Contribution de Youcef Benzatat – Meursault et le secret de la disparition d’Albert…
Pour pouvoir être publié en France, le roman Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud, a dû subir un ajustement de taille. Si dans sa première édition, publiée en Algérie par les éditions Barzakh en octobre 2013, Meursault, l’assassin de l’Arabe dans le roman L’étranger d’Albert Camus, devient Albert Meursault, il en va autrement pour l’édition en France, où il n’était pas question d’amalgamer l’homme et l’œuvre, Albert Meursault redevient Meursault tout court comme dans le roman original d’Albert Camus.
Cet ajustement était destiné sans aucun doute à éviter de réanimer une vielle polémique autour de la position de Camus sur la guerre d’Algérie et, par extension, sur la question coloniale. Même si le prétexte avancé contre cet amalgame était la volonté des héritiers de Camus de s’opposer à l’appropriation d’un personnage du roman par Kamel Daoud. En effet, depuis la sortie de L’étranger en 1942, une polémique autour de l’indifférence de Camus sur l’identité du personnage de l’Arabe dans le roman, qui est sans nom et sans voix, n’a cessé d’alimenter la critique à chaque occasion.
En pleine guerre d’Algérie, l’historien Pierre Nora donne son explication politique de L’étranger par ces termes, parce qu’il tue un Arabe, Meursault représente le désir inconscient des Français en Algérie : conserver le territoire et détruire l’ennemi. Edward Saïd, dans un ton plus littéraire, considère que pour Camus, les Arabes sont des êtres anonymes qui servent de toile de fond à son exploration de la métaphysique européenne ; L’étranger étant une œuvre moderne qui prétend introduire un homme nouveau qui serait l’expression de la révolte contre la tenaille de l’absurde de son monde européen contemporain et l’existentialisme ambiant et leur dépassement.
L’objet de cette polémique sera consigné à charge contre Camus par les Algériens et débouchera sur un procès d’intention qui est toujours d’actualité. En effet, les Algériens reprochent à Camus de ne pas avoir soutenu le FLN pendant la Révolution. Jean-Paul Sartre également reprochera violemment à Camus de ne pas soutenir l’indépendance de l’Algérie. L’écrivain algérien Rachid Boudjedra, citant une correspondance censurée entre Albert Camus et le poète René Char, fait remarquer que celui-ci n’a jamais été pour l’indépendance de l’Algérie et, de ce fait, il ne peut être considéré en tant qu’Algérien, mais tout simplement un Français pied-noir.
Alors que de l’aveu d’Alice Kaplan(*), qui a rencontré Kamel Daoud après la sortie de Meursault, contre-enquête en France, en opérant cet amalgame dans la version algérienne, Kamel Daoud voulait s’adresser aux Algériens à qui il reproche d’entretenir une certaine confusion entre un meurtrier qui a tué un Arabe dans une fiction et son auteur. Un exercice de style qui semble a priori destiné à laver Camus de tout soupçon en le réhabilitant dans «son algérianité», revendiquée du reste par tous les pieds-noirs nostalgiques de l’Algérie française ! Une manière d’évacuer tout le contexte colonial dans lequel le roman de Camus a baigné :
le déni du crime colonial par son refoulé pendant l’instruction du procès dans la fiction. C’est par l’indifférence au mobile du crime, pilier de sa forme littéraire, que le refoulé du juge devient possible dans la fiction et que l’Arabe meurt sot et le demeure jusqu’à nos jours dans Meursault, contre-enquête. Or, dans la réalité, les enfants de l’Arabe, la conscience blessée, se révoltent une fois pour toutes et portent le coup fatal au juge, par comble du hasard dans la région de Sétif en 1945.
En effet, Alice Kaplan avait réussi à retrouver la trace du juge qui a inspiré Camus et l’identifier parmi les victimes de ces événements. Camus avait assisté aux procès d’un nombre considérable de crimes de toutes sortes à Alger pour le compte de son travail journalistique et s’est inspiré, pour son roman, de ce juge qui sera tué à coups de couteaux dans le sétifois, pendant le génocide de 1945.
De toute évidence, la sottise est permanente chez tous les peuples, donc aussi chez les Algériens d’hier et d’aujourd’hui pour diverses raisons. Mais pour la dénoncer, comme le propose Kamel Daoud dans Meursault contre-enquête, le génie de l’écrivain devrait être amené à inventer la forme qui convient sans verser ni dans le déni ni dans le refoulé de sa mémoire et de son histoire. Or, le parti pris de Kamel Daoud tombe à point pour faire dire à Régis Debray, qui avait été chargé de lui remettre le prix Goncourt du premier roman : «Quand j’ai reçu votre roman, je me suis dit, c’est le livre d’un règlement de comptes avec le colonisateur, mais j’ai trouvé l’inattendu : une explication avec votre histoire, avec votre passé.» Comme si la colonisation ne faisait partie ni de l’histoire ni du passé de l’Algérie !
Il s’agit, en effet, du point de vue d’un romancier algérien disposé à contourner cette vielle polémique avec le colonisateur et même par deux fois, en une double négation : évacuer intentionnellement le mobile absurde du crime de Meursault dans la fiction, celui d’avoir tué un Arabe à cause du soleil, puis soustraire le soupçon de complicité qui pèse sur son auteur à l’édition française, pour ne pas provoquer encore une fois la vielle polémique restée toujours en suspens. Surtout lorsque celle-ci à de fortes chances de tourner à l’avantage du rétablissement de l’histoire dans la vérité du colonisé. En atteste l’indignation généralisée de la majorité des intellectuels et de la classe politique française face aux propos «incongrus» de criminalisation de la colonisation française en Algérie par le candidat à la présidentielle Emmanuel Macron.
Youcef Benzatat
(*) Alice Kaplan, chercheuse universitaire, auteure d’En quête de l’étranger, éditions Gallimard, 2016. Edition originale, Looking for The Stranger : Albert Camus and the life of a literary classic, University of Chicago press, 2016
Comment (32)