Profil du boycotteur
Par Youcef Benzatat – Au tout début, c’était le redressement révolutionnaire. A ce moment, il fallait fermer les yeux, les oreilles, marcher au pas et se tenir droit. Applaudir et voter oui. Lever la main et taire sa voix. On ne devait ni se poser de questions ni douter de la destination vers laquelle on était embarqué. Douter était une dissidence passible de sévères conséquences. C’était grave. Il s’agissait d’un redressement révolutionnaire, et seule la famille de même nom avait autorité d’utiliser ses sens pour édifier la maison du peuple. Le seul devoir de l’électeur était d’obéir pour son avenir. C’était écrit sur tous les frontons : par le peuple et pour le peuple. Il se contentait de se nourrir de promesses et de souvenirs, accompagnés de chants patriotiques à la gloire de ceux qui pensaient à son avenir. Mais c’était déjà mieux qu’auparavant, il lui est permis au moins d’espérer ! Car avant de partir, l’étranger l’avait systématiquement dépouillé de tout, excepté de sa patience, qu’il cultivait avec beaucoup d’endurance. Cent trente-deux ans de captivité l’ont aguerri contre la lassitude et toute autre forme de souffrance. Il s’est mis alors à mettre en pratique son acquis et il a redoublé de patience.
Lorsque le temps passa et qu’il ne voyait rien venir, la fatigue commença à l’assaillir, à force d’espoir et de patience. Désormais, lorsqu’il se réveilla, il se retrouva face à des joues grasses et des mains agiles. Il avait acquis un nouveau réflexe, celui de ne rien penser, ni rien entreprendre. Il se contentait à présent de faire la queue à longueur de journée pour un logement, pour la semoule, pour les bananes et même pour un ticket de stade. Il n’avait plus le devoir de voter d’ailleurs, on le faisait à sa place. C’était écrit partout : l’homme qu’il faut à la place qu’il faut.
Le temps continuant à passer et les bananes et la semoule commencèrent à manquer. A ce moment alors, par un sursaut d’orgueil, il décida de se révolter afin de pouvoir choisir lui-même l’homme qu’il faut à la place qu’il faut. Mais c’était trop tard. Les enfants commencèrent à s’exiler sous des barbes protubérantes et l’école fut séquestrée sous la sentence de leur la yadjouz. C’est alors que la folie s’empara des hommes et tout fut détruit. Il fut sommé depuis à voter pour reconstruire le pays et il y a cru. Toujours naïf, même asservi. Plusieurs votes ont suivi et c’est toujours la famille qui sortait vainqueur et lui le vaincu. Epuisé de lassitude, il fut convaincu de ne plus voter. C’est alors qu’il fut accablé de culpabilité à s’offrir en alibi face à la menace de l’étranger. C’était écrit partout : votez pour barrer la route à la main de l’étranger, pour préserver notre patrimoine et sauvegarder notre souveraineté. Malgré qu’il ne s’y sente plus associé, il avait accepté de voter, par pudeur et par loyauté. Mais plus il votait, plus la famille trichait et sortait vainqueur et lui toujours le vaincu. Plus rien n’a pu le dissuader de l’utilité du vote et il ne votait plus depuis. C’est alors que la menace de l’étranger s’est mise à se faire entendre de plus en plus près et la peur de la famille s’exacerber. Désemparée, elle ne savait plus comment l’attirer vers les urnes et s’est mise à le supplier d’aller voter pour éloigner les charognards qui nous guettaient. C’est écrit partout : Votez symboliquement pour nous préserver. Ne pas voter, c’est se rendre coupable de mécréance et de traitrise.
