Al-Jazeera, un média islamiste ? (II)
Par Mohamed Daoud – Al-Jazeera s’est présentée, à la faveur du «Printemps arabe», comme un «“porte-voix” des révoltés contre les “régimes oppresseurs”»(16), dans les pays arabes comme la Tunisie, l’Egypte, la Libye et la Syrie. Lors des élections qui ont suivi la chute de Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Egypte, la chaîne en question s’est positionnée en faveur du courant islamiste en compétition avec les autres courants nationalistes et démocratiques. D’aucuns n’hésitent pas à dire que le choix de cette chaîne s’est porté essentiellement sur les activités de l’islam radical et elle «est souvent accusée de trop grande connivence avec un islam radical de la part des Occidentaux, (aussi) plusieurs voix dans le monde arabe reprochent à Al-Jazeera d’être un outil de négociation utilisé par le pouvoir qatari pour amadouer son allié américain»(17). Ainsi, les critiques et les réactions négatives vis-à-vis de cette chaîne ne tardent pas à pleuvoir, sa crédibilité est mise en cause par le public au Maghreb et au Moyen-Orient, plusieurs Etats arabes procèdent à la fermeture de ses bureaux et au harcèlement de ses équipes de journalistes. Son soutien du parti En-Nahda en Tunisie et des Frères musulmans en Egypte, des rebelles en Libye et en Syrie est évident, par contre «elle fait un blackout au Bahreïn, où le soulèvement de la majorité chiite est à peine évoqué»(18). Le soutien réservé par cette chaîne à la mouvance des Frères musulmans lors de la déposition du président Mohamed Morsi en Egypte a été mal perçu par les autorités militaires au pouvoir, qui l’ont accusée de pro-islamistes et, par conséquent, ont recouru à la mise au pas de ses journalistes activant sur la terre égyptienne. Par conséquent, «Al-Jazeera a connu une forte chute d’audience sur toute l’année 2012 : les spectateurs critiquent son traitement partial de l’actualité»(19), surtout dans les pays du printemps arabe, en Libye, en Tunisie et en Egypte.
Le Qatar, de l’influence à la volonté de puissance
Comme on vient de le souligner, la chaîne en question a été conçue et mise en place pour servir les intérêts politiques et diplomatiques de l’Emirat, elle a réussi à capter les sentiments arabes transnationaux et a permis à Doha de prendre l’initiative diplomatique que les accords de Camp David, signés par l’Egypte en 1978, l’appel aux troupes américaines par l’Arabie Saoudite en 1990 et la défaite de l’Irak en 1991 ont fortement réduit la capacité de ces Etats à prétendre diriger la région»(20). Le Qatar va entreprendre des actions pour séduire les Etats-Unis et plusieurs sources diplomatiques et ainsi que Wikileaks(21), soutiennent l’existence de «relations qu’entretenait Al-Jazeera et le gouvernement américain : En 2010, la chaîne qatarie avait supprimé de son site un article sur demande de l’ambassadeur américain à Doha.»(22)
Les événements qui se sont succédé dans la région du Moyen-Orient, à la faveur du 11 Septembre 2001, ont donné un poids considérable au Qatar, qui a profité du recul de pays comme l’Arabie Saoudite ou l’Iran. Et grâce à son puissant média, ce micro-Etat est devenu très visible et très influent, ce qui l’a amené à voir plus grand. Avec les soulèvements du «Printemps arabe», son activisme a pris une dimension exponentielle, son influence également.
C’est au sein de structures politiques arabes telles que : le CCG et la Ligue arabe où il a pu amener les autres membres à accepter l’isolement de la Libye et de son dirigeant Mouammar Kadhafi, ainsi qu’au sein du Conseil de sécurité de l’ONU où elle a pu faire passer une proposition d’imposer une zone d’exclusion à la Libye. L’Emirat a été «le second Etat à reconnaître le Conseil national de transition (CNT) et l’un des seul pays arabe, avec les Emirats arabes unis, à intervenir militairement dans le conflit, en dépêchant ses propres avions. (…) Sa participation militaire aux opérations de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) fut sans précédent»(23) ; d’ailleurs, des possibilités d’envoi de mercenaires pour aider à la chute du dirigeant libyen ont été évoquée. Ceci dit, même si l’on retient plusieurs griefs contre ce média, il faut lui reconnaître qu’il a pu ouvrir le champ médiatique dans cette région où régnaient sans commune mesure le musèlement des voix et l’arbitraire politique. Une couverture professionnelle des événements et son soutien sans faille à la question palestinienne ont donné lieu à l’émergence d’autres chaînes concurrentes, comme la chaîne arabe Al-Hurra, financée par les Etats-Unis ; Al-Arabiya, financée par l’Arabie Saoudite, et France24 (un média français). Quoique considérée comme le porte-voix de la diplomatie qatarie, l’alignement d’Al-Jazeera sur les positions politiques du régime «est loin d’être systématique, et c’est dans cette interaction triangulaire (diplomatie qatarie – journalistes d’Al-Jazeera – opinions publiques arabes) que réside le mécanisme qui assure le succès de la chaîne»(24).
La chaîne privilégie les opinions publiques, en pénalisant au passage les avis des pouvoirs qui ont déserté ses plateaux ou fermé ses bureaux, créant par là un déséquilibre à l’avantage des opposants. Pour le politologue Mohammed El-Oifi, l’analyse des rapports entre la chaîne et le pouvoir qatari qui la soutient n’obéit pas à l’analyse rationnelle basée sur le modèle de l’Etat-nation wébérien, mais à partir d’affinités idéologiques et de fidélités clientélistes, et permet de la percevoir comme un phénomène qui transcende les logiques de l’Etat et bute sur le comportement atypique des dirigeants qataris (qui s’impliquent dans plusieurs conflits, attitude qui dépasse l’entendement : soutien les révolutions arabes, défense du mouvement de résistance islamique Hamas contre Israël, mais aussi contre le Fatah, l’envoi d’avions militaires en Libye ou de l’accueil de dirigeants israéliens à Doha et des Talibans)(25).
