Une contribution de Youcef Benzatat – Palabres et incohérences autour du takfir ?
La proposition de loi de la part d’un groupe d’intellectuels de criminaliser le takfir n’aura un effet de changement sur notre perception et notre rapport à la religion que dans la mesure où le takfir, perçu en tant que culpabilisation de la négation du créationnisme et donc du Créateur, puisse être appréhendé à partir d’un examen critique de tout le système de croyance qui justifie cette sentence.
Il faudra surtout qu’il soit appréhendé sous le prisme des ambiguïtés et des contradictions inhérentes à la Constitution sur cette question de la croyance car la religion est un pilier fondamental de la Constitution, s’en est même une constante nationale, selon son article 2 : l’islam est la religion de l’Etat. Bien que plus loin, elle ouvre des perspectives, plutôt formelles, à la liberté de culte et à la liberté de conscience. Ce qui est en soi une contradiction intenable car on ne peut être en même temps dans l’obligation d’être soumis à l’islam, du fait qu’il soit la religion de l’Etat, et en même temps jouir de la liberté de culte et de conscience et donc pouvoir choisir d’être croyant ou non !
Demander à une Assemblée de faire une proposition de loi pour la criminalisation du takfir sur la base d’une Constitution qui renferme autant de contradictions intenables et sans examen critique du système de croyance qui le détermine ne contribue en rien à notre désir de changer notre perception et notre rapport à la religion.
Il conviendrait, pour ce faire, l’ouverture d’un débat national pour faire la part de ce qui relève proprement du mythe et ce qui fait partie de notre vécu, de nos désirs de liberté et de notre harmonie avec la contemporanéité du monde. Autrement, il conviendrait de définir cette notion, qui est d’essence théologique, avec des outils techniques et scientifiques, susceptibles de lui permettre de s’insérer dans un champ sémantique dont le plan d’immanence est prédéterminé par un environnement politique républicain. Telle que la méthode de l’archéologie des religions, qui a su différencier dans les rituels, les dogmes et les croyances religieuses, généralement, ce qui relève proprement du mythe et ce qui est de l’ordre du compromis sémantique, lexical, historique, idéologique et politique.
Proposer une loi criminalisant le takfir sous le régime de la Constitution actuelle, sans remettre en question le rapport de la religion au politique, donc, envisager en conséquence un amendement de la Constitution à cet effet, est a priori un contresens. A moins que les auteurs de cette proposition de loi visent un autre objectif que celui de changer notre perception et notre rapport à la religion.
En effet, la Constitution qui consacre l’islam en tant que religion d’Etat, acculant tout citoyen à se soumettre à cette religion, lui accorde en même temps la liberté de culte et la liberté de conscience, autrement elle lui accorde en même temps la possibilité de ne pas adhérer au système de croyance de cette religion. Cette double attribution contradictoire renferme en elle une vertu non négligeable. Car elle ne devrait poser aucune contrainte aux deux parties concernées par cette disposition. Puisque, adhérer ou non au système de croyance musulman sont deux postures tout à fait en accord avec la Constitution. Dans ce cas, le takfir ne peut s’appliquer qu’à des personnes qui s’identifient dans cette religion et croient en ses dogmes. Donc, cette proposition de loi paraît d’emblée incongrue. Les non-croyants ne sont pas concernés par cette sentence. Ils se situent en dehors de ce système de croyance. La loi que proposent ces intellectuels ne les concerne pas. Ils n’ont pas besoin d’une loi dans laquelle ils ne se sentent ni impliqués ni concernés.
Mais il ne faut pas s’y méprendre, cette curieuse disposition constitutionnelle n’est valide qu’en théorie uniquement. Car, dans les faits, toute transgression des préceptes de la religion en public sont sévèrement sanctionnés, aussi bien par les croyants, directement, en se substituant à la justice, que par les autorités publiques elles-mêmes. L’exemple des rafles des non-jeûneurs pendant le Ramadhan par les forces de l’ordre et leur brimade par les croyants est édifiant.
A ne pas en douter, si cette loi est apparue nécessaire et utile à ce groupe d’intellectuels, c’est surtout pour d’autres raisons, entièrement étrangères aux préoccupations de normalisation du rapport de la religion au politique et, au-delà, de la nécessité de vouloir changer notre perception et notre rapport à la religion. Car cette proposition de loi s’apparente beaucoup plus à une démarche de demande de protection physique ciblée contre des comportements fanatiques imprévisibles et incontrôlables. La crainte de se faire assassiner par des takfiristes, qui pourraient passer à l’action terroriste, est certainement fondée et justifiée au vu des signes avant-coureurs manifestes. En effet, il ne passe pas un jour sans que l’ANP mette la main sur des arsenaux de guerre et d’abattre des terroristes islamistes planqués et disséminés sur tout le territoire national.
L’examen de cette proposition de loi par le Parlement, prétendant à la criminalisation du takfir, dans ces conditions, ne pourra déboucher que sur d’interminables palabres et incohérences autour de cette absurde sentence ! Il ne pourra en sortir qu’une mise en garde destinée aux plus zélés parmi les plus conservateurs, sous forme d’une loi bricolée sur mesure. Comme à l’accoutumée, sur le dos du citoyen, par sa marginalisation et le mépris qui l’accompagne en pareilles circonstances.
En définitive, cette demande correspond au mieux à des croyants prônant un certain réformisme plutôt que la sortie de la religion avec conviction et détermination ou, du moins, la séparation sans ambiguïté de la religion de la politique.
Youcef Benzatat
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