Arabophones ou berbérophones, nous avons le même pays
Par Boudjema Tirchi – Pour vivre en harmonie avec lui-même et son environnement, l’être humain équilibré éprouve le besoin de se situer dans cette jungle merveilleuse qu’est la vie. Que ce soit à l’échelle d’un individu ou d’une communauté, il est utile d’assumer son origine afin d’éviter la haine de soi et le statut de déraciné. L’Algérien semble atteint par le syndrome de l’égaré car souvent il méprise sa propre identité au profit de celle d’autrui. Plus d’un demi-siècle après le recouvrement de notre souveraineté, on se demande encore qui on est. Il est vrai que depuis les temps reculés, notre identité fut souvent déterminée par les envahisseurs venus nous dompter. Pour les Romains, nous étions des «Barbares», c’est-à-dire des «sauvages» (d’où dérive, semble-t-il, le nom Berbère).
Plus récemment, les colons français nous désignaient par des termes «Arabe», «Kabyle, Mozabite…» tandis que le nom «Algérien» était réservé à ces peuplades venues de France et des rives occidentales de la Méditerranée. Pour s’en convaincre, il suffit de revisiter les écrits des propagandistes de l’Algérie française dont le plus illustre semble être Albert Camus. Cette identité colonialiste nous colle encore à la peau car le courage nous manque pour regarder notre vérité dans les yeux.
Lors des douloureux évènements de Ghardaïa, les médias algériens les plus crédibles n’hésitaient guère à parler d’un conflit opposant les «Arabes» aux «Mozabites». De sincères patriotes lancèrent une campagne de sensibilisation sur les réseaux sociaux pour une «coexistence pacifique entre tous les Algériens : Arabes, Mozabites, Kabyles, Chaouias, Sahraouis, Touaregs».
Pourtant, même pour un profane du sujet, cette classification du peuple algérien semble farfelue. Selon le bon sens, un Arabe est une personne originaire de la péninsule arabique tandis que les noms Mozabites, Kabyles… désignent des habitants des régions d’Algérie appelées M’zab, Kabylie, Aurès… Ceux-là ne peuvent être comparés qu’à d’autres types régionaux, tels qu’Oranais, Algérois, Constantinois… L’origine raciale des deux groupes pourrait bien être une fusion de nature berbère, subsaharienne, phénicienne, romaine, vandale, byzantine, arabe, turque, européenne… (C’est aux spécialistes qualifiés d’approfondir ce sujet). Il semble que l’on confonde un Arabe et un arabophone (qui est un autochtone arabisé). Mais comme chacun le sait, la langue parlée par un individu est incapable de lui faire changer d’ethnie. Les têtes pensantes du colonialisme le savaient mieux que nous car ce stratagème répondait parfaitement à leurs vœux : déraciner et diviser les colonisés afin de régner en toute impunité. En qualifiant d’«Arabes» la majeure partie, ils sous-entendaient une population originaire d’Arabie, contrée beaucoup plus lointaine que l’Europe, la mère patrie des nouveaux venus. Dans l’enseignement de l’histoire, on apprenait au petit indigène que ses ancêtres étaient des Gaulois, en glorifiant l’apport de l’Empire romain, tout en réduisant à néant les réalisations des Berbères. En bref, les colonisés étaient qualifiés d’Arabes venus d’ailleurs, opposés à des groupes folkloriques locaux (Touaregs, Mozabites, Chaouias, Kabyles…), disséminés à travers le pays conquis, auxquels il fallait enlever tout idée d’un peuple algérien uni. Cette supercherie durera un siècle passé, avant que des visionnaires ne viennent démolir l’injuste ordre établi.
La Révolution algérienne ne fut pas de nature raciale, linguistique ou religieuse, elle était d’essence libératrice : mettre fin au joug colonial. Elle préconisait une Algérie algérienne avec des valeurs sociales, dans le cadre de l’islam de nos ancêtres. Selon la formule consacrée, elle n’était inféodée ni à Moscou, ni à Londres, ni à Washington, ni au Caire. A la Libération, le chemin suivi fut l’opposé de celui escompté. Qu’en est-il de notre sujet ?
