Alexandre Kateb à Algeriepatriotique : «Il ne faut pas stigmatiser l’économie informelle !»
Alexandre Kateb est expert indépendant et membre de la task force économique du Premier ministre, Abdelmalek Sellal. Il préconise d’en finir avec la dualité entre le change officiel et le change parallèle, de réformer l’administration et la gouvernance économique, d’accélérer la modernisation du système bancaire et financier, en mettant fin, entre autres, à «une devise subventionnée mais rationnée» par l’Etat et de mettre en place un nouveau contrat entre les citoyens et l’Etat. Interview.
Algeriepatriotique : Depuis la chute drastique des prix du pétrole, le gouvernement ne cesse de clamer sa capacité à gérer la conjoncture économique actuelle du pays sans que cela rassure, pour autant, le citoyen. Sur quoi le gouvernement fonde-t-il ses propos rassurants ?
Alexandre Kateb : L’Algérie a subi un choc économique très brutal suite à la chute du prix du pétrole en juin 2014. Le gouvernement a réussi, dans un premier temps, à contenir et à différer l’impact de ce choc en puisant dans l’épargne publique accumulée dans le Fonds de régulation des recettes. Puis, dans un deuxième temps, une stratégie de consolidation budgétaire a été engagée pour rétablir les grands équilibres macroéconomiques du pays à l’horizon 2019.
Simultanément, le gouvernement a souhaité encourager l’investissement productif, notamment dans l’agriculture, l’industrie et les services à forte valeur ajoutée. Une telle stratégie a besoin de temps pour produire tous ses effets. Je comprends qu’il y ait des inquiétudes et des interrogations, mais il faut bien se rendre compte que l’ancien modèle de croissance fondé essentiellement sur la dépense publique, les subventions et les importations, était devenu insoutenable.
Les recommandations faites à l’Algérie par les organismes financiers internationaux portent toutes sur la hausse des intérêts du crédit bancaire, le recours à l’emprunt extérieur, la cession d’actifs publics et la dévaluation du dinar. Ces mesures sont-elles la solution ? Quelles seraient leurs conséquences sur l’économie algérienne ?
Il y a une différence entre les mesures qui sont préconisées par les manuels de politique économique, d’inspiration libérale, et la réalité sur le terrain. En l’occurrence, les mesures que vous évoquez doivent faire pour chacune d’entre elles une analyse circonstanciée de leur adéquation à la réalité de l’économie algérienne, de ses rigidités et de ses contraintes. J’ajoute que le discours du FMI a évolué puisqu’il recommande dorénavant de privilégier le soutien à la croissance par rapport à une stratégie de consolidation trop rapide qui risquerait de casser la machine économique.
Il est évident qu’il faudra se poser certaines questions, notamment concernant l’ouverture du capital des entreprises publiques ou le recours à l’endettement externe pour financer des investissements productifs, et pour redonner de l’oxygène au système bancaire. La priorité consiste, néanmoins, à mon sens, à agir sur les blocages micro-économiques qui entravent l’investissement privé. Il faut une révolution culturelle dans l’administration, et une réforme fiscale de grande envergure, ainsi qu’une réforme du système des subventions. Tout cela est connu. Il faut passer à l’application.
La Banque mondiale a estimé le niveau des réserves de change de l’Algérie à 60 milliards de dollars en 2018. Ce qui veut dire un déficit de 31 milliards de dollars annuel. Aujourd’hui, elles dépassent la barre des 100 milliards de dollars…
La Banque mondiale se base dans ses projections sur l’extrapolation de certaines tendances, sans nécessairement prendre en compte les mesures qui sont prises par le gouvernement pour infléchir ces tendances. En l’occurrence, les quotas et les licences mises en place ces dernières années ont réussi à comprimer le volume des importations. Le déficit de la balance courante devrait être en-deçà de 20 milliards de dollars cette année. Mais ces mesures produisent aussi de l’inflation qui équivaut à l’effet d’une dévaluation du dinar. Je suis, pour ma part, plus favorable à cette dernière option par rapport aux quotas, car une dévaluation a un impact mécanique sur les importations, sans créer de nouvelles rentes de situation et de distorsions des prix relatifs, comme c’est le cas avec les licences et quotas.
