La schizophrénie de Boudjedra et l’hypocrisie ambiante
Par Youcef Benzatat – Le début du Ramadhan s’annonce très agité en péripéties publiques défrayant les chroniques. Tantôt suivies de réactions grégaires d’un déchaînement d’une rare violence de la part de la grande masse de l’opinion publique. Tantôt par un état de dilettante qui laisse planer le doute sur une odeur de gaz dans l’air chez les élites, les intellectuels, les journalistes et chez beaucoup de cadres des professions libérales et publiques. N’est-ce pas que la fraude aux dernières législatives a été totale, transparente, jusqu’au mépris de la chose démocratique. Les jeux sont faits. La dictature a triomphé. Circulez !, il n’y a rien à espérer.
Hocine Rizou, PDG de Naftal, fut lynché et humilié en public à travers les réseaux sociaux, que relaya les médias sans trop de commentaires, pour une affaire de mœurs présumée, qui cache en vérité une volonté occulte de se débarrasser d’un empêcheur de jouir de l’état de grâce que procure le reniflement du gaz. Humilié pour avoir osé moraliser le fonctionnement de son entreprise. Quelques voix se sont indignées brièvement devant cette ignominie avant de la refouler brutalement du débat public. Pourtant, cette affaire est assez grave par le fait qu’elle a convoqué sur la place publique le débat sur la dérive de corruption qui affecte les entreprises publiques et, au-delà, de la moralisation de toute la vie publique. Ce qui attribue à son action un caractère éminemment politique.
Suite à cette affaire, Hocine Rizou fut hospitalisé pour un malaise cardiaque et licencié de son poste. Une pétition fut lancée pour sa réintégration à son travail, qui fut ignorée, aussi bien par l’opinion que par les médias et les élites. La moralité du traitement de cette affaire nous dévoile l’absence d’intérêt pour l’action politique qui interpelle l’opinion, pour son association à la lutte pour la moralisation de la gestion des affaires publiques. Autrement, c’est la consécration de la dictature, suivie d’une période de dilettante pour les uns et qui verra le peuple mordre la poussière à plein salive.
Au même moment, l’ancien moudjahid et écrivain de renommée internationale, Rachid Boudjedra, avait subi une mésaventure d’humiliation sur une chaîne TV dans les règles. Une humiliation dont il est le seul responsable. Un piège qu’il s’est tendu à lui-même et dans lequel il est tombé jusqu’au ridicule. Empêtré qu’il est dans une schizophrénie religieuse depuis qu’il a abandonné le combat politique, pour devenir un intellectuel organique, il s’est avéré impuissant à déclamer publiquement son athéisme. Sa désertion du combat politique par contre, il la revendique sans aucune gêne. Depuis longtemps déjà.
A ce propos, il avait avoué lors d’une conférence débat au théâtre régional de Constantine, au tournant des années Boumediene, au tout début des années 1980, en réponse à une question de l’auditoire : «Vous vous situez où par rapport au pouvoir ?», sa réponse fut sans équivoque : «Je me situe dans la Constitution», bien que celle-ci ne bénéficiait d’aucune légitimité. Une Constitution ayant validé le régime autoritaire et prédateur dans lequel nous sommes à ce jour pris en otages. D’ailleurs, il n’était pas à sa première humiliation publique. Lors de la polémique autour du roman Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud, dans un élan de concurrence avec ce dernier en matière de critique de la religion, il avait déclaré avec force son athéisme sur le plateau d’une chaîne TV, pour se rétracter quelques moments plus tard.
C’est dire que sa schizophrénie ne relève d’aucune pathologie, mais bel et bien d’un manque de courage ou simplement d’un opportunisme politique. Kateb Yacine pencherait plutôt pour la première hypothèse. En effet, un jour, Boudjedra qualifia l’arrêt de production littéraire de ce dernier d’une situation d’impuissance dans laquelle se trouve par moments l’écrivain, à quoi lui retorqua l’auteur du cercle des représailles : «Ceci est le langage des impuissants !»
Paradoxalement, l’ivresse due au reniflement du gaz a précipité les biens pensants dans la société à crier au scandale public, en incriminant la chaîne TV et oubliant la schizophrénie de Rachid Boudjedra. Au lieu de l’aider à supporter le poids lourdement conservateur de la société et le soutenir dans l’expression de sa liberté de conscience, ce qui aurait attribué à cette action un caractère hautement politique. Au lieu de cela, on a eu le droit à une foule de pompiers pyromanes, allant jusqu’à l’organisation d’une marche pour réclamer la fermeture de ce média, qui aura pour conséquence directe la restriction de la liberté d’expression et en enfonçant encore un peu plus la schizophrénie religieuse de la société.
A se demander s’il y a vraiment une chaîne de télévision ou même la presse, publique ou privée, dans le champ médiatique algérien, qui ne recourt pas d’une façon ou d’une autre, avec plus ou moins de sournoiseries, au prosélytisme et qui n’use pas de méthodes inquisitrices. Même l’école et l’espace public sont dominés par cet état de fait. Est-ce à dire que gagner la bataille contre Ennahar TV, c’est gagner la bataille contre le bigotisme dans lequel la société et les institutions publiques sont aliénées ? En se gardant bien de préciser que leur action n’a aucun caractère politique, on est amené à conclure que l’on se dirige tout droit vers une nouvelle forme de schizophrénie, politique cette fois, dans laquelle on ose plus affirmer notre volonté de se défaire de la dictature, conservatrice et à la limite du théocratique, dont on s’accommode comme on peut, bien que notre désir profond serait d’aboutir à un Etat de droit dans un régime laïc et démocratique.
On sera tenté de mettre tout ça sur les effets du jeûne par un temps très chaud, avoisinant par moments et dans des endroits près de 40 degrés Celsius, si ce n’était la gravité de ces faits en chaîne, qui se répètent et se suivent, mobilisant l’ensemble des médias et des élites organiques dans des postures quelque peu douteuses et hypocrites.
Y. B.
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