peut comprendre que, après la fin de la dictature, l’apparition de syndicats autonomes en Algérie fut pour moi une heureuse nouvelle.
Oh ! Leur existence et leurs activités ne sont pas semées de roses. Partout et toujours, dans le monde, les partisans d’une société réellement égalitaire et solidaire doivent vaincre la résistance des exploiteurs-dominateurs pour conquérir leurs droits.
L’autre bonne nouvelle que j’ai lue dernièrement concerne certains villages en Kabylie ; ils pratiqueraient l’autogestion. Je souhaite vivement qu’un contributeur à ce journal puisse fournir davantage d’informations à ce sujet. En particulier, il est utile de savoir de quel genre d’autogestion il s’agit : est-elle l’initiative libre et autonome de tous les habitants du village, avec leurs représentants élus de manière impérative, ou, au contraire, a-t-on affaire à un groupe de notables ayant instauré une forme de gestion, autoritaire et paternaliste, abusivement dire autogestion ?
En effet, l’autogestion sociale est un idéal réalisable, ou, si l’on veut, une utopie qui s’est concrétisée.
Le syndicat libre et autonome en est l’une des manifestations, s’il est une organisation produite par les travailleurs pour réaliser leurs intérêts, sans nuire à ceux de leurs compatriotes.
Sans évoquer les expériences antiques ou médiévales qui ressemblent de près ou de loin à l’autogestion, citons les plus récentes et les plus significatives : les soviets russes de 1905 et surtout 1917, notamment à Kronstadt, et l’autogestion paysanne en Ukraine de 1917 à 1921 (voir Voline, La révolution inconnue). Et, surtout, l’autogestion réalisée en Espagne de 1936 à 1939 (voir Gaston Leval, Espagne libertaire 1936-1939). Les deux livres sont gratuitement disponibles sur internet.
Concernant ces expériences, aussi, le même phénomène s’est produit : accaparement par l’Etat supposé être celui des travailleurs (Russie) ou répression militaire directe (Espagne).
Ce que l’expérience historique enseigne est ceci.
Le capitalisme «libéral», cet autoritaire paternaliste, démontre son incapacité à instaurer une société humaine égalitaire et solidaire. Les Etats dits «socialistes», «communistes» ou de «démocratie populaire», ces autoritaires dictatoriaux, ont montré la même carence.
Il reste, alors, à l’organisation sociale autogérée à être de nouveau expérimentée : sans nulle autorité autre que celle émanant directement des citoyens pour réaliser leurs buts.
A ceux qui ont prétendu que c’était là du «désordre», la réplique fut donnée : au contraire, c’est l’unique forme d’ordre, parce qu’elle exclut toute forme d’exploitation et de domination d’un être humain sur ses semblables.
On a également affirmé : la «nature» humaine est, en tant que telle, dominatrice et exploitatrice ; impossible de la changer. Ainsi, furent justifiés esclavagisme, féodalisme et capitalisme. L’histoire a démontré que la «nature» humaine est un produit social, résultat de rapport de force entre groupes.
C’est dire que les ennemis de la conception autogestionnaire sont tellement nombreux, et l’aliénation des peuples est si grave, que ce projet semble à première vue une utopie totalement irréalisable.
Cependant, il y a des utopies qui ne le sont que parce qu’elles n’ont pas trouvé encore les moyens de se concrétiser ou de durer.
Combien de temps a-t-il fallu pour détruire le système esclavagiste et le voir remplacé par le système féodal ? Et combien de temps fut nécessaire pour anéantir ce dernier au bénéfice du système capitaliste, privé puis étatique ? Eh bien, il faudra du temps pour l’instauration de l’autogestion. L’essentiel est d’y contribuer, chacun selon ses possibilités.
Que cette action ne nous garantisse pas de vivre en société autogérée n’est pas un problème pour nous décourager. Déjà, considérer l’autogestion comme expérience à mener, contribuer à sa concrétisation, par les mots et les actes, même les plus apparemment insignifiants, faire connaître les expériences auparavant menées, les motifs de leurs succès et de leurs échecs, instaurer le débat sur ce thème «Pourquoi pas l’autogestion ?», c’est semer des graines pour permettre à la belle et généreuse plante de germer.
«Et à l’aurore, où est l’espoir ?», se demandait le poète Nazim Hikmet, alors qu’il était enfermé dans une prison pendant de longues années. Je réponds : vérifions s’il n’est pas dans l’autogestion sociale généralisée. Alors, soyons réalistes, demandons l’impossible !
Et prenons le plaisir de chanter : ô société humaine ! Quand, librement et solidairement, tu ressembleras à un comité d’autogestion, tu seras belle !
Soyons concrets.
Parmi la multiplicité des partis, organisations et associations algériens, pourquoi n’existe-t-il pas, du moins à ma connaissance, de mouvement pour l’autogestion sociale ? Je parle de mouvement et non de parti. Ce dernier se caractérise, malgré sa «démocratie interne», par l’existence d’un système autoritaire vertical, ayant des chefs (disposant de privilèges, notamment l’inamovibilité) commandant à des exécutants, et le droit à l’exclusion des adversaires. Un éclairant essai en fournit les preuves : Robert Michels, Les partis politiques ; essai sur les tendances oligarchiques des démocraties (librement téléchargeable sur internet).
Au contraire, un mouvement authentique comprend uniquement des membres aux droits et devoirs parfaitement égaux. L’unique autorité est celle émanant de toutes et tous. Elle se manifeste par une réelle démocratie directe, concrétisée par des représentants élus sur la base de mandat impératif.
Pour concevoir ce genre d’organisation, il est indispensable de se libérer d’une traditionnelle mentalité, largement diffuse en Algérie : «Ilâ anta mîr wanâ mîr, achkoun issoug alhmîr ?» (Si tu es maire et je suis maire, qui conduira les ânes ?)
Il faut être atteint d’une mentalité autoritaire, laquelle est par essence méprisante, pour parler ainsi.
D’abord, les citoyens ne sont pas des ânes. Ensuite, s’ils se révèlent tels, c’est parce que quelqu’un les a réduits à cette tare, pour en tirer des avantages.
Il faut donc œuvrer pour une société sans ânes ; alors, tous pourraient être des maires, à tour de rôle. Non pour conduire des ânes, mais pour réaliser le mandat pour lequel ils sont élus : satisfaire les intérêts de toute la communauté.
Une considération linguistique est à ajouter.
En français, il est concevable et souhaitable de parler de «mouvement» ; il correspond à la définition présentée auparavant. Mais, en arabe algérien, le mot équivalent est par trop fâcheux : «haraka». Ce terme fait trop penser à «harka», «harki».
Alors, peut-être, conviendrait le mot «nidhâm» (ordre, organisation). Ce terme a l’avantage d’affirmer l’autogestion sociale comme ordre ou organisation, dans le sens noble du terme. Ainsi, il contrecarre la propagande adverse qui le ferait passer pour de l’«anarchie», du «désordre».
Je ne pratique malheureusement pas le tamazight. Aux compatriotes de cette langue de penser comment traduire «mouvement».
Ah ! J’oubliais. Ce genre d’organisation est le plus démocratique et pacifique qui puisse exister.
Alors, quand verrons-nous la naissance d’un «nidhâm attassyîr adhâtî alijtimâ’î» (mouvement pour l’autogestion sociale) ?
K. N.
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