J’ajouterai qu’il faut réfléchir à une stratégie pour rendre le dinar plus flexible aux évolutions conjoncturelles, et en finir avec la dualité entre le change officiel et le change parallèle. C’est un problème complexe. Je comprends les réticences politiques et techniques à cet égard. Ce qui importe, c’est de définir une stratégie et une feuille de route sur cette question, en cohérence avec l’idée de nouveau modèle économique. Le statu quo est néfaste car il conduit à entretenir la logique rentière.
Selon le représentant commercial de la Russie à Alger, l’Algérie a choisi une voie qui n’est «ni celle de la Russie, ni celle de la Chine, ni celle de l’Europe». Qu’est-ce donc que la voie algérienne ?
L’Algérie a opté à l’indépendance pour un modèle d’économie mixte à dominante socialiste pour accélérer l’industrialisation. Cela correspondait à l’expérience de la Russie soviétique et de la Chine maoïste. Et cela pouvait être justifié par des considérations théoriques et pratiques. En effet, contrairement à la Corée du Sud de l’après-guerre, il n’y avait pas une base productive très développée, ni une classe d’entrepreneurs locaux, et encore moins une aide massive des Etats-Unis ou d’autres puissances. L’Algérie devait se débrouiller avec ses propres moyens et, à partir de 1971, elle a utilisé la rente pétrolière pour réaliser ses objectifs de développement économique et social.
La crise de 1986 a mis fin brutalement à cette expérience. La libéralisation de l’économie dans les années 1990 s’est heurtée à la rigidité des anciennes structures productives et aux habitudes héritées de la période socialiste, tout cela dans le contexte sécuritaire que l’on sait. Il y a eu à la fois un démantèlement brutal du secteur industriel public et un manque de financement pour développer le secteur privé. Les années 2000 ont, quant à elles, été consacrées au rattrapage du retard pris en matière d’infrastructures et on peut être gré au président Abdelaziz Bouteflika d’avoir opté pour un investissement massif dans ces dernières.
Je qualifierai la voie suivie par l’Algérie depuis les années 2000 de politique de «stop and go» en matière de libéralisation économique, avec la volonté de préserver et de renforcer le caractère social et redistributif de l’Etat.
Que doit faire l’Algérie, selon vous, pour soutenir l’investissement national et le renforcer par un partenariat étranger productif ?
La priorité absolue est la réforme de l’administration et de la gouvernance économique du pays. En parallèle, il faut accélérer la modernisation du système bancaire et financier. Ces deux réformes sont essentielles. Elles s’inscrivent dans le temps mais ce qui importe c’est d’envoyer les bons signaux aux investisseurs. On dit souvent que l’Algérie a tout pour réussir son développement et devenir une puissance émergente. Mais il faut changer la focale. Mettre en cohérence la vision algérienne du monde et la vision que le monde peut avoir de l’Algérie. Quand on aura compris cela on aura fait un grand progrès. Cela ne nécessite pas d’abandonner sa souveraineté nationale, chèrement acquise. Mais la souveraineté est tributaire de la performance économique, il ne faut jamais oublier cela. L’agenda des décideurs doit lier ces deux questions fondamentales. Et cela passe par une plus grande intégration dans les circuits économiques mondiaux. Et par l’acceptation d’un aggiornamento de certains dogmes, chaque fois que cela est nécessaire, au profit d’une vision pragmatique fondée sur une analyse objective des capacités économiques du pays et des marges de manœuvre financière. Comme disait le leader chinois Deng Xiaoping : «Peu importe que le chat soit blanc ou noir, pourvu qu’il attrape la souris».
