Le Qatar piégé par ses ambitions démesurées (I)
Par Mohamed Daoud – La tournée de Donald Trump au Moyen-Orient et en Europe, à peine terminée, que de grandes manœuvres sont lancées par les Saoudiens, les Emiratis, le Bahreïn et l’Egypte contre le Qatar et son émir. Les rivalités entre ces Etats du Golfe, devenus par la grâce d’un boum pétrolier des puissances financières, n’expliquent pas tout, d’autres éléments relatifs à la politique interne propre à chaque pays sont à prendre en considération.
Le Qatar, membre du Conseil de coopération des Etats arabes du Golfe (CCG), à côté du Bahreïn, du Koweït, d’Oman, de l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis (EAU), a émergé d’une manière retentissante sur la scène régionale et internationale à la faveur des révoltes du «Printemps arabe». Tout a commencé dans la nuit du 23-24 du mois mai dernier lorsque l’agence de presse officielle a été piratée et instrumentalisée à des fins de fabrication de déclarations anti-saoudiennes et anti-émiraties attribuées au prince émirati. Une campagne médiatique hostile au Qatar a été déclenchée, suivie d’une rupture des relations et un embargo économique draconien.
Le Qatar, dont la superficie est de 11 571 km2, est une petite péninsule qui se situe au flanc de l’Arabie Saoudite et dont le sous-sol abrite plus de «la moitié des réserves mondiales de pétrole»(1). Avec un PIB des plus élevés dans le monde, c’est-à-dire 96 000 dollars, d’après le FMI, le Qatar est troisième producteur mondial de gaz naturel (derrière la Russie et l’Iran) et premier exportateur de gaz liquéfié de la planète, le pays possède depuis 2005 un fonds souverain dont le capital actuel est estimé à plus de 100 milliards de dollars(2). Conscients de leur dépendance aux hydrocarbures, les dirigeants du Qatar tentent de la dépasser en recourant à une stratégie de diversification économique en s’appuyant sur trois piliers : l’économie de la connaissance, le tourisme et l’industrie du sport. C’est dans cette perspective que l’Emirat a lancé un plan d’investissement de plus de 100 milliards de dollars afin d’accueillir le mieux possible les grandes compétitions internationales, le Mondial 2022 et les Jeux olympiques de 2024 sont dans sa ligne de mire. Tel un conte de fée, et comme jaillie des sables du désert, sa capitale Doha est devenue une ville ultramoderne, les meilleurs architectes du monde s’y sont attelés à la façonner et l’embellir. Sur le plan des investissements économiques à l’étranger, le Qatar est présent partout et dans tous les secteurs économiques, en Europe, en Egypte, en Algérie, en Tunisie et dans plusieurs pays en Afrique.
De par cette position géostratégique jouxtant une partie du monde arabo-musulman et son immersion dans le golfe persique, juste en face de l’Iran, ce micro-Etat occupe une place centrale dans le golfe arabo-persique, à mi-distance entre le sud de l’Irak et le détroit d’Ormuz, et intéresse au plus haut point les grandes puissances du moment. Le Qatar veut saisir ces opportunités, en affichant ses ambitions de puissance régionale et s’obstine à vouloir jouer dans la cour des grands, comme l’un des acteurs les plus influents dans cette région du Moyen-Orient. Mais en dépit du nombre restreint de ses habitants autochtones (à peu près 200 000) et deux millions d’étrangers, les autorités de ce pays se sont donné tous les moyens pour devenir visibles sur tous les plans : diplomatique, médiatique, académique et sportif. S’appuyant sur une vision de développement consignée dans un document «Le Qatar National Vision 2030»(2), qui trace les grandes lignes d’un ambitieux programme de développement sur tous les plans, ce miro-Etat déborde d’ambitions ; «il occupe régulièrement le devant de la scène et ses engagements, tant dans les domaines politique, économique que sportif, suscitent de nombreuses interrogations»(3).
Il faut signaler que cet ambitieux programme exige une main-d’œuvre qualifiée, des compétences avérées et un management avancé. Devant ce manque, les autorités de ce pays seront obligées de recourir au recrutement, avec de fortes rémunérations, de travailleurs étrangers dans tous les secteurs, créant par là de véritables bouleversements démographiques, économiques et culturels. La monarchie comme système politique a également subi des transformations, avec la promulgation d’une Constitution avant l’indépendance de ce pays qui était sous tutelle britannique depuis 1916 jusqu’à 1970. La loi fondamentale de ce pays a été maintes fois amendée pour apporter des changements, sans toucher à la nature du système politique qui demeure «une monarchie semi-autoritaire où l’émir concentre l’essentiel des pouvoirs»(4), soit un système politique héréditaire où les successions se font généralement par des «révolutions de palais» ou des destitutions du fils contre son père.