Premières fissures
L’implication sans réserve de la chaîne qatarie aux côtés des mouvements insurrectionnels armés en Libye et en Syrie a poussé certains observateurs à douter de la crédibilité des informations qu’elle diffuse à longueur du jour. Ainsi, après «17 ans d’existence, la chaîne qui a longtemps été un média de référence dans le monde arabe, est aujourd’hui associée à un média de propagande plutôt qu’à une chaîne d’information»(26). Au sein de l’équipe des journalistes, les démissions se succèdent, à commencer par son directeur, Wadhah Khanfar qui a quitté son poste en septembre 2011, en annonçant sur son compte Twitter, où il se présente désormais comme «ancien» directeur général d’Al-Jazeera, Khanfar vante les mérites du «changement», ajoutant que «huit ans à la tête d’une chaîne de télévision, c’est déjà long»(27). Tout en restant évasif sur les raisons de sa démission. Il sera suivi par la présentatrice vedette Eman Ayad, en janvier 2012, et par ancien correspondant d’Al-Jazeera à Beyrouth, Ali Hashem. D’autres défections suivront, celle de Ghassan Ben Jeddou, son correspondant (tunisien) à Beyrouth qui dirige actuellement la chaîne Al-Mayadeen, installée à Beyrouth.
«Al-Mayadeen serait donc une chaîne “anti-Al-Jazeera”»(28). Ses fondateurs revendiquent une chaîne d’information indépendante à l’heure où partisans et opposants en Syrie se livrent aussi «une guerre d’images»(29). Donc c’est la prise de position en faveur des opposants syriens au pouvoir de Damas qui a accéléré la décantation au sein de l’équipe des journalistes de la chaîne qatarie.
Pourtant, durant les années 2000, les deux Etats ont entretenu de cordiales relations sur fond d’intérêts gaziers, c’est-à-dire «la mise en place d’un gazoduc qatari allant du Golfe persique à la Turquie, sans passer par le détroit d’Ormuz où il est tributaire de l’Iran»(30) mais la Syrie a préféré rester en bons termes avec son allié iranien, en refusant de suivre le Qatar sur ce chemin, d’où la volonté de ce dernier de vouloir accélérer la chute du pouvoir alaouite de Bachar Al-Assad en soutenant les insurgés. Il est à signaler que depuis longtemps, et bien avant le déclenchement des révoltes du «Printemps arabe», le Qatar était la «terre d’asile» de plusieurs opposants islamistes, tels que l’Egyptien Youssef Al-Qaradawi et le Libyen Ali Salabi, Khaled Mechaal, chef du mouvement Hamas palestinien, Abassi Madani, fondateur du FIS (Algérie), et Rached Ghannouchi, le leader d’En-Nahda (Tunisie) s’y rendait régulièrement.
Alors à partir du déclenchement des révoltes arabes, juste au début de l’année 2011, que le Qatar a pris fait et cause pour les mouvements en insurrection et tablé sur la prise du pouvoir par les Frères musulmans, en se servant «du modèle de la Turquie islamo-démocrate d’Erdogan (dont le Parti de la justice et du développement est très proche des Frères musulmans) pour défendre les Frères musulmans et gagner la confiance de l’administration d’Obama»(31) mais c’était sans compter sur les échecs accumulés par la confrérie en Egypte, en Tunisie et en Syrie, ce qui a réduit la marge de manœuvre des dirigeants qataris.
M. B.
Professeur à l’unversité Ahmed-Benbella, Oran 1
Références
16- http://somewhere.blog.lemonde.fr/2011/02/08/al-jazeera-les-dessous-d%E2%80%99un-media-devenu-incontournable/ 8 févr. 2011 …
17- http://www.huffpostmaghreb.com/2013/07/10/al-jazeera-difficultes_n_3572469.html.
18- Idem
19- Que faire d’Al-Jazira ?, par Mohammed El-Oifi (Le Monde … https://www.monde-diplomatique.fr/2011/09/EL_OIFI/20968
20- http://www.slate.fr/story/44205/wikileaks-al-jazeera-qatar
21- Idem.
22- Idem.
23- http://www.geolinks.fr/actualite/al-jazeera-et-la-politique-etrangere-qatarie-
24- Que faire d’Al-Jazira ?, par Mohammed El-Oifi (Le Monde … https://www.monde-diplomatique.fr/2011/09/EL_OIFI/20968
25- Idem.
26- Al Jazeera en difficultés dans les pays du printemps arabe http://www.huffpostmaghreb.com/2013/07/10/al-jazeera-difficultes_n_3572469.html
28- Voir Al-Mayadeen: la chaîne anti Al-Jazzera dans le monde arabe — De … http://blog.lefigaro.fr/malbrunot/2011/09/al-mayadeen-la-chaine-anti-al-.html
29- Al-Mayadine, la chaîne d’information anti-Al-Jazira – France 24 http://www.france24.com/fr/20120611-naissance-dal-mayadine-nouvelle-chaine-dinformations-panarabe-syrie-iran-revolution-ara
30- Al Jazeera et la politique étrangère qatarie durant le printemps … http://www.geolinks.fr/actualite/al-jazeera-et-la-politique-etrangere-qatarie-durant-le-printemps-arabe/
31- Idem
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