Interview – La sénatrice Samia Ghali à Algeriepatriotique : «Si Le Pen prend le pouvoir, elle ne le rendra peut-être jamais»
Algeriepatriotique : Quelle est votre analyse des résultats du premier tour de l’élection présidentielle française de 2017 ?
Samia Ghali : On sent en France une colère profonde. Cette élection l’a révélée nettement en plaçant Marine Le Pen aux portes du pouvoir et en hissant Jean-Luc Mélenchon en troisième position, mettant en échec les deux principaux partis qui ont rythmé la vie politique pendant 35 ans. Le premier tour de cette élection présidentielle fait état d’une gronde sociale profonde et d’une colère du peuple qui s’est transformée en volonté de transgression, de dépassement des schémas politiques habituels. Le principal enseignement que je tire de cette élection.
Comment expliquez-vous la victoire d’Emmanuel Macron au premier tour, alors qu’il n’a jamais été élu dans une mairie ni fait de la politique ?
Emmanuel Macron n’a peut-être jamais eu de mandat, mais il fait de la politique, et plutôt bien d’ailleurs, puisqu’il est arrivé en tête de l’élection présidentielle. Cependant, il n’a, malheureusement, pas encore gagné. Le score du Front national m’inquiète énormément, et la colère des Français qui se cache derrière, plus encore.
A quoi attribuez-vous l’échec cuisant de la gauche et de la droite, principaux partis, à cette élection ?
Les républicains et le Parti socialiste ont, en effet, essuyé un échec incontestable. Cet échec est de nature différente, la droite a été inaudible, car enlisée dans les affaires de son leader. Le Parti socialiste, quant à lui, s’est enfermé dans un entre soi qui lui a été fatal. Je connais bien Benoît Hamon, je sais qu’il a fait une campagne sincère, à l’image de son engagement politique. La gauche, loin d’être battue dans cette élection, s’est révélée, mais le Parti socialiste, je l’ai dit très tôt dès le mois de janvier, a laissé aux autres candidats, Jean-Luc Mélenchon ou encore Emmanuel Macron, le soin de faire la synthèse des forces de progrès à sa place.
Des appels sont lancés pour voter en faveur d’Emmanuel Macron par crainte de voir l’extrême droite arriver au pouvoir. Les électeurs suivront-ils ces appels ou bien y aura-t-il un fort taux d’abstention ?
Je suis très inquiète par la multiplication des appels à l’abstention, qui sont autant d’atouts pour la dédiabolisation du Front national.
En 2002, 500 000 personnes s’étaient élevées dans les rues de France pour dénoncer l’arrivée de Jean-Marie Le Pen aux portes du pouvoir. A leurs côtés, l’ensemble des partis républicains avaient lancé un appel, fort et unitaire pour appeler à faire barrage au Front national. Nous sommes loin de cette puissante mobilisation, et je le regrette. Aujourd’hui, les responsables politiques jouent avec le feu en laissant penser aux électeurs que toutes les idées se valent en politique. Il y a clairement une fissure dans le front républicain qui peut, en effet, permettre à Marine Le Pen d’accéder au pouvoir. Si le Front national prend le pouvoir, il ne le rendra peut-être jamais. C’est toute la différence avec les autres forces politiques. Le message doit être clair et sans état d’âme, il faut battre le front en votant Emmanuel Macron. C’est l’appel que je lance.
Selon vous, lequel de Macron ou de Marine Le Pen deviendra le nouveau locataire de l’Elysée et pourquoi ?
Je mettrai toutes mes forces dans cette bataille. Emmanuel Macron doit gagner cette élection présidentielle ; la deuxième hypothèse n’est pas envisageable.
Je me suis engagée à l’âge de 16 ans en politique ; au cœur de cet engagement, la lutte contre le Front national. En 1995, j’ai été élue à l’âge de 27 ans conseillère d’arrondissements dans ces mêmes quartiers populaires et cosmopolites où mes grands-parents immigrés algériens se sont installés, j’en suis devenue à force de travail et de volonté le maire. Cette même année, en février 1995, au quatre-chemins des Aygalades, à quelques mètres de l’endroit où j’ai grandi, un jeune Marseillais de 17 ans d’origine comorienne, Ibrahim Ali, était abattu d’une balle dans le dos par des colleurs d’affiches du Front national alors qu’il prenait le bus après une répétition de musique.