Il y est stipulé également, dans ce texte fondateur, que la religion de l’Etat est l’islam, dans la perspective de trouver une symbiose entre la religion, les libertés fondamentales et le système monarchique dynastique. Ancré depuis, cette région où l’islam a fait son apparition, le Qatar adopte cette religion depuis le début du VIIe siècle et intègre la grande communauté des musulmans. Mais malgré son attachement, réel ou virtuel, à la démocratie, le pays demeure attaché à la version wahhabite de l’islam.
Mais au-delà de l’idéologie officielle, le Qatar tente de trouver une place dans le concert des nations modernes et avancées. Et il se donne les moyens en multipliant des actions pour séduire l’opinion internationale en installant des structures médiatiques, telle la fameuse chaîne qatarie El-Jazzera et structures académiques telles que le Centre arabe de recherches et d’etudes des politiques, comme devantures pour améliorer son image et la rendant visible et attrayante. D’ailleurs «le Qatar a besoin de s’afficher pour exister. Grâce au “soft power” – dans les médias et le sport, en particulier –, l’Emirat a pu sortir de l’anonymat. C’est en grande partie cette équation qui explique son dynamisme grandissant»(5). Mais pourquoi les dirigeants du Qatar courent-ils dans tous les sens pour devenir ce qu’ils sont : une puissance régionale incontournable ?
De l’influence à la volonté de puissance
D’après une anecdote rapportée par plusieurs sources, le jeune prince, Cheikh Hamad Ibn Khalifa Al-Thani, a été ulcéré par une question émise par un agent de l’immigration britannique qui lui aurait un jour demandé : «Mais le Qatar, où est-ce ?» Alors il décida de prendre sa revanche en faisant de son pays une contrée connue et reconnue, ce qu’il tenta de faire une fois arrivé au pouvoir. Une stratégie de marketing à grande échelle sera développée en direction de l’opinion internationale par l’émir, qui fera équipe avec sa seconde épouse, Cheikha Mozah(6), celle-ci fera désormais figure d’une femme musulmane moderne, et elle sera partie prenante de tous les projets de l’Emirat. La mise en place la chaîne qatarie Al-Jazeera figure parmi les actions les plus pertinentes dans la stratégie adoptée par le couple.
Al-Jazeera, le fer de lance de l’Emirat
Considérée par plusieurs observateurs comme la «CNN arabe», Al-Jazeera est venue, dès sa création en 1996, combler un énorme vide en matière d’information et de communication dans un monde arabe où la liberté de s’exprimer ou de s’informer reste très problématique. Elle a été lancée par le Cheikh Hamad Bin Khalifa Al-Thani, un an après avoir accédé au pouvoir en destituant son propre père.
En très peu de temps, la chaîne est arrivée à capter l’attention de nombreux téléspectateurs dans le monde arabe et dans d’autres pays. Son influence et son audience vont grandir au fil du temps, et ceux qui s’intéressent à ces programmes sont estimés «à près de 50 millions»(7). Soutenue par les finances de ce petit Emirat, ses initiateurs la conçoivent sur «le modèle nord-américain»(8), en lui accordant «un professionnalisme indéniable, une liberté de ton jusque-là inconnue dans les médias arabes et une antenne ouverte à de nombreux opposants des régimes en place au Maghreb et au Proche Orient»(9). L’incontestable succès populaire de la chaîne a été éclatant. Sa «ligne qui mêle panarabisme, sensibilité islamisante et libéralisme a assuré le succès de la chaîne et sa popularité, que les autorités de Doha ont transformée en capacité d’influence»(10).
Les soulèvements du «Printemps arabe» vont amplifier son audience et son impact. Son implication auprès de la «rue arabe» n’est pas passée inaperçue, d’où les multiples questionnements quant à sa neutralité et son impartialité face aux différents mouvements politiques et pays du monde arabe.
