Interview – Maître Ardavan Amir-Aslani : «L’Algérie a abandonné son rôle international au début des années 1980»
Maître Ardavan Amir-Aslani est avocat au barreau de Paris. Ce juriste d’origine iranienne, qui s’intéresse à la géostratégie du Proche-Orient et à la théologie comparée, vient d’éditer un livre sur la diplomatie algérienne dans les années 1970 intitulé L’âge d’or de la diplomatie algérienne. Dans cet entretien à Algeriepatriotique, maître Ardavan Amir-Aslani relève que ce qui est qualifié de «printemps arabe» était, en fait, «le couronnement de gouvernements de l’islam politique en lieu et place des gouvernements laïcs». Il explique, par ailleurs, les alliances contre-nature qui lient les démocraties occidentales au régime saoudien moyenâgeux, par le fait que les dirigeants occidentaux «considèrent que la raison d’Etat prime sur les droits de l’Homme». Ils ne voient donc aucune gêne à se rapprocher de ces monarchies pourvoyeuses de terrorisme dont la stratégie consiste à «manier la diplomatie du portefeuille» et à «utiliser l’argent pour s’acheter des allégeances». Interview.
Algeriepatriotique : Vous êtes très critique à l’égard du régime wahhabite dans vos écrits et vos interventions. Comment expliquez-vous la propension de la France sous tous les gouvernements à vouloir se rapprocher de cette monarchie moyenâgeuse ?
Maître Ardavan Amir-Aslani : Malheureusement, il y a une tradition en France : tous les gouvernants considèrent que la réalisation des grands contrats prime sur toute autre considération. Ainsi, l’espoir de réaliser des contrats commerciaux majeurs avec ce pays a fait en sorte que les gouvernants en France successifs depuis des décennies, ont fermé les yeux sur les agissements de l’Arabie Saoudite à l’échelle internationale, notamment en termes de financement de médersas et écoles coraniques marquées par leur tendance particulièrement rétrograde de l’islam.
Les intérêts économiques suffisent-ils à justifier ce soutien d’une démocratie occidentale à un régime totalitaire qui foule aux pieds les droits humains les plus élémentaires ?
Pour moi, non. Normalement, pour les pays européens, et pour la France non plus. Mais, dans la pratique, il semblerait que les dirigeants considèrent que la raison d’Etat prime sur les droits de l’Homme. De toute façon, quand vous regardez bien ces questions-là, vous verrez que même ces contrats-là ne se réalisent pas parce que [je vous rappelle que] la France a inventé le train à grande vitesse (TGV) et quand l’Arabie Saoudite, à un moment, a envisagé d’octroyer à un étranger la fameuse ligne «d’Allah», celle qui devait relier la Mecque et Médine, au lieu de choisir la France, elle a jeté son dévolu sur une entreprise espagnole qui agissait sous licence d’Alstom. La France qui a essayé de vendre le Rafale, n’a jamais réussi à le faire. Je dirai même que ce n’est même pas la perspective de réaliser des contrats ; c’est l’espoir inassouvi de voir les contrats se réaliser. C’est encore pire.
La France semble confrontée à un choix cornélien : soutenir ce régime matrice du terrorisme islamiste ou faire perdre des milliards d’euros à l’économie française chancelante. Comment analysez-vous cette approche de la politique saoudienne de la France ?
Malheureusement, depuis deux ou trois gouvernements français, les pétromonarchies arabes du Golfe ont tendance à croire qu’on peut acheter l’alliance de la France avec la promesse des contrats. Je dis bien la promesse des contrats parce que quand vous regardez bien, les contrats ne se matérialisent pas. La centrale nucléaire d’Abu Dhabi, au lieu d’être confiée à la France qui a presque 50 d’expérience en la matière, a été donnée à Kepco, une société sud-coréenne avec zéro expérience.
Mais, en fait, cet espoir de réaliser des contrats systématiquement, malheureusement fait croire au gouvernement français que la raison d’Etat, la perspective de création d’emplois suffit pour qu’on ferme les yeux sur les considérations aussi essentielles que les droits de l’Homme. Je dirai même que c’est encore plus grave que ça. Aujourd’hui, on subit en France les agissements de ce pays en matière de fourniture de l’idéologie salafiste-wahhabite qui est celle dont se revendiquent les terroristes qui s’en prennent à la population française et qui bénéficient de l’ossature idéologique saoudienne et de leur financement.
Comment expliquez-vous cela ?
Là vous posez une question bien délicate. La France a tendance à adopter la politique de l’autruche sur ces questions-là et à adopter l’explication saoudienne sur le financement du terrorisme, parce que l’Arabie Saoudite ne nie pas l’idée que l’argent puisse venir de ce pays, mais dit simplement que ce n’est pas le gouvernement qui finance mais que c’est la société civile saoudienne qui finance dans un pays où les femmes n’ont pas le droit de conduire et qui n’a jamais connu d’élections…
Le président américain rentre d’une visite bénéfique de Riyad, avec en poche des contrats s’élevant à quelque 380 milliards de dollars. Qu’est-ce que les Al-Saoud obtiendront-ils en contrepartie de ce deal ? Qu’est-ce qui a été négocié, selon vous ?
