Didouche Mourad : le fin stratège et l’ange gardien de la Révolution (II)
Par Abdelaziz Boucherit – Nous ne le connaissons qu’à travers des photos en noir et blanc. Ces dernières laissaient entrevoir une allure encore d’un enfant qui a grandi si vite. Son physique se caractérisait par un visage ovale, des yeux verts, vifs, perçants, intrépides et francs qui inspiraient instinctivement confiance. Un regard profond et intense des hommes déterminés. Un nez droit et fin en harmonie avec le charme de son visage et une bouche aux lèvres minces. Une petite et juvénile moustache naissante partagée par une raie qui tardait à s’épaissir. Les traces discrètes d’un duvet parsemé de poils envahissaient ses joues d’homme. Il surprenait par ses cheveux châtains qui tiraient vers le roux2 sur les tempes. Sa tête, légèrement dégarnie sur les côtés, laissait apparaître un front haut et un peu large.
Didouche Mourad était un homme honnête et digne de parole. Dès son jeune âge, il avait manifesté un sens aigu et pratique de la justice et de la liberté. Il ne pouvait supporter de voir les plus forts martyriser les plus faibles. Aussi, lui arrivait-il souvent de prendre la défense de ces derniers.
On l’a souvent décrit comme étant courageux, animé d’un sang-froid et d’une volonté inébranlable3. Didouche Mourad, toujours volontaire, infatigable, ne posa aucune condition pour mener ses missions4, un stratège5, un exalté !!!!, le tout petit6 (jeune), une faible culture musulmane7. Gilbert Meynier apporta lui-même la contradiction de son propos en affirmant, quelques pages plus loin, que le parti lui donna un statut respectable en lui inculquant les vertus islamiques. Bon «allumeur de mèche»8. Une force de conviction, un don inné de la nature, Il savait parler à l’intelligence des hommes et faisait preuve d’une grande écoute. Il savait faire la synthèse des situations compliquées. Ce n’était pas un hasard si tous les responsables du mouvement révolutionnaire furent séduits par sa maturité, son pragmatisme, sa probité, son esprit critique, son exemplarité, la justesse de ses analyses et ses qualités intellectuelles. Didouche Mourad avait toujours dominé9 ceux avec qui il avait travaillé. Il faut quand même admettre sa haute pensée pour se faire remarquer par les hommes influents et qui finissaient toujours par épouser ses idées.
Il étonna tout le monde par sa jeunesse à se faire nommer comme responsable de la Zone II sans que personne ne trouva rien à redire10. Bien qu’il fut le premier à prêcher la violence parmi ceux qui voulaient en découdre avec le système colonial, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, Didouche Mourad n’était pas une tête brûlée11. Quand on analyse bien les propos des uns et des autres à son égard, on lui découvre en filigrane l’étoffe des hommes révolutionnaires illustres qui avaient contribué à changer la face du monde. Comme Lénine, il savait parler à l’intelligence des hommes, faire vibrer le sentiment patriotique et verser sa haine abyssale contre le colonialisme. Ce qui lui a valu le sobriquet d’«allumeur de mèche».
Comme Mao Tse Toung, dont il a certainement étudié en profondeur, par ses lectures lors de son passage à la CGT, l’histoire de la révolution chinoise. Il vouait lui-même une grande sympathie pour les tactiques politico-militaires et le statut hiérarchique particulier de Mao de mener en parallèle le rôle de chef du parti et de chef militaire dont il copia le modèle en créant le FLN/ALN. Il aimait citer les leçons qu’il avait retenues de guérilla de Mao Tse Toung. Comme l’Emir Abdelkader, homme de foi et de culture connu pour sa tolérance, éveilleur de conscience et défenseur infatigable de l’unité du peuple algérien dans la résistance, face à la domination coloniale. L’ambition du jeune était allée jusqu’à prendre le nom de guerre de si «Abdelkader». Comme Saint-Just12 (Louis Antoine Léon de Saint-Just), l’ange de la terreur, soutien indéfectible de Robespierre.
