Quand les Emirats suppliaient les Américains de bombarder Al-Jazeera
Le souhait des Emirats arabes unis et d’autres monarchies du Golfe de voir la chaîne qatarie Al-Jazeera complètement réduite en cendres ne date pas d’aujourd’hui. C’est en réalité un «rêve» qui remonte à la seconde guerre du Golfe. Un document déclassifié de WikiLeaks, datant de janvier 2003, révèle, en effet, que des dirigeants émiratis avaient demandé aux Etats-Unis de bombarder la chaîne avant l’invasion de l’Irak par les troupes américaines afin de contrôler l’information qui devait être transmise aux pays arabes.
Selon le document publié par WikiLeaks, «Sheikh Mohamed Ben Zayed Al-Nahyan, le prince héritier des Emirats arabes unis, avait fait savoir que les pays du Golfe, anticipant une réaction publique négative à une action militaire contre l’Irak, souhaiterait une seconde Résolution du Conseil de sécurité de l’ONU». Le prince héritier avait ainsi suggéré, d’après le journal en ligne Le Courrier du Soir, basé à Paris qui rapporte aujourd’hui l’information, que les Etats-Unis se concentrent sur la livraison d’aides humanitaires aux habitants de Bagdad le plus tôt possible. Le prince avait parié sur le fait que Saddam Hussein n’allait pas hésiter à couper la ville de Bagdad en deux pour éviter d’être assiégé par les forces de la coalition. Dans la foulée, le prince héritier avait également suggéré que la chaîne Al-Jazeera soit muselée.
«(…) Sheikh Mohamed Ben Zayed Al-Nahyan a aussi insisté sur la nécessité d’un engagement américain avec les Qataris afin de contrôler Al-Jazeera», précise le document selon lequel le prince héritier ne voulait surtout pas que des journalistes soient envoyés au front pour couvrir ce qui sera la future guerre d’Irak. Il avait soutenu, en effet, que les images retransmises dans les chaînes de télé pourraient comporter des risques énormes.
Le prince héritier estimait donc urgent que les Etats-Unis mettent la pression sur le Qatar pour le contrôle de la chaîne Al-Jazeera. WikiLeaks évoque, par ailleurs, une rencontre entre l’émir du Qatar, Hamad Al-Thani, et Sheikh Ziyad durant laquelle Hamad s’est plaint d’avoir reçu un rapport dans lequel le prince héritier Sheikh Mohamed Ben Zayed Al-Nahyan demandait au général américain Tommy Franks de bombarder la chaîne Al-Jazeera.
Faut prendre au sérieux le câble de WikiLeaks ? Le Courrier du Soir souligne qu’il a déjà eu des précédents. Le journal en ligne rappelle que «les forces américaines avaient déjà frappé à deux reprises le siège de la chaîne Al-Jazeera lors de l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan. Mais dans les deux cas, le gouvernement américain s’était excusé, soulignant que les frappes qui ont visé la chaîne étaient accidentelles». En 2001, ajoute la même source, «une attaque au missile avait complètement détruit le siège d’Al-Jazeera à Kaboul, en Afghanistan, et une autre frappe qui avait visé le siège de la chaîne à Bagdad en 2003 avait tué un journaliste et avait fait plusieurs blessés».
A préciser que le haut commissaire des Nations unies aux droits de l’Homme, Zeïd Ra’ad Al-Hussein, a qualifié aujourd’hui la demande formulée par l’Arabie Saoudite et trois autres pays arabes de fermeture de la chaîne qatarie Al-Jazeera d’«attaque inacceptable» contre la liberté d’expression et d’opinion.
D’après l’agence Reuters qui rapporte l’information, Zeïd Ra’ad Al-Hussein s’est dit «extrêmement inquiet de la demande de fermeture d’Al-Jazeera et d’autres médias affiliés». «Qu’on les regarde ou pas, qu’on les aime ou pas, qu’on soit ou pas d’accord avec leur ligne éditoriale, les chaînes en arabe et en anglais d’Al-Jazeera sont légitimes et ont des millions de téléspectateurs. La demande de leur fermeture sur-le-champ est, de notre point de vue, une attaque inacceptable contre le droit à la liberté d’expression et d’opinion», a-t-il ajouté.
Le rapporteur des Nations unies sur la liberté d’expression et d’opinion David Kaye a aussi critiqué, mercredi dernier, l’attitude des voisins du Qatar, disant y voir «une grave menace pour la liberté de la presse» au Proche-Orient. L’organisation Reporters sans frontières (RSF) a également dénoncé le «chantage» et la «volonté de censure» de l’Arabie Saoudite et de l’Egypte, pays qui figurent tout au fond de son classement de la liberté de la presse. Ces pays accusent Al-Jazeera d’ingérence dans leurs affaires intérieures – notamment en donnant la parole à leurs opposants respectifs – et d’avoir encouragé les révoltes arabes de 2011.
L’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis, Bahreïn et l’Egypte ont rompu leurs relations diplomatiques et commerciales avec le Qatar début juin. Ils reprochent au riche émirat gazier de soutenir le terrorisme et de se rapprocher de l’Iran. Ces quatre pays ont posé treize conditions pour mettre fin à la crise, dont la fermeture d’Al-Jazeera.
Sadek Sahraoui
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