Pour qui roule Al-Jazeera? En fait, le Qatar en a fait un «bras médiatique»(11) pour s’imposer comme acteur incontournable sur l’échiquier régional, et un instrument diplomatique sur le plan international. Le Moyen-Orient, région où se concentrent les principaux enjeux géopolitiques et où les tensions politiques, militaires et religieuses sont très importantes sont autant d’opportunités pour cette chaîne pour s’y investir dans l’information. En plus de sa version en langue arabe, la chaîne lance une autre chaîne dans la version anglaise, qui va attirer l’attention du public et des observateurs internationaux. Le sport suivra à travers les chaînes Bein Sport, à caractère mondial, et qui monopolisent la diffusion des rencontres, tant nationales qu’internationales.
Al-Jazeera et le «Printemps arabe»
Durant les soulèvements du «Printemps arabe», la chaîne qatarie diffusait en direct et en continu les manifestations de la Place Et-Tahrir, au Caire, et dans les deux versions arabe et anglaise, ce qui a permis au public du monde arabe et à tous les observateurs internationaux, «y compris les plus hauts responsables politiques de la Maison-Blanche»(12) de suivre ses programmes et de les apprécier. Et c’est comme ça qu’Al-Jazeera«a donc pris une place à part entière dans les dynamiques de la région»(13). Elle est montée en puissance grâce aussi à sa facilité d’obtenir en exclusivité des images ; la diffusion de la première vidéo de Ben Laden, après les évènements du 11 Septembre 2001, par exemple, a créé un véritable coup médiatique. Al-Jazeeraapparaît alors comme un média atypique et iconoclaste, d’où les questionnements sur ses objectifs et sur son fonctionnement.
Il est évident, de par son statut de support médiatique lié à la famille régnante que celle-ci lui fixe les objectifs et la ligne éditoriale à suivre tout en laissant une grande liberté de ton aux journalistes et à leurs invités dans les talk-shows. En effet, la chaîne a rompu avec les pratiques consacrées dans la région, en donnant la parole aux opposants des régimes arabes, aux officiels israéliens et même aux responsables d’Al-Qaïda. Cependant, deux événements vont peser lourdement dans l’apogée fulgurante de cette chaîne : les évènements du 11 Septembre 2001 et la révolte égyptienne pour avoir pu assurer le monopole de la collecte de l’information et de sa diffusion.
Du fait qu’elle était la seule chaîne autorisée à Kaboul, elle détenait «le monopole sur toutes les images qui seront transmises de par le monde, ensuite parce qu’elle accepte de jouer le rôle de vitrine pour Ben Laden et les autres kamikazes en diffusant les nombreuses vidéos que ces derniers lui font parvenir»(14).
La couverture de la guerre imposée par les Américains au peuple irakien et la diffusion en direct des images de plusieurs révoltes dans le monde arabe ont permis à cette chaîne de renverser la tendance et de ramener le public des téléspectateurs arabes à rompre avec les traditionnels médias occidentaux BBC (anglais) et CNN (américain), et ainsi à suivre les événements qui agitent la région sur cette chaîne qatarie. Une nouvelle lecture des événements leur est proposée à partir de ce média, les interprétations des faits s’accordaient plus ou moins avec leur culture politique. Cependant, la chaîne qatarie est devenue incontournable pour les pays du monde entier (avec son édition en anglais notamment), pour les Etats-Unis déjà en 2004 ; pour l’Europe et l’Afrique du Nord plus récemment(15).
M. B.
Professeur à l’unversité Ahmed-Benbella, Oran 1
Références
1- Voir : http://www.connaissancedesenergies.org/situation-energetique-du-qatar-151029
2- Qatar National Vision 2030 http://www.mdps.gov.qa/en/qnv1/Pages/default.aspx
3- http://www.observatoire-qatar.com/presentation-du-qatar
4- Idem.
5- « http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/le-qatar-a-besoin-de-s-afficher-pour-exister_1248994.html
6- http://www.jeuneafrique.com/142846/politique/cheikha-mozah-l-atout-charme-du-qatar/
7- Al-Jazeera : CNN arabe ou bras médiatique du Qatar ? du 05 février …
https://www.franceinter.fr/emissions/interception/interception-05-fevrier-2012
8- Idem.
9- Idem.
10- Que faire d’Al-Jazira ?, par Mohammed El-Oifi (Le Monde … https://www.monde-diplomatique.fr/2011/09/EL_OIFI/20968
11- Idem.
12- http://somewhere.blog.lemonde.fr/2011/02/08/al-jazeera-les-dessous-d%E2%80%99un-media-devenu-incontournable/ 8 févr. 2011
13- Idem.
14- Idem.
15- Idem.
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