Une contribution de Bachir Dahak – L’affaire Bengana et notre lanceur d’alerte
Les sociétés ensommeillées ont toujours besoin de vigies, ces lumières qui s’allument brusquement quand les paroles attendues se sont tues, quand ceux qui ont théoriquement le magistère de la parole, parce que sages, documentés ou éclairés, se mettent sur le registre des abonnés absents ou font mine de n’avoir ni vu ni entendu que des plumes perfides tentent de prolonger notre nuit coloniale en travestissant des faits.
Je pense évidemment à l’affaire Bengana dont la descendante, fièrement exhibée sous les dorures de notre ambassade à Paris avant d’être portée aux nues par de sombres acteurs de notre cirque national, a failli réussir l’immonde forfaiture consistant à faire admettre la félonie agissante de son aïeul comme une posture héroïque et faire oublier que notre libération est également redevable aux sacrifices des Zaatcha qui ont résisté plusieurs dizaines de jours aux milliers d’hommes de l’armée d’Afrique.
Comment ne pas savoir gré à la sagacité et la lucidité de Mohamed Balhi dont le cri de révolte et d’indignation, lors du triste épisode Bengana, est vite devenu, à la manière d’un feu de brousse, celui de tous les Algériens encore amoureux de leur pays, conscients de toutes les tares et de tous les travers de leur société, mais fougueux et inflexibles quand il en va de leur dignité ou de ce qui fait sens au plus profond d’eux-mêmes ?
Il a donc mille fois raison de nous alerter du danger malfaisant qui consiste à parler et discourir, parfois par romans interposés, de la shoah des autres alors que la nôtre est superbement ignorée, alors que nous devrions accumuler les témoignages, les objets, les sites, les textes qui sont de nature à donner un jour la lumière et l’éclat que mérite ce qui est désigné comme un crime contre l’humanité, dussions-nous décevoir les néo-courtisans de l’amnésie.
La colère de Mohamed Balhi sonne comme un ultime avertissement à nos historiens et à nos intellectuels en semblant leur dire : «Qu’allez-vous laisser aux générations futures qui puisse leur procurer le sentiment que leurs aïeux ont tout fait pour refaire irruption sur la scène des nations malgré les enfumages, les déportations et le napalm ? Qu’attendez-vous pour leur restituer et glorifier la légende de Marguerite d’avril 1901 au cours de laquelle de courageux ouvriers agricoles ont écrit une des plus belles pages de notre histoire ?»
En d’autres termes, pour paraphraser Mohamed Balhi, au lieu de s’intéresser à Aristides de Sousa Mendes, ce brave consul portugais de Bordeaux qui sauva des milliers de juifs de la shoah en leur délivrant des visas durant la Seconde Guerre mondiale, Salim Bachi ne se serait-il pas grandi s’il avait plutôt trempé sa plume dans sa propre histoire nationale, si tant est qu’il la considère comme la sienne ?
Ou encore pourquoi le massacre des Hererros par Lothar Von Trothar, raconté par Anouar Benmalek dans Le Fils du Sheol, est plus symptomatique ou plus évocateur de toutes les haines coloniales que le massacre des Zaatcha par les sinistres colonels Carbuccia et Canrobert ou le général Herbillon ?
Toutes ces histoires font le bonheur d’autres peuples, d’autres groupes tout heureux de constater que des gens, fraîchement sortis de la plus longue et de la plus horrible nuit coloniale, prêtent généreusement (sic) leur plume pour édifier de nouveaux chapitres à une hagiographie victimaire à forte connotation idéologique.
Et lorsque nos plumes nationales se tournent vers leur histoire propre, certains découvrent un Allemand, plus précisément un ancien nazi, dont la seule présence, même fictive, dans la guerre de libération a pour objet de causer un préjudice moral à nos maquisards et de délégitimer leur cause.
Un autre a redonné un visage et un nom à une victime de Camus alors que celui-ci avait soigneusement occulté, ignoré et méprisé le colonisé dans toute son œuvre, faisant en sorte que sa littérature soit déjà l’incarnation de l’apartheid colonial.
Bref, pour beaucoup d’Algériens, livrés à eux-mêmes par des gouvernants que seul le prix du baril intéresse, il est urgent de dresser des murs de vigilance et des cordons sanitaires contre celles et ceux qui veulent détricoter malicieusement les quelques écheveaux de notre histoire à propos desquels nos certitudes doivent rester plus fortes que leurs insinuations télécommandées.
Exactement comme pour le dossier Bengana, Mohamed Balhi, en remettant les pendules à la bonne heure, sans remettre en quoi que ce soit le principe de la liberté d’expression, a eu la perspicacité de présenter le jeune poète de Montréal dans son jus et sa consistance, soit la connivence honteuse avec l’un des derniers Etats coloniaux du monde doublée d’une volonté morbide de nuire aux siens. C’est d’ailleurs de Montréal qu’un autre intellectuel, bien de chez nous, a déclaré récemment qu’il était légitime pour certains de vouloir nous programmer la greffe d’un Kosovo en entrée et l’Otan en plat de résistance.
Surtout ne pas oublier que le succès et la gloire sont là, blottis derrière les rideaux de certaines officines occidentales qui savent vous récompenser et faire de vous des têtes de gondole dès lors que vous ne bafouillez pas votre shoah et votre révisionnisme procolonial, ou encore, geste suprême, si vous retrouvez le chemin de Tel-Aviv et que vous pouvez écrire dans vos chroniques : «Le drame palestinien a été ‘‘arabisé’’ et islamisé à outrance au point où maintenant le reste de l’humanité peut se sentir débarrassé du poids de cette peine. C’est une affaire ‘‘arabe’’ et de musulmans.» (Le Quotidien d’Oran du 12 juillet 2014).
Bachir Dahak
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