La violence sociale a-t-elle pris le relais de la violence terroriste ?
Par Houria Aït-Kaci – La violence sous toutes ses formes est devenue quotidienne dans les écoles et les universités et le savoir est chaque jour assassiné. Un enseignant à l’université de Miliana, Karoui Bachir Serhan, a été tué par deux jeunes, qui seraient ses propres étudiants qu’il aurait empêché de tricher aux examens. Ces étudiants ont commis un double meurtre : contre leur professeur et contre le savoir qu’ils étaient censés venir acquérir à l’université. Il y a quelques jours, un autre enseignant à l’université de Msila a été aussi agressé par ses étudiants, échappant de peu à la mort.
Karoui Bachir Serhan a payé de sa vie le refus de céder à la pression exercée par des étudiants qui voulaient obtenir de lui, selon les premières informations, des «notes de complaisance». Karoui aimait son métier et la quête du savoir, le travail, l’effort, toutes ces valeurs qu’il voulait transmettre à ses élèves et qui sont le fondement des sociétés modernes. Selon des témoignages de ses collègues et voisins, Karoui était un homme d’une grande valeur professionnelle et de grande qualité humaine. Intégré socialement, il participait à des activités au profit de la collectivité dans son quartier.
Ce professeur de droit, qui avait encore beaucoup à donner à ses étudiants et à la société, a malheureusement été assassiné par des ignorants qui n’avaient pas leur place dans cette enceinte. Cet acte – qui rappelle les assassinats commis par les groupes terroristes durant la décennie noire contre les intellectuels algériens – a été condamné par la communauté universitaire.
Le meilleur hommage à rendre à Karoui Bachir Serhan est de faire prendre conscience à l’ensemble de la société qu’il faut sauver du naufrage ce qui reste de l’université algérienne en procédant à une profonde réforme – par les enseignants et leurs représentants et non pas par l’administration – comme cela a été fait dans les premier et second cycles, paliers qui préparent l’entrée à l’université.
La fracture est profonde, le niveau de l’enseignement est tiré vers le bas et les diplômes ne valent plus grand-chose. La formation au rabais a fini par tuer l’enseignement, surtout pour les enfants du peuple car ceux qui ont des parents aisés peuvent toujours fréquenter l’école privée et, bientôt, l’université privée ou même suivre des études à l’étranger. Et au bout du compte, ces diplômes n’ouvrent pas droit au travail, à moins d’une bonne connaissance et non de bonnes connaissances !
La réforme du système universitaire doit comporter des formations ciblées selon les besoins de l’économie nationale mais aussi ceux des régions en visant une formation de qualité. Il faut aussi pouvoir offrir des facilités et de bonnes conditions de travail et de salaires pour empêcher les meilleurs diplômés de s’exiler afin d’arrêter cette saignée de l’exode des cerveaux. L’université algérienne forme à perte, aujourd’hui. Ses diplômés sont, soit de futurs chômeurs soit de futurs exilés !
Les actes de violences devenus fréquents sur les lieux du savoir interpellent toute la société car il s’agit de son devenir. Sans transmission du savoir, la société est condamnée à disparaître ou à rester éternellement sous domination extérieure. Ces actes de violence récurrents sont devenus un phénomène de société qu’il faut étudier et traiter sérieusement. Les condamnations, vite oubliées jusqu’au prochain assassinat, ne suffisent pas.
Mais la violence ne touche pas uniquement les établissements scolaires et universitaires, elle est présente partout dans la société, parfois invisible, latente. Elle touche tous les secteurs d’activité et prend différentes formes. Elle s’exprime dans la rue, la famille, les lieux de travail, les plateaux de télévision, l’internet. Partout, des individus ou des groupes d’individus tentent d’imposer aux autres leur «opinion», leur «droit» en recourant, non à la force de leurs arguments, mais à la force de leur physique et de leur agressivité. Elle s’impose et s’incruste là où l’Etat, la justice, le droit reculent, là où la corruption triomphe, là où les droits des citoyens et citoyennes sont bafoués.
