Que faire ? (I)
Par Kadour Naïmi – Ce fut la question que posa un lecteur en commentant un texte que j’avais publié sur l’autogestion en Algérie.
La première fois que j’ai lu cette question, j’avais une vingtaine d’années. La demande était le titre d’un roman d’un homme de lettres, journaliste et philosophe russe : Nikolaï Tchernychevski.
Son livre fut publié alors qu’il était en prison pour ses idées émancipatrices, dans la sinistre forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg.
Ce roman m’avait bouleversé. Par la suite, j’appris qu’il exerça une influence profonde sur la jeunesse russe éprise de liberté et de justice. Lénine aurait déclaré en 1904, à propos de cette œuvre : «Il m’a labouré de fond en comble.»
Il utilisa ce même titre dans un essai fameux que j’ai lu ensuite avec un grand intérêt. Le dirigeant bolchevik fournissait alors une méthode pour changer la société. Cette conception eut du succès au point que Lénine se trouva chef d’un nouvel Etat.
Hélas ! Et tant de fois hélas ! La méthode était viciée à la base. Elle manifesta un autoritarisme tel que ce qui commença comme révolution sociale authentique en Russie devint un Etat totalitaire conservateur, du temps même de Lénine et de Trotski, et non pas, comme beaucoup le croient, durant la dictature stalinienne.
Ce régime dura à peine soixante-dix ans, coûta des millions de morts et finit lamentablement par s’écrouler, victime de ses propres contradictions internes. Et laissant après lui un océan de désillusions, d’amertume, de désenchantement, de désorientation. Surtout et principalement auprès de ceux qui ignoraient les écrits et les actions d’autres révolutionnaires, qui eux n’ont jamais été au pouvoir parce qu’ils n’ont jamais cherché à le conquérir, et avaient prédit déjà en leur temps l’échec du marxisme autoritaire : les libertaires.
Ces derniers ont tenté de réaliser un changement social réellement radical en évitant tout autoritarisme. Malheureusement, ce dernier se révéla très fort. Mais s’il a massacré les femmes et les hommes qui le contestaient, il n’est pas parvenu à tuer leurs idées. Sous les cendres de la répression, elles ont continué à vivre parmi les cœurs les plus généreux et les esprits les plus fins. L’une de ces idées est celle de la solidarité populaire.
Cependant, la question demeure aujourd’hui comme auparavant ; elle est même actuellement plus embarrassante : Que faire ? Ou encore, comment faire ?
Le lecteur ayant réagi à mon article précédent sur l’autogestion la formula ainsi : «Dans un pays soumis à tellement de corruption, la fameuse ‘‘chkara’’, partout, du haut au bas de l’échelle, quoi faire pour s’en sortir ?»
L’interrogation est fondamentale. J’y ai réfléchi.
J’en offre ici le résultat, avec l’espoir de contribuer positivement à ce débat. Nous y sommes obligés, tant la confusion et le désarroi sont graves et paralysants.
Que faire ?…
Eh bien tout simplement ce qu’on fait toutes celles et ceux qui ont contribué à changer les sociétés humaines en mieux. Je n’ai pas en vue uniquement les «grands» révolutionnaires, les «chefs». Non, mais d’abord et surtout les personnes sans quoi il n’y a pas de «chefs» : tout un chacun, jusqu’au plus humble, plus anonyme, plus ordinaire.
C’est tout cet ensemble qui a permis les changements sociaux importants, réalisant un pas en avant vers plus de justice et de liberté.
Toutes ces personnes ont un point commun : savoir d’abord compter sur soi-même, sur ses propres forces, même quand elles apparaissaient minimes, et, aux yeux de la majorité, ridicules !… Et s’être solidarisés.
Et puis, pourquoi évoquer ces phénomènes sociaux macroscopiques ?
Pourquoi ne pas nous rappeler très simplement ce que sûrement nous a dit notre grand-père ou notre grand-mère quand nous étions enfants et que nous avons oublié ?
– Prends ce petit morceau de bois.
Je l’avais pris.
– Brise-le !
En un simple geste j’y étais parvenu.
– Maintenant, prends ces dix petits morceaux de bois et brise-les aussi !
Je m’y étais efforcé à plusieurs reprises. En vain.
– Tu vois !… Si tu es seul, n’importe qui te brisera facilement ; si au contraire tu es uni avec d’autres, personne ne pourra vous briser.
Dois-je ajouter que ce parent n’était pas un docteur universitaire ni même savait lire et écrire ?… Cependant, la vie pratique, cette université naturelle, lui avait enseigné cette précieuse leçon.
D’où la règle. Elle est élémentaire, banale, simple, mais absolument fondamentale : là où on nous divise, nous devons être solidaires. Car, divisés, nous sommes toujours perdants ; solidaires, nous créons la possibilité de vaincre ensemble.
Considérons quelques moments significatifs de l’histoire humaine.