Guillotiné jeune, à 26 ans, il était notamment l’inspirateur de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1793. Ce n’était pas rien qu’Yves Courrière reprit le qualificatif avec lequel Ben Boulaïd qualifiait Didouche Mourad et le compara à Saint-Just. Didouche Mourad, inspirateur et rédacteur de la proclamation du Premier novembre 1954, le seul écrit arrivé jusqu’à nous connu de Didouche Mourad, avec, certes, la participation de Boudiaf. Il proclama clairement la laïcité et la liberté de conscience comme valeurs fondamentales (voir la proclamation du 1er novembre 1954, but de l’indépendance nationale, article 2) : «Le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de race ni de confession.» La violation de ce principe par la sournoiserie, le manque de courage ou la médiocrité intellectuelle des pouvoirs successifs depuis l’indépendance, par l’adoption de l’article 2 de la Constitution algérienne «L’islam est la religion de l’Etat et l’éligibilité à l’exercice du pouvoir est tributaire de l’adhésion à la foi islamique» est une contradiction flagrante avec les premières résolutions, les prémices d’un fondement de la nouvelle nation algérienne, illustrés à travers la proclamation du 1er novembre 1954.
Mais, comme on dit chez nous, une branche cassée ne tue pas l’arbre et ce qui est puissant dans une idée reprendra tôt ou tard le dessus par la force des choses. Ne perdons pas de vue qu’à cette époque, Didouche Mourad n’avait que 26 ans en rédigeant la proclamation du 1er novembre 1954 et la déclaration de L’ALN. Les prises de position de Didouche Mourad ne laissaient aucun doute sur sa véritable tendance politique, celle d’un républicain démocrate, à l’image de Hocine Aït-Ahmed, Ferhat Abbas et Abane Ramdane. Mais on se désole de l’absence, pourtant fondamentale, de la priorité du pouvoir civil sur le militaire. Didouche Mourad possédait indéniablement la somme des qualités des hommes illustres cités ci-dessus.
Il fit une vision révolutionnaire avec une synthèse adaptée spécifiquement au caractère pluriel de la culture algérienne. Il lui a manqué le temps pour mûrir sa féconde pensée à travers l’expérience, les combats militaires et politiques, acquérir une suffisance et une assurance pour mettre en avant, comme point cardinal, central et absolu : la liberté de conscience intime, confessionnelle et politique, et le pouvoir civil fondé sur le choix du peuple. Le caractère militaire du pouvoir en Algérie était issu du contexte qui avait vu la naissance du FLN/ALN issu du socle de l’OS. On s’en souvient, en 1954, l’ALN avait comme base l’ossature des adhérents de l’OS qui avaient tous un profil militaire et qui devenaient systématiquement soldats de L’ALN. Les chefs de wilaya eux-mêmes étaient en même temps militaires (ALN) et politiques (FLN). Didouche Mourad avait, sans conteste, contribué à mettre en place ce système. Il avait certainement imité et validé, de bonne grâce, les structures politico-militaires de la révolution chinoise.
Faire admettre la priorité du politique sur le militaire était une tentative du combattant d’Abane Ramdane. Cette tentative, de séparation du politique et du militaire, n’a jamais eu de succès. Abane Ramdane était aussi un moudjahid de grande qualité intellectuelle, la tête politique de la révolution13, le Robespierre de la révolution algérienne14 et le père du Congrès de la Soummam. Il s’était essayé, mais les révolutions avaient toujours tendance, comme une malédiction, à écrabouiller ses meilleurs fils, ceux-là mêmes qui s’échinaient à la mettre en route.
Nous allons rendre vie au siècle passé en faisant jaillir en plein lumière l’histoire de Didouche Mourad, un enfant que seule l’Algérie savait faire. En espérant que le siècle qui arrive verra l’apparition d’autres jeunes à l’image de Didouche Mourad pour achever le rêve de nos valeureux combattants, afin d’apporter la même ardeur que Didouche et bâtir le pays, pour en faire un grand pays de liberté, moderne et développé.
- B.
(Suivra)
2 Yves Courrière, Les fils de la Toussaint, éditions Fayard, livre de poche, p 98
3 Hocine Aït-Ahmed, Mémoire d’un combattant. L’esprit de l’indépendance 1942-1952, p 143
4 Hocine Aït-Ahmed, Mémoire d’un combattant. L’esprit de l’indépendance 1942-1952, p 163
5 Mohamed Harbi, La guerre commence en Algérie, éditions Complexe
6 7 8 Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN 1954-1962, éditions Fayard, p 134
9 Yves Courrière, Les fils de la Toussaint, éditions Fayard, p 98
10 Hocine Aït-Ahmed : «J’étais loin de penser qu’il serait un jour le chef de la Wilaya II»
11 Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN 1954-1962, éditions Fayard, p 65
12 Yves Courrière, Le temps des léopards, éditions Fayard, p 173
13 Yves Courrière, Le temps des léopards, éditions Fayard, p 201
14 Yves Courrière, Le temps des léopards, éditions Fayard, p 173