Dès son jeune âge, l’Algérien apprend que s’il veut se défendre il ne doit pas compter sur l’Etat, le droit, mais sur sa force et s’il veut réussir et bien gagner sa vie, il ne doit pas compter sur les études, le savoir, pour s’assurer son gagne-pain en raison du chômage, mais plutôt sur «lekfaza», «echtara» (débrouillardise) et le «tag âla man tag» (chacun pour soi). C’est là le résultat des choix faits ces dernières décennies : économie de «bazar» et «capitalisme sauvage» dominé par la classe de la bourgeoisie des compradores et la bourgeoisie bureaucratique qui se sont enrichies grâce à l’import-import et de l’argent facile (chkara).
Le ministère de l’Enseignement supérieur est le premier interpellé dans cette affaire d’assassinat du professeur Karoui Bachir Serhan et sur toute la gestion de l’université, éclaboussée cette année par plusieurs faits de violence contre les enseignants et les étudiants, notamment dans les cités universitaires où sévissent des groupes mafieux (qui se disent «représentants d’étudiants») qui dictent leur loi et s’ingèrent dans la gestion des œuvres sociales universitaires – marché très juteux, le deuxième en termes de chiffre d’affaires après le secteur des hydrocarbures. Ils sont allés jusqu’à prendre en otage des directeurs de l’ONOU qui ne voulaient pas céder à leur chantage quant au choix des fournisseurs. Ces directeurs honnêtes ont été jetés en pâture et n’ont trouvé personne pour les défendre ! D’autres groupes d’étudiants intégristes, salafistes, imposent par la violence certaines pratiques et dictent leur comportement aux étudiantes, sur leur tenue vestimentaire et sur la mixité, sans que l’Administration ne réagisse, quand elle ne se range pas de leur côté, comme cela a été rapporté par la presse à plusieurs reprises. Ces pratiques rappellent celles des groupes terroristes qui utilisaient la religion à leur profit pour imposer leur choix politique.
La liste des méfaits de la violence s’allonge chaque jour. Elle sert à des individus et à des groupes mafieux pour extorquer sous la menace ce qu’ils ne peuvent obtenir par la voie légale. L’Etat est interpellé non seulement pour sévir en tant que garant de la sécurité, mais surtout pour agir en amont sur les conditions d’émergence de ce phénomène alarmant. Le gouvernement doit permettre à la société de s’exprimer et de faire ses propositions à travers des moyens et des représentants qualifiés et surtout prendre le point de vue des experts (psychologues et sociologues). La classe politique, aussi concernée, ne doit pas attendre les prochaines élections pour se manifester sur de tels sujets qui intéressent les électeurs.
Mais pour cela, une profonde remise en question de la situation sociale est nécessaire car le mal est profond et les mentalités qui favorisent la violence semblent bien ancrées. Il s’agit d’opérer une réorganisation de la société par la lutte contre la corruption, contre l’argent sale, le chômage, la crise du logement qui empêche les jeunes de fonder un foyer. Il faut une revalorisation du travail et du savoir, la création d’activités culturelles et de loisirs à la portée de tous. La réhabilitation des valeurs sociales et humanistes – qui ont pour nom : respect, tolérance, solidarité, rejet de la primauté de l’argent dans les rapports sociaux, débat d’idées, attachement aux fondements identitaires algériens, participation des citoyens aux affaires qui les concernent – serait un premier pas vers une démocratie réelle et non virtuelle !
On ne naît pas violent, ce sont les conditions de vie qui déterminent le comportement social des individus.
La survie de la nation est à ce prix, autrement, la corruption et l’ignorance vont l’anéantir. Pour paraphraser un proverbe chinois, si on veut détruite une nation il faut répandre en son sein l’ignorance et la corruption ! Le mal est donc fait. Une violence sociale qui ne dit pas son nom semble avoir pris le relais de la violence terroriste des années 1990 qui n’avait pu venir à bout de l’Algérie. Est-ce un chaos social en prélude à un chaos politique qui est recherché ?
H. A.-K.
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