Qu’est-ce qui a permis au peuple espagnol de résister au coup d’Etat de l’armée fasciste franquiste pendant trois ans (1936-1939), au lieu de succomber immédiatement ?… La solidarité populaire (lire Gaston Deval, Espagne libertaire, à télécharger ici : http://www.somnisllibertaris.com/libro/espagnelibertaire/index05.htm).
Quelle fut la cause principale de la transformation de la révolution russe en système totalitaire conservateur, et cela dès 1921, alors que Lénine était au pouvoir, avec Trotski ?… L’apparition d’une caste bureaucratique autoritaire bolchevique qui s’est emparée de privilèges, rompant ainsi la solidarité populaire (lire Voline, La révolution inconnue, à télécharger ici : http://www.vho.org/aaargh/fran/livres5/Voline.pdf).
Venons-en à l’Algérie.
Quel facteur fondamental a produit et assuré la lutte armée de libération algérienne ?… La solidarité populaire (une réelle histoire reste encore à faire).
Quand la plupart, non seulement le peuple illettré, mais les élites intellectuelles autochtones, s’était résigné à accepter l’Algérie comme partie de la France, un groupe de jeunes s’est levé et a cru à l’indépendance nationale.
Ce groupe s’est uni. Ainsi, il a pu affronter toutes les difficultés imaginables pour faire croire à son idée libératrice.
Deux furent les obstacles majeurs.
Le premier d’ordre politique. Il a fallu démythifier et démystifier l’idée de «zaïm» et celui qui l’incarnait alors, Messali Hadj. Toucher à l’«icône» nationale n’était pas du tout facile. Mais les jeunes, parce que dotés d’une vision claire, résolus et solidaires, y sont parvenus.
La seconde difficulté était peut-être encore plus difficile. Ces jeunes indépendantistes ont dû combattre contre la chose la plus compliquée et la plus délicate qui soit au monde : une foi religieuse erronée.
Elle consistait à croire que Dieu avait envoyé l’armée colonialiste française en Algérie ; il fallait donc se résigner à la volonté du Puissant. C’était «maktoub Allah» !… Le remettre en question, pire, se révolter contre cette situation, était impie ! Cela remettait en cause la volonté divine !… D’autres aggravaient cette vision fataliste par le proverbe «assâbar inâl !» (le patient trouvera sa récompense), sous-entendu dans l’au-delà. Sagesse apparente pour justifier une résignation et une aliénation serviles.
Bien entendu, toutes les personnes, colonialistes et autochtones complices, ont tout fait pour légitimer, maintenir et renforcer cette «croyance» religieuse et cette «sagesse» parmi le peuple.
Ajoutons l’élite autochtone, de formation francophone, pour laquelle la nation algérienne n’a jamais existé, et que la France, malgré les mauvaises actions, certes, accomplies, avait quand même apporté la «civilisation» (école, hôpitaux, chemin de fer, etc.).
Il n’est donc pas difficile d’imaginer ce que, à l’époque, les jeunes indépendantistes algériens subissaient comme situation désespérante. Elle paralysait les intellectuels indigènes et le peuple, notamment celui des paysans pauvres et des ouvriers. Les premiers constituaient la «tête pensante», et les autres le bras armé de tout changement social.
Cependant, à force de compter sur eux-mêmes, sur leur intelligence et leur courage ainsi que leur solidarité, ces jeunes indépendants, nos aînés, sont parvenus à créer les conditions de la lutte armée qui a mené à notre indépendance.
Oui, certes ! Les résultats ne sont pas à la hauteur de leur idéal et de leurs espérances. Cependant, ils ont fait ce qu’ils ont pu. Tout leur mérite est là. Ils méritent toute notre reconnaissance.
Alors, que voulons-nous aujourd’hui ?
Une société libre et solidaire. Parce que si je ne suis pas libre, comment puis-je choisir d’être solidaire ? Et si je veux être solidaire, puis-je l’être sans être libre ?
Eh bien, c’est difficile !… Plus ou moins aussi difficile que, dans les années 1920 à 1954, l’était le problème de l’indépendance nationale.
Par conséquent, imitons nos aînés. Efforçons-nous d’avoir leurs qualités : intelligence, courage et solidarité. Alors, nous finirons par trouver les solutions.
Pour y parvenir, la première condition est déjà trouvée, celle de nos aînés : compter sur nous-mêmes.
Cela suppose nous organiser de manière libre et solidaire. Partout où cela est possible. De manière pacifique !… car il ne s’agit pas de lutte armée, et autoritaire, mais de mouvement social pacifique et démocratique, au sens le plus authentique de ce mot.
Et, surtout, pas de «zaïm», source d’autorité aliénante et mystificatrice. Mais des frères et sœurs (oui ! reprenons ces splendides appellations de notre combat national libérateur) égaux en droits et en devoirs, et autogérons tout ce que nous pouvons de manière autonome, libre et solidaire.
Et commençons par ce qui est possible, près de nous, autour de nous.
Kadour Naïmi
(Suivra)
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