Ce qui a été proclamé par Trump, c’est-à-dire le soutien sans faille des Etats-Unis dans le cadre de ce que les Saoudiens perçoivent comme étant un conflit avec l’Iran. Les Saoudiens, en fait, maîtrisent un art ; celui qui consiste à manier la diplomatie du portefeuille, utiliser l’argent pour s’acheter des allégeances et c’est ce qu’ils ont fait avec les Américains. Je vous rappelle que le président Trump a prononcé un discours particulièrement hostile à l’Iran. Mais les Saoudiens ont mis la charrue avant les bœufs parce que, pour pouvoir donner 400 milliards de dollars aux Américains dont presque 1/3 pour les contrats d’armements, encore faudrait-il avoir cet argent. Or, chacun sait que les Saoudiens disposaient au maximum de 750 milliards de dollars de réserves à l’étranger et que ces réserves sont aujourd’hui inférieures à 400 milliards, en conséquence de la politique dépensière du gouvernement saoudien, la guerre au Yémen, puis leur besoin pour se maintenir au pouvoir de faire la distribution du cash.
Le Qatar et l’Arabie Saoudite se livrent une guerre par médias interposés. Qu’est-ce qui oppose ces deux Etats membres influents du CCG ?
Les deux familles royales partagent une même interprétation de l’islam puisque aussi bien les Al-Saoud que les Al-Thani sont des wahhabites et les Al-Thani trouvent leurs origines dans le Nadjd, d’où est originaire la famille Al-Saoud. Depuis le temps d’Abdelwahhab, l’un et l’autre ont des prétentions pour diriger les villes saintes de l’islam. Et puis le Qatar essaye de marquer une indépendance par rapport aux Saoudiens en essayant d’adopter une ligne soi-disant indépendante, puisque vous avez les Qataris qui soutiennent les Frères musulmans et les Saoudiens qui soutiennent les salafistes. Et là où cela dérange les autres monarchies, c’est que les Frères musulmans sont un mouvement où le pouvoir part du bas vers le haut, de la légitimité populaire vers le haut, alors que dans les pétromonarchies arabes du Golfe, c’est plutôt l’inverse. C’est un droit féodal, c’est du haut vers le bas.
Les Iraniens viennent d’élire M. Rohani à la tête du pays. Les capitales occidentales semblent avoir accueilli cette élection avec soulagement. Un rapprochement entre Téhéran et l’Occident est-il possible selon vous, sur fond de profondes divergences sur le dossier syrien ?
Je pense que, in fine, les Européens comprennent une réalité : c’est que s’il n’y avait pas les forces pro-iraniennes chiites, kurdes, Bagdad serait tombé au lendemain de la prise de Mossoul. Damas serait tombée. Imaginez la force qu’aurait ce mouvement abominable que Daech en contrôlant un pays comme l’Irak, principale réserve gazière au monde ! Je pense que malgré la rhétorique, aussi bien les Iraniens que les Européens mènent un combat unique contre le fascisme incarné par Daech. Donc, les positions ne sont pas aussi distantes qu’on peut l’imaginer.
Le terrorisme frappe l’Europe et la contre-attaque paraît dérisoire face à la menace que représentent Al-Qaïda, Daech, Al-Nosra, etc. L’Occident a-t-il la capacité et, surtout, la volonté de venir à bout de ce phénomène ?
La capacité, oui. La volonté, non. Car tant que les pays européens ne s’en prennent pas aux racines du problème, c’est-à-dire là d’où vient l’argent – c’est-à-dire l’Arabie Saoudite, là d’où vient le message wahhabite-salafiste. Tant que vous n’exercez pas de pressions sur l’Arabie Saoudite pour que le financement de ce mouvement cesse, pour que les chaînes de télévision et radios saoudiennes cessent de propager les messages salafistes d’invitation à la haine et au meurtre. Tant que vous ne prenez pas le problème à la racine, cela va continuer. Ce n’est pas par des mesures policières qu’on va régler le problème du terrorisme. C’est par des mesures radicales à l’échelle internationale, en coupant les financements et les courroies de transmission du message wahhabite.
N’y a-t-il pas une contradiction dans le discours de ce même Occident qui dit vouloir combattre le terrorisme et qui arme les «rebelles» en Syrie près avoir soutenu les milices islamistes en Libye pour renverser le régime de Kadhafi ?
