Les événements du Rif : une autre révolte avortée
Par Youcef Benzatat – La révolte du Rif a pour point de départ la mort du vendeur de poisson, Mouhcine Fikri, broyé par un engin à ordures en octobre 2016. Mouhcine Fikri est un commerçant qui achète du poisson en gros au port pour le revendre au détail afin de subvenir aux besoins de sa famille. Ce jour-là, il fut victime de la hogra (humiliation par le rapport de force méprisant) de la part de la police de la monarchie despotique de Mohammed VI. Ces derniers voulaient le racketter en lui exigeant un pot-de-vin sur le poisson acheté au port, sous peine de détruire sa marchandise s’il refusait de s’exécuter, avec comme prétexte l’interdiction de pêcher dans le port dont il s’était prétendument rendu coupable. Ayant refusé de se soumettre à leur abus de pouvoir, il sauta dans l’engin à ordures et fut broyé avec sa marchandise.
L’affaire avait soulevé l’indignation dans tout le royaume et déboucha sur des révoltes sporadiques pendant de longs mois, avant d’atteindre l’ampleur d’aujourd’hui. Paradoxalement, elle finit par être cantonnée dans la province du Rif, à l’endroit où a eu lieu l’événement déclencheur. Le reste de la population marocaine s’en désolidarisa progressivement jusqu’à l’indifférence.
Cette affaire rappelle par son aspect abusif de la part des représentants de l’ordre l’affaire de Tarek Bouazizi, un vendeur de fruits et légumes ambulant, soumis lui aussi à la hogra de la police du dictateur Ben Ali, qui s’est immolé par le feu par indignation, le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, en Tunisie, et qui décéda le 4 janvier 2011 suite à ses brûlures. Sa mort déclencha l’indignation de toute la population tunisienne, qui sera suivie d’une révolte nationale ayant eu pour conséquences la chute de la dictature de Ben Ali et le déclenchement de ce qui est convenu d’appeler «le printemps arabe».
A se demander pourquoi la révolte a pris ici et avorta ailleurs ! Aussi bien au Maroc, en Libye et en Algérie. Bien qu’il soit attesté que le printemps arabe fut un gigantesque complot, sournois et intéressé, celui-ci n’a pu réussir facilement ses différentes manipulations parce que ces sociétés étaient prédisposées à cela. A ce propos, il serait plus plausible de parler de contrerévolution que de complot.
Contrairement à la révolution française, qui réussira à balayer l’absolutisme despotique, en s’appuyant sur la solidarité des classes antimonarchiques, roturiers nobélisés, bourgeoisie naissante, bas clergé et tiers-Etat (paysannerie et peuple démuni des faubourgs des villes), éclairés et guidés par les philosophes et leurs idées et pensées révolutionnaires des lumières, en Afrique du Nord, la société est dépourvue de système de classes et l’essentiel de l’élite est généralement cooptée pour être clientélisée et acculée à la démission devant la nécessité de renverser le despotisme. Si les sociétés nord-africaines sont dépourvues de classes sociales et leurs élites asservies, la société est de plus traversée par des clivages de segments conservateurs, antidémocratiques et irréconciliables entre eux. D’un côté, les islamistes, et de l’autre, le mouvement identitaire berbériste. Le reste de l’élite démocratique et moderniste, qui échappe à l’aliénation dans le despotisme, est tragiquement poussée à l’exile, ou alors, marginalisée et réprimée à chaque fois qu’elle se risque de revendiquer ses droits politiques et ceux de son peuple.
La population étant contenue dans un imaginaire pré-politique par un système d’éducation nationale expressément défaillant en matière de sens critique du politique, de notion de citoyenneté, d’Etat de droit républicain, de modernité et de démocratie, se retrouve naturellement embrigadée dans l’un ou l’autre segment qui lui est le plus accessible. Ces deux segments qui dominent la scène politique dans l’opposition sont condamnés à ne jamais développer une solidarité suffisante pour constituer un contrepouvoir pouvant venir à bout du despotisme. Les islamistes se trompent d’époque, en voulant instaurer un Etat théocratique en complet déphasage avec la contemporanéité du monde et les berbéristes se trompent de combat en projetant l’avènement d’un nationalisme ethnique dans une société métissée et depuis longtemps structurée par une inconsciente transculturalité universalisable !
L’exception tunisienne est due justement au dépassement de ces contradictions structurelles responsables de l’avortement de toute tentative de soulèvement populaire dans les autres pays d’Afrique du Nord. Les islamistes et les berbéristes sont faiblement représentés dans la société tunisienne, avec une classe moyenne composée de professions libérales et une élite intellectuelle très nombreuse et largement imprégnée de culture moderniste et universelle. Contrairement aux autres pays où ils sont fortement implantés et structurés. Il a suffi d’un facteur déclenchant, la mort cruelle et injuste de Tarek Bouazizi et le soulèvement populaire suite à l’indignation générale devant cette méprise, pour que l’élite puisse se constituer en contrepouvoir et venir à bout du régime despotique de Ben Ali sans aucun reflue.
C’est pour toutes ces raisons que les événements du Rif marocain seront d’emblée voués à l’échec et finiront, comme tous ceux qui se produisent périodiquement dans les pays d’Afrique du Nord, en une autre révolte avortée.
A y regarder de près, ce mouvement spontané du Rif revendiquait au départ plus de justice, d’égalité économique et sociale, sans la moindre allusion à une quelconque revendication identitaire, régionaliste ou séparatiste. Mais, inévitablement, celui-ci finira par être récupéré par les berbéristes rifains et détourné de ses revendications initiales. Il se développa ensuite, contre toute attente, une solidarité contre nature avec le mouvement islamiste, El Adl Wal Ihssane. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce mouvement islamiste réussit une démonstration de force en manifestant dans la capitale Rabat avec près de 15 000 manifestants et en affichant explicitement sa solidarité avec le Rif. Peu de temps avant, le leader du mouvement rifain, Nasser Zefzafi, avait surpris plus d’un en travestissant le langage contestataire tenu jusqu’à une certaine période, d’une connotation berbériste à un vocabulaire religieux des plus prosélytes. C’est dire que le mouvement berbériste lui-même est traversé par deux courants inconciliables, les berbéristes qui revendiquent leur appartenance religieuse musulmane et le reste qui se réclame du courant républicain laïque. Par ailleurs, il ne peut être dénué de fondements que ce mouvement islamiste voudrait récupérer pour son compte cette révolte du Rif. Ces mouvements restent, cependant, très vulnérables à une probable manipulation des régimes en place, voire de la part d’éventuelles puissances extérieures intéressées ou par des pressions et marchandages géopolitiques régionaux, notamment l’affaire du Sahara Occidental dans ce cas, comme ce fut le cas durant les moments forts du printemps arabe qui se poursuit encore jusqu’à nos jours.
Pour dépasser cette fatalité, il apparaît évident qu’il appartient aux intellectuels et aux élites, généralement, de revenir de leur démission, en semant sans relâche et avec détermination de véritables idées et pensées révolutionnaires, pour essayer de dépasser ces contradictions et se tenir prêts aux côtés des populations pendant ces révoltes cycliques, qui ne finissent pas de déboucher sur des révoltes avortées.
Y. B.
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