Nos rêves n’entrent pas dans vos urnes
Par Youcef Benzatat – Tel un slogan électoral, nos rêves n’entrent pas dans vos urnes, une phrase inscrite sur une grande banderole placardée sur un mur et dont la photo sera diffusée sur les réseaux sociaux, donne toute sa signification à l’abstention record aux législatives du 4 mai 2017.
Un taux d’abstention qu’il faudrait corriger, car celle-ci est de 63,32%, au lieu de 61,75% comme annoncé. Il s’agit probablement d’une erreur ! A cela, il faudrait rajouter approximativement 10% de bulletins blancs et tous autres bulletins d’humeur sur lesquels sont inscrites toutes sortes d’expressions en rapport avec le rejet du scrutin. Ce qui ramènerait le taux d’abstention à près de 75%, si l’on doit tenir compte d’éventuels bourrages des urnes par tout type de fraude, comme cela était le cas dans les élections précédentes. Car une pratique habituelle, devenue à la limite un rituel, ne pourrait disparaître sans changer les règles de l’organisation du scrutin. Ce qui n’était pas le cas cette fois-ci encore, où les garanties de transparence avaient fait défaut dans toutes les étapes de la procédure électorale.
Ce slogan, qui est écrit en noir sur un fond rouge, nous rappelle cette loi de la nature qui fait que le rouge ne se mélange jamais au noir, comme dans la nature humaine, où le désir de liberté ne peut s’accommoder de la servitude. Plus que le rejet de ce scrutin, cette banderole résume à elle seule la signification profonde de cette abstention massive et sans précédent : qui serait la rupture avec l’ensemble des acteurs du champ politique, aussi bien le pouvoir que l’opposition.
Mais au-delà du désir de liberté contre la servitude, c’est cet autre conflit entre rêve et urne qui nous interpelle en tant que citoyens, au moyen de cette exigence sans appel placardée sur un mur, qui pourrait être situé indifféremment partout ailleurs dans nos villes et villages.
Au-delà de l’image du déficit de l’éthique politique et de l’immoralité ambiante véhiculées par les acteurs politiques, caractérisées par des abus en tout genre : fraude électorale, compromission de l’opposition avec le pouvoir, corruption, détournement de biens publics, népotisme, favoritisme, excès de privilèges, d’incompétence, abus de pouvoir, détournement de la justice, répression, arbitraire, gaspillage des deniers de l’Etat… c’est tout le projet de société ainsi que le discours de légitimation qui l’accompagne qui semble être rejeté dans sa globalité.
L’écrasante majorité de la population, composée principalement de jeunes, voudrait certainement vivre avec son temps et dépasser l’aliénation schizophrénique dans laquelle elle est maintenue, entre une société rêvée et celle proposée au bout de ces urnes. Sortir définitivement de l’autoritarisme et du parti unique sous couvert d’une façade démocratique avec l’omniprésence de la police politique, en consacrant une véritable alternance au pouvoir et se donner les moyens constitutionnels pour la rendre inviolable. En finir avec le lavage de cerveau et laisser la liberté de conscience façonner les désirs. Bannir le matraquage religieux, la falsification de l’histoire, la zaïmisation des leaders politiques, l’instrumentalisation de la guerre de libération nationale, celle de l’identité ethnique, linguistique et les spécificités culturelles et raciales, les vieux mythes et tout ce qui participe à la régression vers des temps révolus. L’ouverture au monde et le bannissement de toute forme de racisme.
A y regarder de près, on constate que le champ politique actuel est surinvesti par cette dérive aliénante qui serait responsable de cette schizophrénie généralisée dans laquelle la majorité de la population semble être prise au piège.
Si le discours de légitimation du pouvoir et ses satellites idéologiques se fonde sur un nationalo-conservatisme, celui de l’opposition se scinde en deux blocs qui s’affrontent radicalement : d’un côté, le discours religieux qui se fixe comme horizon l’application stricte de la charia, et de l’autre, celui qui se fonde sur un parti pris de pureté culturelle et linguistique. A ceci près, que le champ d’aliénation politique semble se confiner entre une triangulaire se composant de berbérophones laïcs, d’arabophones islamistes et de berbéro-arabophones nationalo-conservateurs, sans qu’aucun de ces trois principaux acteurs politiques ne véhicule dans son projet de société une véritable souveraineté de l’Etat. Une condition essentielle à la démocratie et à l’inscription de la société dans la contemporanéité du monde avec ses exigences de respect des droits de l’homme, des libertés de conscience et de toutes les valeurs de modernité politique : justice sociale, rationalisation, développement économique, politique, social, culturel, humain, séparation des instances religieuses et militaires de l’Etat et substitution des valeurs identitaires, ethniques, raciales, crispations linguistiques, repli culturel, par celles d’ouverture à l’altérité et la disposition à la solidarité internationale.
Cette écrasante abstention à ces législatives du 4 mai laisse croire que le populisme, l’aliénation nationaliste, religieuse et identitaire, l’acceptation et la satisfaction de la redistribution de la rente et tout ce qui constituait à ce jour les fondements de la société ne fait plus rêver et qu’il faudra désormais un autre projet et un autre point de départ compatible avec les rêves des électeurs pour espérer qu’ils puissent renouer avec la vie politique et à l’adhésion aux processus électoraux à venir. Cette abstention est aussi une forme de rupture et de révolte pacifique qui sonne comme un avertissement, laissant la porte ouverte à la radicalisation et à plus d’hostilité encore si les choses en restent ainsi, nourries d’autisme et d’indifférence.
Y. B.
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