L’identité du peuple algérien fut proclamée en 1962, à l’aéroport de Tunis, par le futur «chef de l’Etat» : «Nous sommes des Arabes ! Nous sommes des Arabes ! Nous sommes des Arabes !» (Après l’échec de son parti, dans les années 1990, il se revendiquera du pays voisin, lui dont les origines sont, paraît-il, berbères marocaines). Les hommes forts du clan d’Oujda, issus du putsch de l’été 1962 contre le GPRA, ne juraient que par la «nation arabe», chère au «grand frère» Gamal Abdel Nasser, surtout après le coup d’Etat du second «président». Bien qu’étant un enfant du pays, celui-là redoublait de férocité afin de nous arabiser : nos soldats sont envoyés dans l’enfer égyptien par fournées ; il fut le premier dirigeant «arabe» à s’exprimer en «langue nationale» à la tribune de l’ONU, etc. Progressivement, tout ce qui n’entrait pas dans le moule baathiste fut écarté, à commencer par l’enseignement de la langue des ancêtres, dispensé par Mouloud Mammeri à la Faculté d’Alger. Même le mot «berbère» sera interdit, et la possession d’un ouvrage traitant de ce sujet était passible de la maison d’arrêt. Il en sera de même du mot kabyle : Jeunesse sportive de Kabylie sera transformée en JSKawkabi, avant de devenir JET (Jeunesse électronique de Tizi Ouzou). Au début de l’an de grâce 1980, il était question de l’arabisation totale du pays avec la suppression des chaînes radio berbérophone (la II) et francophone (la III). Mais le vent du «Printemps berbère» est venu balayer ce funeste projet.
Depuis, que de chemin parcouru dans le recouvrement de notre identité et la consolidation de notre unité. Le Mouvement culturel berbère (MCB) et ses héritiers furent les piliers de ce ressourcement salutaire pour notre pays. Mais d’autres acteurs ont grandement contribué à cette œuvre sacrée : les femmes et les hommes (surtout arabophones) ayant courageusement fait leur mue ; notre armée, la digne héritière de l’ALN, qui veille sur notre sécurité jour et nuit ; l’équipe nationale qui procure la joie aux Algériens, même dans les coins les plus reculés. Les zaouïas ont grandement contribué à consolider notre unité, en contrecarrant les intégristes hideux par la préservation de l’islam de nos aïeux. Dommage que certaines d’entre elles ont abandonné le chemin de Dieu pour se consacrer au blanchiment d’affreux ripoux.
Certes, tout n’est pas beau, tel Ferhat Mehenni, le corbeau, qui s’est autoproclamé «brizidane» de la Kabylie en s’alliant avec nos pires ennemis. En faisant cela, il devient doublement renégat : en trahissant la cause de son père tombé au champ d’honneur pour l’Algérie ; en crachant sur son propre combat passé, celui de Ferhat Imazighen Imoula, le brillant chanteur engagé. En effet, le MCB (dont il faisait partie) proclamait que Tamazgha s’étend de l’oasis de Siwa aux Iles Canaries et des rivages de la Méditerranée au Niger et au Mali (elle n’est pas limitée à la seule région de Kabylie). Pour preuve : les rois berbères Massinissa et Jugurtha sont des fils de Cirta et non pas de Tizi ou de Béjaïa. Mais vu sa faible audience, ce mythomane est l’idiot utile ou le bourourou de la cause : il sert à contrebalancer les errements des compatriotes inféodés à l’arabisme.
Ces derniers accomplissent des efforts surhumains afin de nous convaincre que nous sommes des «Arabes» : en demeurant au sein du «machin» inutile appelé Ligue… ; en engloutissant les deniers de la collectivité pour financer la zerda de «Constantine, capitale…», huit années après celle d’Alger («Constantine, capitale de la culture algérienne» aurait fait notre fierté) ; même durant le déroulement de la Coupe du monde 2014, des joueurs, des responsables et des médias algériens nous qualifiaient fièrement de«représentants des Arabes», alors qu’officiellement l’EN était l’une des cinq équipes africaines ! Cela avait conduit certains à nous traiter de «complexés» qui lèchent les babouches des enturbannés et qui feraient mieux de quitter la CAF pour jouer en Asie. Cette fausse identité est également présente dans nos relations avec les Subsahariens que nous désignons par le nom «Africains», comme si nous étions des Asiatiques ou des Européens. Même le nom «Maghrébin» est impropre car il renvoie au Machrek ou au Maroc (El-Maghrib), lequel nous cherche souvent des noises : Nord-Africain reflète mieux notre réalité. Cela dit, malgré ce patriotisme qui semble étriqué, les Palestiniens opprimés auront toujours notre révolutionnaire solidarité, d’autant plus qu’ils sont trahis par des faux-frères monarques intégristes qui préfèrent leurs propres cousins sionistes. Enfin, les faiseurs d’opinions et les détenteurs du savoir doivent prendre leurs responsabilités devant l’histoire. Mais le terrain est déserté au profit des charlatans de la boulitik qui tiennent le haut du pavé. Malgré cela, le combat doit continuer afin de consolider les acquis.
Arabophones ou berbérophones, nous avons le même pays et les mêmes origines ; nos langues populaires (arabes ou berbères) sont pour nous celles de l’âme qui exprime notre sensibilité tandis que toutes les autres sont celles de l’esprit, nécessaires pour accéder au savoir et à l’universalité. Même le triptyque «islamité, arabité et amazighité» est déjà dépassé car il tend à nous cloisonner : «algérianité» reflète mieux la richesse de notre diversité dans l’unité.
Boudjema Tirchi
Auteur de Réplique au Livre noir de la psychanalyse, Edilivre 2014.
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