Interview – L’ancien DG de l’ARPT Ahmed Gaceb : «La loi est faite pour être appliquée»
L’ancien directeur général de l’Autorité de régulation de la poste et des télécommunications (ARPT) entre 2001 et 2006 voit dans l’affaire Vizada-Algérie un problème d’assimilation des lois par les responsables. Ahmed Gaceb, qui a participé activement à l’élaboration des textes d’application de la loi n°2000-03 du 5 août 2000 sur le secteur des télécommunications et de la poste, note que l’autorité de régulation «ne jouit plus pleinement de l’indépendance que lui confère la loi» et que le ministère de tutelle «outrepasse ses prérogatives». Interview.
Algeriepatriotique : Le ministère de la Poste et des TIC vient de décider le non-renouvellement de la licence d’exploitation accordée à la société Vizada-Algérie. Un tel refus est-il justifié, selon vous ?
Ahmed Gaceb : La réponse comprend deux volets, l’un juridique et l’autre de politique sectorielle. S’agissant du volet juridique, l’attribution des licences d’établissement et d’exploitation des réseaux publics de télécommunications est du ressort des pouvoirs publics et donc du ministère de la Poste et des TIC. Toutefois, l’autorité de régulation intervient dans le processus de vente de ces licences en vue de garantir aux soumissionnaires la transparence et l’objectivité du processus d’octroi et de les rassurer quant à la neutralité de l’administration.
L’octroi, le renouvellement – ou le non-renouvellement – et le retrait des licences dans le secteur des télécommunications sont encadrés par la loi n°2000-03 du 5 août 2000 fixant les règles générales relatives à la poste et aux télécommunications, le décret exécutif n°01-124 du 9 mai 2001 portant définition de la procédure applicable à l’adjudication par appel à la concurrence pour l’octroi des licences en matière de télécommunications et du cahier des charges des opérateurs. Ceci signifie que nous sommes en présence d’un cas de figure qui est très bien réglementé et que son traitement ne devrait souffrir d’aucune décision arbitraire.
Le décret exécutif n°01-124 sus-indiqué stipule dans son article 18 alinéa 2 que «la licence est tacitement renouvelée à son terme, à moins que l’autorité de régulation n’ait constaté des manquements graves de la part du titulaire». On est donc en présence d’une disposition réglementaire claire. Le refus de renouvellement ne peut être prononcé qu’en cas de manquements graves de la part de l’opérateur titulaire de la licence, et par manquements graves, il est entendu le non-respect par le titulaire des dispositions des textes législatifs et réglementaires ainsi que les conditions contenues dans le cahier des charges.
Ces manquements doivent être notifiés à l’opérateur par l’autorité de régulation, qui le met en demeure de se conformer aux textes juridiques qui régissent son activité. Aucune sanction ne peut être prononcée contre lui si les griefs qui lui sont reprochés ne lui ont pas été notifiés en leur temps et, surtout, lorsqu’il s’agit de non-renouvellement de licence.
Quant au volet de la politique sectorielle, il convient de rappeler que les pouvoirs publics, conscients de l’enjeu que constituent les technologies de l’information et de la communication dans le développement économique de notre pays, ont mis en œuvre dès les années 2000 une nouvelle politique sectorielle qui s’est matérialisée par la promulgation de la loi en août 2000 par le président de la République. Laquelle loi devant permettre le développement des services de télécommunications de qualité dans un marché concurrentiel. Le ministère des TIC et l’autorité de régulation devraient veiller à l’existence d’une concurrence loyale sur le marché des télécommunications et favoriser sa promotion, car elle constitue la clé de voute pour le développement des TIC dans notre pays. Une concurrence effective et saine dans un marché ne peut s’établir qu’avec un nombre respectable d’opérateurs. L’élimination par décision administrative d’opérateurs de télécommunications constitue un recul par rapport à la politique prônée par le gouvernement algérien et reconduira certainement le secteur à une situation de monopole.
La décision de non-renouvellement intervient après plusieurs correspondances favorables de l’ARPT qui contredisent complètement les arguments du ministère. Comment expliquez-vous une telle discordance ?
Cette question doit être posée aux intéressés eux-mêmes. Néanmoins, et comme je l’ai expliqué auparavant, la législation et la réglementation régissant le secteur des télécommunications sont très bien faites et encadrent avec précision tous les cas de figure qui peuvent se présenter. Dans le cas précis de la société Vizada-Algérie, si l’autorité de régulation, et non pas le ministère des TIC, car le seul interlocuteur des opérateurs est l’ARPT, était certaine que le titulaire de la licence ne respectait pas ses engagements, elle aurait, après les mises en demeure légales, établi un rapport circonstancié à l’attention du ministre des TIC, qui décidera de la suite à donner au dossier.
Au contraire, l’autorité de régulation a maintes fois rassuré le titulaire en lui annonçant que sa demande de renouvellement était en cours de traitement. Ceci m’amène à déduire que le processus de décision du non-renouvellement de la licence n’émane pas de l’ARPT, comme le stipule la loi. Lorsque les lois de la République ne sont pas respectées dans le texte et dans l’esprit, il y aura certainement des discordances entre ces institutions qui apparaissent au grand jour et conduisent inévitablement à la prise de décisions arbitraires.
Est-ce à dire que le ministère des TIC a outrepassé ses prérogatives en donnant des injonctions à une institution censée être indépendante ?
En principe, le ministère de la Poste et des Technologies de l’information et de la communication, au même titre que l’autorité de régulation, devrait être le garant de l’application de la législation et de la réglementation. Or, en agissant ainsi, dans le cas de la société objet de votre article, il outrepasse, en effet, ses prérogatives. Ce qui constitue, par conséquent, une preuve que l’autorité de régulation ne jouit pas pleinement de l’indépendance que lui confère la loi. Je me demande si derrière cette grave défaillance de l’autorité de régulation il n’y aurait pas un problème d’assimilation de la fonction de régulation de la part des responsables, tant du ministère que de l’autorité de régulation.
La société en question se dit lésée par une telle décision. Existe-t-il des voies de recours pour faire annuler ce qu’elle considère être un déni de droit ?
La loi relative au secteur des télécommunications a prévu le recours auprès du Conseil d’Etat au cas où l’opérateur contesterait la décision qui est prise à son encontre. Il est, toutefois, précisé que dans le cas d’un non-renouvellement de licence, un tel recours s’avère inefficace, car celui-ci n’est pas suspensif de la décision. Par ailleurs, il est également en droit d’introduire un recours auprès d’une juridiction compétente nationale ou internationale.
Selon vous, comment se peut-il qu’un secteur aussi névralgique que les télécommunications soit géré avec autant d’incohérence ?
Une règle générale qui concerne tous les secteurs d’activité, et pas uniquement le secteur des télécommunications : si les responsables commencent à s’écarter ou à interpréter les textes législatifs et réglementations à leur convenance, alors des incohérences apparaîtront, des décisions arbitraires tomberont, et plus encore… Les lois et les règlements sont faits pour être appliqués, sinon on ferait n’importe quoi.
Pensez-vous que l’ARPT joue réellement le rôle qui lui est assigné ?
Elle jouerait son rôle si elle veillait à une application stricte des textes juridiques, tant dans leur forme que dans leur esprit, et si elle défendait jalousement l’indépendance que lui garantit la loi.
Propos recueillis par Karim B.
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