Didouche Mourad : le fin stratège et l’ange gardien de la Révolution (III)
Par Abdelaziz Boucherit –Issu d’une famille paysanne, ses parents étaient originaires d’une dechra en Kabylie, à Ibeskrien, commune des Aghribs, daïra d’Azeffoun, wilaya de Tizi-Ouzou. Elle émigra à Alger au début du XXe siècle et s’installa à El-Mouradia. On ignore les raisons de cet exil. Hocine Aït-Ahmed décrivait avec force détails le contexte dans lequel vivaient les habitants d’Ibeskrien, un havre de paix et de solidarité. Apprécions le ton avec lequel il décrivait cette harmonie15 : «Grâce à leur esprit de solidarité, les gens d’Iveskryen avaient sauvegardé leurs traditions et leur culture. Tous les enfants fréquentaient à la fois l’école coranique construite par la communauté elle-même et l’école française. Chacun contribuant à sa mesure, sous forme d’argent ou de labeur, ils avaient multiplié les fontaines, les bains publics, les réseaux d’irrigation ; de la rocaille, ils avaient fait surgir des vergers.»
La famille Didouche était partie s’installer auprès de la grande communauté d’Azeffoun et d’Ibeskrien (ou Iveskryen) déjà sur place à Alger pour bénéficier de la solidarité légendaire qui caractérisait ces dchour (pluriel de dechra). Ce phénomène a été observé aussi chez l’émigration des Algériens en France, où chaque nouvel émigré partait rejoindre les personnes de sa région. Pour qu’une famille paysanne abandonne sa terre ancestrale, chose sacrée chez nous, et quitter son espace naturel et sa région pour se lancer dans une aventure aussi lointaine et incertaine, il fallait être confronté à un cas de force majeure. Cet arrachement à son environnement naturel demeura comme une blessure interne béante, douloureuse, vécue secrètement, sous silence, sans plaintes ni gémissements. Toute émigration, familiale ou personnelle, était à l’origine d’une fuite de la misère, d’un drame ou d’une injustice. C’était une fuite, avec l’espoir de subvenir aux besoins vitaux de sa famille. Dans l’esprit du paysan, victime d’une injustice, le déracinement sera vécue comme une douleur muette et engendrera un sentiment d’impuissance, souvent le moteur des révoltes inattendues.
La famille de Didouche Mourad est restée absente de tous les commentaires et les débats. On ignore jusqu’à l’identité de sa mère, de sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs. La confusion règne aussi au niveau du prénom de son père. Deux versions circulent, l’une lui attribuait le prénom de «Saïd», l’autre «Si Ahmed». Didouche Mourad avait-il fondé une famille ? Oui, Hocine Aït-Ahmed le confirma16 : «Mourad Didouche, toujours volontaire, pas la moindre condition, et pourtant il a un commerce et il est chargé de famille.» Didouche Mourad avait-il des enfants ? Oui, le 13 mai 2013, le site de la daïra d’Azeffoun nous apprenait qu’en hommage à ce grand homme, le chef de daïra avait invité ses deux fils17. En outre, il avait un frère, Hamid alias Rachid18, qui avait participé à la guerre d’indépendance et dont la place du Golf à Alger porte désormais son nom.
Les parents de Mourad Didouche, travailleurs acharnés, gagnaient bien leur vie. Ils possédaient un bain maure près de la cathédrale, dans la Basse-Casbah, et un petit restaurant rue Meissonnier, au cœur de la ville d’Alger, appelée actuellement rue Ferhat-Boussaâd. Les parents, de braves gens, élevés dans la vertu du labeur et la solidarité familiale, se plaignaient de l’attitude désintéressée de Mourad dans l’accomplissement de ses tâches au sein du clan familial. Son père Ahmed avait coutume de le traiter de «voyou19» tellement désolé de le voir courir à droite et à gauche à ne «rien faire de bon». Alors que la plupart l’enviaient du privilège d’avoir une place toute trouvée au sein des affaires familiales ! Mais la révolution appelait le jeune homme, au prix des liens tendus avec sa famille. Il laissa la responsabilité à ses parents qui avaient un sens développé de la notion de famille pour subvenir aux besoins des siens. Le père était loin de se douter de l’usage dont faisait Mourad de l’argent péniblement gagné qu’il lui donnait. Il finit d’ailleurs par se lasser et donna au jeune homme, qui la réclamait, sa part de l’héritage. Qui alla rejoindre directement les caisses vides du CRUA (Comité révolutionnaire d’unité et d’action). En outre, Didouche Mourad, qui menait une vie clandestine, subvenait aux besoins de Rabah Bitat et de Ben M’hidi à Alger. Au passage, on notera que Ben Boulaïd hypothéqua20, comme Didouche, une partie de ses biens au profit du CRUA pour combler les besoins financiers du mouvement. Pendant des mois, le sort de quelques-uns de ceux que l’on appellera plus tard les chefs historiques tint à la générosité révolutionnaire du fils d’un petit commerçant, le père de Didouche, et de celle de la famille Ben Boulaïd.