Ne croyant plus en leurs promesses, il décida de ne plus aller voter pour cautionner la fraude. Arguant que le pouvoir d’organiser le vote est usurpé par la fraude ! Qu’il n’ira pas voter parce qu’ils se sont approprié frauduleusement la validation et la déclamation des résultats à chaque élection et imposé leur autisme face à sa contestation de la fraude. Il n’ira pas voter parce qu’ils avaient déjà établi la liste des vainqueurs et des vaincus, les quotas attribués aux partis et désigné la majorité à l’Assemblée avant même le déroulement du vote. Il n’ira pas voter parce qu’ils ont déjà désigné les ministres du nouveau gouvernement et leur chef. Il n’ira pas voter pour leur faciliter la pérennité de leur fraude ! Il n’ira pas voter parce que leur régime est une dictature et non point une démocratie. Il n’ira pas voter parce qu’ils empêchent leurs opposants d’exercer leurs droits politiques en allant à la rencontre des électeurs pour leur expliquer les raisons du vote et leur exposer leurs choix de société. Il n’ira pas voter parce que tous les observateurs étrangers du scrutin qu’ils ont invités sont issus de la Ligue arabe, de l’Union africaine et de l’Organisation de la coopération islamique, des ligues et des organisations appartenant à des dictatures comme l’est leur régime. Il s’indigna devant les accusations portées contre lui d’être antipatriotique et de toute autre tare qu’ils ont voulue lui attribuer pour sa rébellion et son boycott contre l’organisation frauduleuse de leur vote. Il manifesta sa rébellion contre le vote en déclamant publiquement que : voter est une volonté et non une obligation, qu’il ne votera que lorsqu’il sera persuadé que le vote est honnête et loyal envers son choix, qu’à présent, ce n’est pas le cas, qu’il ne fallait pas compter sur lui pour aller voter dans ce cas. Il préfère se tourner vers ses compatriotes et travailler pour les échéances futures à organiser l’honnêteté du vote pour désigner les représentants que le peuple aurait choisis sans fraude.
En attendant, le marché du vote continue à battre son plein et notre député de se frotter les mains. Généralement, celui-ci, dans la majorité des cas, n’est pas très vieux. Pas très jeune non plus. Il a l’âge de la ruse. Celui de la maturité de l’expérience auprès de plus rusés que lui : des petits gros, des petits gras, des petits voilà ! Il s’est déjà affirmé au début de son parcours de militant en ayant déniché le filon. Idée de rien et idée dans son essence d’idée, pourvu qu’elle rime avec trabendo et devises. L’import-import de devises et de marchandises. Il gagnera beaucoup d’argent. Il finit par se faire un repère et un renom. A ce stade, il est assez mûr pour pouvoir se frotter à plus grand, plus gros et plus gras.
Le voilà à présent qui plante ses jalons. Il avait l’habitude d’aller à la mosquée, seulement pour ne pas rester tout seul dans la rue les vendredis, l’après-midi. A présent, il doit se faire une place au premier rang, derrière l’imam. Peu importe si Dieu le voit ; l’important, c’est qu’il soit vu. Après chaque prière, en quittant la mosquée, il met tant de soin à claquer bien fort la portière de son 4×4 et sa montre-bracelet pendante, en partant, en faisant retourner plus d’un.
A force de claquements de plus en plus forts des portières de son 4×4 et de sa montre-bracelet pendante, il finit sur les filons des plus gros, des plus gras et des maîtres en trabendo de biens publics. Il acquiert vite des terrains et des logements par les raccourcis les plus infâmes, les plus vilains, qu’il vendra sans même en avoir pris possession ! Reversant une part des gains aux plus grands, auprès de qui il a trouvé de fiables fournisseurs. Il achète et revend de plus en plus de biens qu’il ne se rend plus compte de ce qu’il achète et de ce qu’il revend ! Plus ses fournisseurs sont grands, gros et gras, plus il y a de la chance qu’ils soient membres de partis, partis de rien et partis du gain, et comme lui-même est un rien, y adhérer ne coûte rien. Notre trabendiste, devenu rongeur dans le trabendo des biens publics, finit de même par s’emparer d’une aile de l’APC, au fur et à mesure que la portière de son 4×4 et sa montre-bracelet pendante claquaient de plus en plus fort. Sa fortune est devenue conséquente et sa maison imposante.
Peu importe la couleur du parti sur lequel il a jeté son dévolu. Dans tous les cas, les partis n’ont aucune couleur. Il n’avait même pas à choisir. De filon en filon, de gains en gains, il a écrasé tous les moins gros et pris la place des plus grands, plus gros et plus gras, partis plus haut. Viendra le jour où il partira à son tour et un moins gros prendra sa place à l’APC. C’est le moment où il se faufilera derrière le zaïm du parti, au premier rang, comme à la mosquée. Il claquera les portières de son 4×4 et la montre-bracelet pendante, comme il a commencé. Il manie à présent l’art de la ruse à la perfection. Toujours souriant et généreux dans ses soubresauts. Bienveillant et disponible. Il vous salue des deux mains. Il se prosterne devant les martyrs et devant Dieu dès qu’il y a un attroupement.
