Boudjedra : du déni à la paranoïa?
Par Youcef Benzatat – Interrogé par le magazine Le Point dans un article paru le 8 juin 2017, intitulé «La société algérienne est submergée par l’islamisme», à propos de l’affaire de la vidéo de la caméra cachée d’Ennahar TV, Rachid Boudjedra fustige la population algérienne sur son aliénation dans un islam très conservateur avec comme conséquences des comportements intolérants et extrêmement violents et déclare avoir cru à un «enlèvement par des terroristes».
Pour un intellectuel, écrivain et doyen de «l’élite athée» comme il le prétend lui-même dans cet article, on attendait de lui une analyse à la hauteur de son rang. Ce fut une déception totale. On ne demande pas à un intellectuel de faire un constat sur le visible, celui qui est accessible au commun des observateurs de l’espace public, mais d’éclairer l’opinion sur les processus qui ont été à l’origine des situations observées en tant qu’aliénations dangereuses pour la société et de proposer des solutions ou, à la limite, ébaucher des éléments d’explication pour y remédier afin de parvenir à élever la société à plus de développement et d’émancipation. En ce sens que le rôle de l’intellectuel dans sa société c’est de se positionner en référent, comme une lanterne, pour baliser les chemins obscurs et accompagner ses contemporains vers plus de lumière.
En fait, à l’issue de son intervention dans ce magazine, on apprend que la population algérienne est profondément aliénée dans l’imaginaire mythologique religieux, avec comme conséquence une attitude généralisée d’intolérance et de violence intégriste. Un constat qui n’échappe à personne ; la population elle-même se plaint de cette aliénation infernale dans laquelle elle se sent piégée et dont elle ne sait plus comment s’en sortir. Car dans ce genre de situations, l’affirmation de sa foi dans un environnement saturé de signes de croyance et de pratique religieuse de manière excessivement ostentatoire est un gage d’intégration pour tout membre de cette communauté et lui évite de fâcheux désagréments. En atteste le boycott des partis islamistes lors des dernières consultations électorales.
Si dans cet entretien, Boudjedra remet en question la loi sur la réconciliation nationale – du bout des lèvres du reste – qui a permis la libération des prisonniers islamistes responsables de la barbarie des années 1990, ce n’est pas pour dénoncer son impact psychologique sur la société en termes de sentiment d’impunité qui lui est associé, mais plutôt pour préciser que ces derniers ont profité de la complaisance du pouvoir pour leur enrichissement dans les affaires. Ce qui est remis en question n’est pas à proprement parler le danger de contamination ou d’influence de la population par l’aspect fanatique de leur comportement, mais plutôt le sens de la prédation.
On attend sans doute plus d’engagements d’un intellectuel de son rang à aller à la source du problème. Car ce fanatisme n’émane pas en a priori de la population elle-même. Celle-ci apparaît d’emblée comme victime d’une instrumentalisation de la foi par le pouvoir pour perpétuer sa domination. Le principal responsable de ces intolérances et de ces violences religieuses c’est le pouvoir lui-même, qui réprime toute velléité d’émancipation de la religion dans la société. Tout en orchestrant une idéologie structurante autour des institutions et de la gestion de l’espace public. Le créationnisme érigé comme doctrine fondamentale dans l’éducation nationale où l’on apprend aux enfants comment laver les morts selon le rite religieux musulman au lieu de leur apprendre la tolérance de la différence. L’encouragement de la construction de mosquées au détriment de centres culturels, de bibliothèques municipales, de structures d’édition et de commercialisation du livre et d’organisation de manifestations culturelles à l’échelle locale et nationale. La saturation des programmes télévisuels des médias publics par les sujets religieux, y compris l’appel à la prière qui vient entrecouper toute émission en cours cinq fois par jour.
Quant à la violence religieuse, on ne peut nier que celle-ci émane essentiellement du pouvoir contre la société. Ce n’est pas la population qui persécute et embarque les non-jeûneurs et les amoureux qui s’isolent aux commissariats de police, ce sont bien les forces de sécurité. Ce ne sont pas les musulmans qui persécutent les chrétiens dans certaines régions du pays, mais bel et bien les forces de sécurité. Les atteintes à la liberté d’expression par l’emprisonnement de blasphémateurs, ce n’est pas non plus la population qui en est responsable, mais bel et bien l’institution judiciaire. L’article 2 de la Constitution, qui affirme que l’islam est la religion de l’Etat et l’éligibilité à l’exercice du pouvoir est tributaire de l’adhésion à la foi islamique, ce n’est pas la population qui l’impose.
Si à la suite de l’affaire qui l’oppose à Ennahar TV, on apprend que l’actuel président de l’Autorité de régulation de l’audiovisuel (Arav) Zouaoui Benhamadi est menacé d’être démis de ses fonctions, ce n’est pas pour le sanctionner d’avoir contribué à l’intolérance et à la violence religieuse sur un média, mais plutôt pour le sacrifier en tant que lampiste pour calmer les esprits face à cette affaire qui commence à s’ébruiter au niveau international.
Au lieu d’aller crier dans les colonnes du magazine Le Point que la société algérienne est submergée par l’islamisme alors que c’est le pouvoir qui l’inonde avec, Boudjedra aurait mieux fait d’affronter ce pouvoir sur ses dérives par l’instrumentalisation de la religion contre la société. Au lieu de se contenter de son statut d’écrivain, d’ancien moudjahid, de communiste et d’athée et de fantasmer dans le délire paranoïaque de l’enlèvement terroriste, il aurait mieux valu pour lui de continuer son combat révolutionnaire entamé depuis son engagement dans la lutte pour la libération nationale et d’assumer son rang d’intellectuel éclairé.
Y. B.
Comment (41)