A la veille des 90 ans de Didouche Mourad (13 juillet 2017), nous lui rendons un éclatant hommage en essayant de retirer la poussière des années qui s’était accumulée sur son nom, avec la bienveillance et la complicité de ceux qui écrivaient et louaient les mensonges historiques de tous ceux qui occupaient la lumière. Mais tout ce qui brille n’est pas or. Nous associons notre hommage à toute sa famille qui resta à l’ombre, par rapport aux familles des combattants, de moindre envergure, fêtées et honorées avec éclats. Des hommages aussi à cette famille qui avait enduré les aléas de l’administration coloniale et particulièrement à sa mère et sa femme dont les angoisses et inquiétudes avaient rongé leurs existences. Bien évidemment, il n’y avait pas, pour une mère, de moments plus terribles que de penser son fils sous les menaces multiples d’un danger permanent.
Sa jeunesse
Mourad Didouche naquit le 14 juillet 192721 et fut enregistré par son père si Ahmed (si Saïd) le 13 juillet 1927. Ce dernier recula délibérément la naissance de son fils d’un jour afin d’éviter la coïncidence avec la fête nationale de l’ennemi colonial. Cette information serait-elle une légende ou un fait avéré ? Si telle est la vérité, on peut déjà se demander si l’avènement de sa date de naissance n’était-il pas un signe précurseur vers les actes de résistance. Le père de Mourad savait-il que le 13 juillet représentait le début de la révolution française de 1789 ? L’état d’esprit parental, à travers ce geste, ne dévoilait-il pas les germes d’une opposition contre la domination coloniale ? L’héritage politique familial, avec des discussions des adultes occasionnelles et revêches tenues imprudemment devant les enfants sur les méfaits du système colonial, serait-il à l’origine d’un destin voué à la lutte, dont les contours étaient encore impondérables ?
Quel héritage politique ? Probablement – mais ça ne reste une supposition – des sentiments hostiles à la puissance coloniale et de haine envers la domination et l’asservissement de la population algérienne. Le climat des révoltes sourdes familiales venait-il de signer le destin, déjà désigné, d’un enfant rebelle et révolté par l’injustice, vers un futur révolutionnaire ? Avait-il été, à son âge, imprégné par une hostilité indicible ? Contre qui ? Sans doute, il l’ignorait à ce moment lui-même. Et ainsi, le temps et le hasard des rencontres firent le reste.
Il se faisait initier très tôt au nationalisme en se faisant inscrire dans le mouvement des Scouts musulmans algériens (SMA), véritable école du nationalisme. Il se faisait vite remarquer comme étant une promesse de l’avenir, doué d’une intelligence concrète et d’un esprit vif et rapide. Et à juste titre, il créa plus tard à son tour, en 1946, la troupe de scouts «Al-Amal» dans laquelle il entraînait des jeunes Algérois à la rectitude et à l’éveil du sentiment nationaliste. Plus tard, la majorité de ses élèves, scouts, adhérèrent à l’organisation paramilitaire de l’OS (Organisation spéciale). Il participa à la création du club de son quartier, le Rama, club omnisport de la Redoute. Il utilisa la passion du sport des jeunes pour leur ancrer les valeurs de la discipline, les notions d’endurance et la logique d’aller jusqu’au bout de leurs efforts. Sans jamais abandonner l’objectif central : l’éveil à la beauté des idées nationalistes. A moins de vingt ans, en 1947, il était désigné comme membre du comité central des jeunes dans le parti PPA-MTLD. Il créa l’équipe sportive de foot, «Al-Sarie-El-Riadhi» d’Alger. Et enrôla Zoubir Bouadjadj, amoureux du foot, qui devint un ami de confiance dévoué complètement à Mourad. Sur proposition de Didouche Mourad, il deviendra plus tard le responsable de secteur des groupes d’Alger de l’insurrection du 1er novembre 1954, sous la direction de Rabah Bitat. Didouche Mourad est désigné membre du bureau politique des jeunes PPA/MTLD chargé comme étendard du parti et support de propagande des idées nationalistes et révolutionnaires. Une maturité incroyable s’opéra désormais dans tous les compartiments de ses actions. Une attitude de leader prenait forme, travaillée par une