L’Algérien vit une vertigineuse chute du pouvoir d’achat due à la flambée des prix dans les marchés. Le gouvernement pointe du doigt les spéculateurs comme étant les responsables de cette situation inquiétante, et les solutions données par l’Etat n’ont jamais résolu ce problème. Est-ce un aveu d’impuissance de l’Etat face à ces lobbies ?
On ne peut pas répondre à une situation complexe par des formules simplistes. Ce problème de la spéculation est lié avant tout à des facteurs structurels, au premier rang desquels figurent l’inefficience et l’absence de maturité des circuits de distribution et d’approvisionnement des commerces de détail. La spéculation peut amplifier et révéler ces carences, elle ne les crée pas. La réponse adéquate est d’investir dans la chaîne logistique et d’encourager la production à la base.
L’Etat ne peut pas tout faire, c’est aussi aux acteurs économiques de s’organiser pour construire des filières intégrées de la production à la distribution. L’Etat doit veiller à la régulation de ces acteurs pour empêcher la constitution de monopoles et les ententes abusives entre les acteurs. Mais cela doit se faire par des mécanismes modernes de régulation, en renforçant le Conseil de la concurrence par exemple, sans pour autant décourager les investissements.
Les mesures prises par l’Etat pour lutter contre le marché informel et la contrefaçon n’affrontent pas directement les barons de l’informel et de l’import-import qui contrôlent le marché de la devise et les marchés de gros. Comment l’Algérie arrivera-t-elle à redresser son économie si elle ne peut pas mettre un terme à ce fléau ?
Vous touchez du doigt un problème fondamental. Si vous relisez mes réponses aux questions précédentes, vous comprendrez ma position sur ce point. Je m’oppose à une stigmatisation de l’économie informelle qui a souvent constitué une soupape de sécurité économique et sociale et qui répond, d’une certaine manière, aux inefficiences de la gouvernance économique, en révélant aussi la limite de certains dogmes comme celui du contrôle administratif de l’Etat sur l’économie et sur la monnaie. Ce qui importe, c’est d’inciter les acteurs de l’informel à rentrer dans le rang. Il faut associer la répression des comportements frauduleux à des incitations pour les acteurs qui sont dans l’informel parce qu’ils ne peuvent pas supporter la pression fiscale et administrative trop lourde.
Ces incitations consistent par exemple à l’accès à la formation pour les employés ou à certains dispositifs de soutien à l’investissement et à l’exportation. Le marché de la devise parallèle doit être traité par la mise en place d’un véritable marché des devises interbancaire et l’application de la feuille de route pour rendre l’accès à la devise plus flexible, et laisser le cours de cette dernière être déterminé par l’offre et la demande du marché. Cela veut dire qu’il faut en finir avec une devise subventionnée mais rationnée.
Jusqu’où l’Algérie pourra-t-elle maintenir sa politique sociale, considérée comme une constante de l’Etat algérien ?
Je crois qu’il faut réformer en profondeur la conception de la justice sociale qui prévaut actuellement. Il faut donner plus à ceux qui ont moins, tout en supprimant les subventions généralisées qui profitent en réalité plus aux riches qu’aux pauvres. C’est un enjeu considérable sur le plan politique, économique et sociétal. Cela suppose aussi de changer des croyances fortement enracinées, selon lesquelles le destin des individus et leur bien-être repose entièrement sur l’action de l’Etat. Il faut un nouveau contrat entre les citoyens et l’Etat.
La justice sociale doit être fondée sur l’équité. On a, aujourd’hui, une situation paradoxale où les subventions et transferts sociaux représentent près de 20% du PIB, alors que les salaires stagnent à des niveaux très bas. C’est le résultat d’une politique qui a privilégié les importations au détriment de la production locale. Le nouveau modèle économique consiste à inverser cette logique. Il doit être accompagné d’une indispensable refondation des idées de justice sociale et de souveraineté nationale, en les adaptant à un monde ouvert et interdépendant.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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