Interview – Azouz Begag : «Que Le Pen soit élue ou non, la France a perdu l’élection»
Algeriepatriotique : La présidentielle française offre un bien triste spectacle. Des candidats éclaboussés par la corruption, des partis politiques au bord de l’éclatement et 40% de la population française qui ne sait pas pour qui voter. Comment analysez-vous cette situation politique inédite en France ?
Azouz Begag : La France est dans une crise économique grave. Le chômage y est endémique. Cette élection catastrophe est également l’expression de l’effondrement de la classe politique française, telle qu’elle fonctionne depuis plus de soixante ans. Une classe politique totalement discréditée auprès du peuple de France. Mais, surtout, l’affaire «Fillongate» montre bien que l’abolition des privilèges qui a suivi après la Révolution française de 1789 n’a pas eu lieu. Le «piston» fonctionne en France comme avant la Révolution, avec des politiques qui se sont octroyé des privilèges exorbitants. Or, s’il y a une chose que les Français ne supportent pas, c’est bien ça ; qu’on leur vole les acquis de la Révolution. Résultat de ce grand gâchis : l’abstention et le Front national. Marine le Pen est aujourd’hui aux portes du pouvoir. Quelle image catastrophique pour le pays des droits de l’Homme, de la liberté, de l’égalité, de la fraternité.
Le Front national n’a jamais été aussi proche du pouvoir que cette fois-ci. Les sondages donnent Marine Le Pen au deuxième tour de la présidentielle. A-t-elle des chances, selon vous, d’accéder à l’Elysée ?
Oui, tout est possible dans cette élection désespérante. Un accident est vite arrivé. Le Front national est aujourd’hui le réceptacle de toutes les frustrations et colères françaises, le parti du grand dégoût des gens et ils sont des millions. Le constat est que son idéologie a aujourd’hui fait sa place tranquillement dans le paysage médiatique français. Il a décollé avec ses positions anti-islam et anti-immigration, identitaires, nationalistes… Mais, à présent, le Front national récolte plus large avec, par exemple, tous les électeurs de droite qui, en cas de défaite de Fillon au premier tour, vont voter Front national pour entraîner la France au bout de la logique infernale. Jamais la République ne s’est trouvée dans pareil cas de figure.
A chaque élection, les candidats font des appels du pied aux électeurs musulmans, lesquels aujourd’hui sont conscients que les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. La communauté musulmane a-t-elle fait son choix ?
Il n’y a aucune communauté musulmane en France. Si cela existait, on le saurait, l’islamophobie n’en serait pas à ce niveau aujourd’hui. En effet, l’islam sert encore d’épouvantail à des discours politiques, les amalgames sont à l’œuvre entre islam et intégriste, entre Arabe et musulman… Ici, en France, on remarque depuis des décennies que les Arabes et les musulmans se sont entendus pour ne jamais s’entendre, comme dit le dicton. Il n’y a rien à attendre d’une quelconque «communauté». Or, je défends dans mon dernier livre l’idée que les musulmans de France ne sont pas 5 millions, mais 10 millions (La faute aux autres, éditions L’esprit du temps, 2017). Mais ils ne sont visibles nulle part. A l’Assemblée nationale, on en compte 2 sur 577, au Sénat, 3 sur 348, parmi les 36 000 maires de France, seulement 5, parmi les ambassadeurs, 1 sur 200, les préfets… Mais, en Prison, ils représentent 50%.
Cette invisibilité signe l’échec complet de l’intégration française.
Avec la non-intégration de la communauté immigrée dans la société française, l’islamophobie grandissante, les discriminations et la normalisation du discours raciste et populiste, quel avenir pour cette communauté dans un pays qui perd ses valeurs républicaines et égalitaires ?
Tous les Arabo-musulmans que je rencontre en France sont écœurés de ce qui se passe dans ce pays. Les attentats terroristes depuis 2015 nous ont complètement assommés, non pas seulement en France, mais en Allemagne, aux Pays-Bas, en Autriche, en Suède, au Danemark… Même Donald Trump a rajouté une couche avec le muslim ban. Quel avenir avons-nous en Europe ? L’exil pour une partie des jeunes diplômés qui peuvent aller au Qatar, à Dubaï, en Angleterre, en Australie… La grande majorité des autres, dont beaucoup sortent du système scolaire sans aucune qualification ni diplôme, sont condamnés à rester dans leur cité et galérer. Et comme la classe politique ne peut rien proposer pour eux, on peut craindre le pire. Beaucoup n’ont peur de rien et, surtout, n’ont rien à perdre. Ils sont vulnérables et influençables par n’importe quel illuminé venu leur offrir une alternative terroriste pour venger leur sort.
En tout cas, l’islam apparaît aujourd’hui pour une partie de la jeunesse issue de l’immigration maghrébine, comme la famille naturelle qui permet de ne pas sombrer dans le néant identitaire.
J’ai proposé pour la France l’instauration du vote obligatoire pour que tous ces gens puissent s’exprimer dans le champ politique démocratique. Personne n’a, hélas !, retenu ma proposition jusqu’à présent.