ambition secrète de créer les outils pour faire triompher la libération de son peuple. Didouche était devenu un homme complet capable de s’adapter à toutes les situations. Au vu de ses expériences, il peaufina sa stratégie de meneur d’homme, sa connaissance sur la nature humaine et les méthodes pour convaincre. Il savait où il voulait y aller, sans perdre de vue l’objectif à atteindre. Formé au secret et à la discrétion, il développa le sens de l’observation et mesura les intérêts, sans se démasquer. Il resta placide face aux choses superflues. Il se distingua par son sérieux et son sang-froid. Il ne donna son point de vue que si on le lui demandait, avec brièveté, concision et sans se perdre dans les préambules. Il suscitait toujours l’étonnement, mais on continua de le nommer par un sobriquet relatif à sa jeunesse : le petit22, aux yeux des responsables, quand il s’agissait d’évoquer les mérites de Didouche. «Nous l’avons trouvé dans le ruisseau», avait coutume de dire de lui, en plaisantant, son ami Ahmed Mahsas alias Ali Mahsas. Didouche Mourad avait suivi normalement ses études primaires à El-Mouradia, où il était né, jusqu’à l’obtention de son certificat de fin d’études primaires (CEP). Il s’orienta vers le technique, certainement pour apprendre un métier, au lycée Le Ruisseau, situé aux Annassers, jusqu’à la fermeture de ses portes lors de la Seconde Guerre mondiale. Il était contraint de quitter Alger pour aller suivre ses études au lycée technique de Constantine, à Bab El-Kantara, certainement l’actuel lycée Khaznadar, construit en 1925. Il obtint son brevet de l’enseignement général (BEG). En 1943, lors de son séjour à Constantine, il loua une chambre de bonne dans une maison dominant le Rhumel23 et devint un habitué de cette demeure. Pour la petite histoire, cette chambre lui servit de pied-à-terre pour ses séjours à Constantine, pour les missions du PPA et de l’OS. Didouche Mourad s’attacha passionnément à cette région du Constantinois. Avait-il tenté, comme le laissent supposer des témoignages oraux, de poursuivre ses études pour décrocher le bac ? Nous n’avons aucune preuve. Avait-il interrompu ses études en classe de première technique ? Nous n’avons non plus aucune trace. Il n’en demeure pas moins qu’à l’époque, c’était rare pour un indigène d’être bardé des diplômes (CEP, CAP et BEG). Sa formation lui assurait un grand acquis intellectuel qui faisait de lui un lettré. Ses séjours à Constantine, lors de sa scolarité, laissaient des zones d’ombre qu’on espère bientôt élucider au niveau du lycée Khaznadar, où, apparemment, on ne trouva dans les archives de ce dernier aucune trace de son passage.
A. B.
(Suivra)
15 Hocine Aït-Ahmed, Mémoire d’un combattant, p 126
16 Hocine Aït-Ahmed, Mémoire d’un combattant, p 163
17 Commentaire tiré du blog de la daïra d’Azeffoun : «Les deux fils du chahid Didouche Mourad ont été reçus en visite de courtoisie par le chef de daïra. Originaire du village d’Ibeskrien, né à Alger en 1927, tombé au champ d’honneur en 1955 à Constantine, Didouche Mourad est l’un des six chefs historiques de notre glorieuse Révolution. L’une des communes de la wilaya de Constantine porte son nom.»
18 Commentaire tiré du blog de la daïra d’Azeffoun : «Premièrement, je remercie le proprio du blog en rendant hommage à ce grand et légendaire qu’est Didouche Mourad. Deuxièmement, même-moi je n’ai pas pensé à lui rendre hommage comme toi parce qu’on porte le même sang celui des (Didouche), car c’est l’oncle à mon père. Et je veux te dire qu’il a un frère qui est mon grand-père Didouche Hamid alias Rachid dont la placette du Golf porte son nom. Merci beaucoup mon frère. Je te félicite et bonne continuation.»
19 Yves Courrière, Les fils de la Toussaint, éditions Fayard, p 166
20 Mohammed Harbi, La guerre commence en Algérie, éditions Complexe, p 68
21 Témoignage oral tiré du voisinage du quartier et des amis supposés de la famille
22 Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN 1954-1962, éditions Fayard, p 134
23 Benjamin Stora, Dictionnaire biographique des nationalistes algériens 1926-1954
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