Ces deux histoires croisées sont tout un symbole de deux visions de la France, celle où les vraies valeurs de la République de liberté et de fraternité permettent à une petite fille née dans un bidonville de tout espérer, l’autre guidée par la haine qui conduit au chaos.
Certains politologues pensent que les résultats du deuxième tour sont déjà scellés en faveur de Macron. Quel est votre avis ?
Rien n’est scellé. Je ne suis pas dans la politique fiction, je suis au cœur du réacteur, sur le terrain. J’entends les craintes des ouvriers qui se battent pour garder leur emploi, celles des retraités et des femmes qui peinent à boucler leurs fins de mois ou encore ces jeunes qui trouvent difficilement leur place dans une société en mutation. Il y a une instabilité sociale, une colère en France qui me laissent une drôle d’appréhension, celle que tout peut arriver.
Dans cette période de crise morale et politique, les Français, et c’est humain, ont besoin d’autant de balises et de repères pour les éclairer dans le doute et l’hésitation. Face aux dangers du Front national, en conscience et en mémoire, la mobilisation de tous les responsables politiques des partis républicains et humanistes doivent parler d’une même voix et appeler à voter Emmanuel Macron ; ce n’est pas le cas aujourd’hui, je le dénonce.
Macron est présenté comme antisystème, alors qu’il est soutenu par tout un système politique, médiatique, bancaire…
Ce sont des discussions du «café du commerce»… Emmanuel Macron a réussi un pari, celui d’imprimer en France une nouvelle «façon de faire» de la politique en essayant de dépasser les principaux partis qui ont été au pouvoir ces 35 dernières années. C’était quitte ou double… Il a doublé ! La France ne fonctionne pas sur des oppositions, elle doit marcher sur ces deux jambes, d’un côté une politique sociale forte, de l’autre une économie développée.
Y aura-t-il une recomposition de la droite comme de la gauche après cette élection, selon vous ?
Cette recomposition de la droite et de la gauche est clairement déjà à l’œuvre, les résultats de l’élection présidentielle le démontrent. Les grands partis politiques – au premier rang desquels le Parti socialiste – ne pourront plus fonctionner sur les mêmes schémas que par le passé. Cette élection a été un électrochoc puissant pour eux, une mini-révolution que leur imposent les Français à travers les urnes.
Comment percevez-vous les relations entre Alger et Paris avec cette nouvelle configuration politique en France ?
Encore une fois, tout dépendra du résultat de dimanche. Si Emmanuel Macron devient le nouveau président, tous les espoirs sont possibles. L’Algérie doit être regardée comme une «sœur», un partenaire économique et politique naturel et essentiel. L’histoire est devant nous.
Emmanuel Macron a visité l’Algérie et la Tunisie. Il pourrait visiter le Maroc, une fois élu. Pensez-vous que Macron, en tant que très probable futur président de la France, va maintenir la préférence française pour Rabat ou tentera-t-il de rééquilibrer cette relation avec les pays du Maghreb ?
Il a choisi très tôt, dès ses premiers déplacements, à l’étranger de venir en Algérie. Je ne crois pas au hasard. Je vois dans ce déplacement, au-delà des symboles, une volonté de casser les monopoles établis. J’ai toujours plaidé pour un partenariat renforcé et soutenu avec l’Algérie. C’est dans l’intérêt de nos deux pays de travailler ensemble. Je pense que cela peut changer la donne et qu’il a compris l’intérêt de ce «new deal».
Qu’en est-il du dossier de la «repentance» exigée par de nombreux Algériens pour les crimes commis par la France coloniale en Algérie ? La France fera-t-elle un geste pour apaiser les tensions ?
Les Algériens sont extrêmement nombreux à venir en France, une solidarité et une vraie fraternité unissent nos deux peuples. Je crois que, désormais, un avenir apaisé est devant nous.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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