Absolument. L’Occident a commis plusieurs erreurs en la matière. On avait, en fait, le discours qui n’était pas en concordance avec les actes. Kadhafi, on peut dire tout ce qu’on veut, bien entendu, c’était un dictateur et un régime stalinien autoritaire, mais il y avait un régime séculier et une forme de stabilité dans le pays. Regardez ce qu’est devenu ce pays ! Il est divisé en trois, la Cyrénaïque d’un côté, la Tripolitaine de l’autre, avec la région du Nord et du Centre incontrôlée. Le gouvernement revendique une légitimité alors qu’il n’arrive même pas à occuper la capitale. Vous voyez là, l’exemple d’une incohérence. Et la première chose qu’a faite ce gouvernement soi-disant libre de l’après-Kadhafi, c’était d’autoriser la polygamie et de réintroduire la charia dans le pays et qui avait été bannie.
Pareil en Syrie, on proclame le combat contre le terrorisme et on soutient des mouvements comme Al-Nosra – comme le fait le Qatar –, des mouvements incontestablement terroristes, recensés et identifiés comme tels. Cela va à l’encontre même du message proclamé de l’Occident.
Votre livre La guerre des Dieux, géopolitique de la spiritualité, est un point de vue à part qui relève l’emprise du fait religieux sur le devenir d’Etats entiers à travers le monde. Comment expliquez-vous ce retour en force ou plutôt cette mondialisation du fait religieux de nos jours ?
Deux choses principalement : au niveau de l’islam, c’est la frustration de la population musulmane en Europe de par l’inégalité de l’accès aux emplois dans ces pays. Deuxièmement, c’est le sentiment d’humiliation que les peuples arabes subissent globalement dans leur pays en fonction des gouvernements qu’ils ont et en conséquence du conflit israélo-palestinien. Chez les Chrétiens, également, dans le monde entier, subsiste le problème du mal identitaire qui fait qu’on trouve refuge dans la religion. C’est pareil pour le reste des religions.
En fait, ce livre, paru en 2011, a su prédire quelque part ce qui se passait dans le monde musulman avec ce qui était qualifié de «printemps arabe» mais qui était, en fait, le couronnement de gouvernements de l’islam politique en lieu et place des gouvernements laïcs. Quand on regarde bien le problème, on se dit : «Qu’est-ce qui a disparu ?» Ce sont les républiques laïques alors que les monarchies théocratiques sont restées.
Vont-elles durer longtemps, selon vous ?
Je pense qu’elles vont encore durer des décennies et des décennies.
Vous avez consacré tout un livre sur l’âge d’or de la diplomatie algérienne de 1962 à la fin des années 1970. Qu’est-ce qui a permis un tel succès, selon vous ? Celle d’aujourd’hui, en est-elle différente ? Comment est-elle perçue par les officines occidentales ?
L’Occident n’a pas trop envie de reconnaître – si vous voulez – le rôle primordial que l’Algérie a joué à l’échelle planétaire. Il faut savoir qu’à un moment-donné, Alger était la capitale de tous les mouvements révolutionnaires africains et d’Amérique latine.
Pour moi qui suis Iranien, l’Algérie a, dans un moment phare et critique du devenir de l’Iran, à l’époque moderne, a joué un rôle majeur dans la guerre de 1975, entre l’Iran et l’Irak. Et sous l’égide, justement, du président Houari Boumediene, un accord avait été obtenu entre l’Irak et l’Iran, délimitant les frontières. La diplomatie algérienne a eu un martyr dans cette guerre, en la personne du ministre des Affaires étrangères, Mohamed-Seddik Benyahia, dont l’avion qui le transportait avait été abattu par un missile irakien de Saddam Hussein.
L’Algérie, où c’est le seul peuple arabe qui a su dire non, le seul à avoir mené une révolution nationale, l’Algérie a le monopole intellectuel sur le droit de se révolter. Ce droit-là a été assumé par les dirigeants algériens depuis l’indépendance jusqu’au début des années 1980. Malheureusement, par la suite, l’Algérie a abandonné ce rôle international et s’est repliée sur elle-même. Regardez aujourd’hui les conflits en Afrique, du nord au sud et même ailleurs, vous vous imaginez quel rôle l’Algérie aurait pu jouer en la matière et qu’elle ne joue plus ? Il y a aujourd’hui un véritable besoin de l’Algérie.
L’Algérie ne joue plus son rôle donc…
Il y a aujourd’hui une carence au niveau de la direction du monde arabe et africain, au niveau d’une troisième voie qui est la voie algérienne. Mais l’Algérie connaît un certain nombre de problèmes aujourd’hui. Elle a vécu une crise interne avec l’irruption de son propre mouvement islamiste. Il ne faut pas oublier que votre pays a connu et vécu, pendant dix ans, un cauchemar à l’instar de ce que vit la Syrie aujourd’hui.
Globalement, je peux dire que l’Algérie est aujourd’hui victime d’un repli sur soi à cause de ses problèmes internes : risque de dérapage islamiste, difficultés par rapport à la baisse des revenus pétroliers dans un pays si jeune et rempli d’espoir, et aux besoins desquels il n’arrive malheureusement pas à répondre, outre l’absence d’encouragement international. Tous ces facteurs font que l’Algérie n’est pas en mesure d’agir aujourd’hui comme ce pays pourrait le faire.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et Houneïda Acil
Comment (19)