Il se tient tout le temps prêt à sacrifier toutes ses convictions et ses fiertés à ceux d’en haut. Le filon est devenu trop gros. Des centaines de conteneurs en transit régulier, des milliers de mètres carrés de logements et de terrains communaux en bandoulière. Des marchés publics surfacturés, vendus et revendus autant de fois, jusqu’à épuisement. Les yeux toujours rivés sur ceux qui ont dit qu’ils sont les sorciers des chiffres et des quotas. Devenu maire, il veut être député à présent. C’est une aubaine et ça fera beaucoup de bien à son trabendo, sa fortune et sa réputation de puissant entrepreneur de rien.
Son profil est tout ce qui convient. Il ne mélange jamais la politique avec les affaires. Comme il est tout le temps aux affaires, il n’a pas de temps pour s’occuper de politique. Le député a beaucoup à faire, il ne peut s’occuper de la politique. La politique, ce n’est pas son affaire. Personne ne lui a jamais demandé des comptes sur la politique, alors ça fait son affaire.
Il ne va pas à la politique pour créer et changer la loi ou la faire appliquer. Il refuse d’assister aux débats des projets de lois à l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Se contentant de voter les lois sans les avoir lues ni débattues au préalable. Il se contente de lever la main et miser gros pour gagner gros auprès des plus hauts. Il ne compte pas non plus les voix, il se contente du quota. Il ne va pas à la politique avec des programmes et des idées de développement de la maison. Mais avec un appétit féroce de mangeoire, et rien que de mangeoire. Il ne fait pas de discours pour capter des voix. Il les achète au prix qu’il se doit. Il achète ensuite les voix à crédit, qu’il continuera à payer pendant tout son mandat. Sait-on jamais ! Il devrait se dire avec conviction aux moments les plus intimes, les moments où sa tête est enfoncée dans la chkara, prenant la mesure de sa puissance : après tout, pourquoi pas moi ?
Mais avant cela, il faut voter pour lui. Gare à vous si vous ne votez pas ainsi. Cela va mettre plus d’un en grina contre vous. Vous serez hors la loi ! C’est le sorcier de la parole qui le dit et le déclame haut et fort à l’adresse de tout bon entendeur. Pas d’appel au boycott, pas de dénigrement contre le vote. Les députés sont des patriotes, qui aiment leur pays ainsi, et on en est fiers. De quoi rendre jaloux ceux qui nous envient notre réussite. Il n’y a rien à dire sur eux, bouche cousue, va voter et tais-toi !
Souvent analphabètes, très tôt virés de l’école. Parfois même devenus diplômés, incrédules, avec désinvolture et beaucoup d’ambitions, à profusion, absorbés par leurs affaires et celles de ceux d’en haut. Parce que le trabendo des slogans nécessite beaucoup de concentration. Toute idée ou pensée nuisible à son expansion doit être évacuée et refoulée pour pouvoir avancer sans distraction.
L’odeur des égouts le pourchasse partout où il va. Cela le rend impopulaire, plutôt maudit. De ceux-là qui fraudent les chemins sans issue du chômage des jeunes, des plus jeunes et des moins jeunes, presque tous ceux qui attendent leur tour, à leur tour, pour dénicher leur affaire à eux, l’obsession qui rime avec visa, peu importe pour quelle destination ! En vain ! Et ils restent là, à regarder impuissamment les députés grimaçants de plus en plus dans leur ascension, claquant les portières de leurs 4×4 toujours de plus en plus fort et leurs montres-bracelets pendantes. Narguant ses envieux de tout ce qui meuble l’univers mental des crapules. Car il n’a jamais lu un livre, ou il y a longtemps, pas même la Constitution. Le trabendo est tout ce qu’il possède comme vertu, fortune et destin. Un député dépitant. Parasite, inutile et encombrant.
Y. B.
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