La décision de certains cadres du PS, dont Manuel Valls, de voter en faveur de Macron a aggravé la crise que vit actuellement le Parti socialiste. Chez les Républicains, le malaise est aussi perceptible. Ces deux partis sont-ils au bord de l’implosion ? Va-t-on vers la disparition de la gauche et de la droite classiques ? Si oui, qui y aura-t-il à la place ?
Manuel Valls a fait beaucoup de tort à la République et à ses valeurs, mais aussi à la gauche et au Parti socialiste. Il a trahi tout ce qui pouvait être trahi. Pour quel résultat ? Personne ne se soucie aujourd’hui de ce qu’il pense ou bien pour qui il va voter. La gauche a explosé. La droite est éclatée. Macron est rejoint par des gens de droite, de gauche, du centre… Il faudra composer un gouvernement d’union nationale avec tout cela. La France sera-t-elle gouvernable ? Pas sûr. Un miracle économique pourrait relancer la machine démocratique et détourner les attentions collectives vers autre chose que l’identité et la sécurité. Mais quel miracle pouvons-nous espérer ?
Ce qui reste vrai, c’est que Marine Le Pen avec 45% ou 51%, la République a déjà perdu l’élection, qu’elle soit élue ou non.
La déclaration d’Emmanuel Macron, qui a qualifié la colonisation française de «crime contre l’humanité», a suscité un tollé général au sein de la classe politique et des médias en France. Etait-il sincère ou bien voulait-il bénéficier des voix de la communauté franco-algérienne forte de plus d’un million et demi de résidents en France ?
En France, chez les jeunes, la mémoire de la guerre d’Algérie, la colonisation, les massacres de Sétif, les enfumades de 1845, l’Emir Abdelkader, etc., ne sont pas connus. Il n’y a pas de mémoire sur ces sujets. Encore moins sur l’histoire des «Beurs» qui date de 1983. Donc, la déclaration de Macron après son voyage à Alger aura peu d’impact. Mais on peut dire avec lui que la colonisation était un viol. Et un crime contre les Algériens. C’est déjà beaucoup. Il n’y a aucun aspect positif dans un viol ou une colonisation.
Aujourd’hui, les Algériens représentent peu de chose sur l’échiquier politique français. Mais en politique, même les petits pourcentages sont bons à prendre. L’abstention est importante chez eux, surtout chez les jeunes des cités qui n’ont pas de conscience politique. D’où ma proposition de vote obligatoire qui changerait beaucoup de choses pour eux et pour la France.
La France soutient les «rebelles modérés» en Syrie et combat le terroriste islamiste sur son sol, sachant que c’est un seul et même ennemi. Comment expliquez-vous cette duplicité ?
Qu’est-ce que la France va faire en Syrie ? N’a-t-on pas assez de soucis avec nos problèmes de démocratie intérieure, la corruption, le discrédit de la classe politique, le chômage… pour aller nettoyer le monde de ses dictateurs ? Qui a donné à la France cette mission de nettoyage ? Va-t-on bientôt partir en croisade contre le dictateur de Corée du Nord ? Ce n’est pas ça la France. Alors, il faut cesser la mascarade et dire, comme Dominique de Villepin, que les conflits se résolvent avec la diplomatie, jamais avec les armes.
Selon une enquête menée par le journaliste Alexandre Mendel, certaines villes et quartiers, appelés les «Molenbeek français», servent de véritables bases logistiques pour les terroristes et où l’autorité de l’Etat est inexistante. Comment la France en est-elle arrivée là ?
C’est une idée trop simple. Le renseignement français est très bien organisé. Et Molenbeek n’est pas le syndrome du ghetto terroriste européen. J’y ai travaillé de nombreuses fois. C’est un quartier populaire et pauvre, rien de plus. Il a abrité des fous de Daech, ça ne fait pas de lui un territoire de terroristes. Et les Belges sont des gens formidables d’humanité.
En France, c’est pareil. La police est organisée et renseignée. La France n’est pas un volcan terroriste. Des individus appelés par les médias «djihadistes» peuvent tuer des gens à partir de n’importe quel point du pays. Il faut seulement dire que c’est plus facile de trouver refuge dans des cités, au milieu de semblables, que dans des quartiers riches.
L’affaire des crânes de résistants algériens exposés au Musée de l’Homme à Paris suscite beaucoup de remous en Algérie. Entre les déclarations des officiels algériens, qui affirment que les crânes seront rapatriés, et celles de leurs homologues français, qui avouent la difficulté à les restituer à l’Algérie, cette affaire n’est pas près d’être résolue. Qu’en pensez-vous ?
On peut espérer que Macron, le prochain président, règle cette question…
Vous avez annoncé la parution de deux ouvrages au début de cette année. Ont-ils été publiés ? Peut-on savoir de quoi ils parlent ?
Ils ont été publiés tous deux en février. Le roman s’appelle La voix de son maître (éditions La joie de lire, Genève) et raconte l’histoire d’un type, algéro-français, qui va en Amérique et découvre ce pays où l’on traite mieux les chiens que les humains.
L’autre, un essai, raconte l’histoire des banlieues, 1975-2015, et pourquoi on en est arrivé au terrorisme en France.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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