Philippe Buc : «La connaissance de l’islam est très limitée en Occident»
L’historien médiéviste Philippe Buc corrige dans cette interview la vision étriquée qu’ont certaines gens de l’islam. «Avant la création de l’Etat d’Israël, il valait mieux être juif sous domination musulmane que sous domination chrétienne», rappelle-t-il. L’auteur de Guerre sainte, martyre et terreur. Les formes chrétiennes de la violence en Occident (Paris, éditions Gallimard, 2017) explique, d’ailleurs, qu’aux Etats-Unis, «les plus grands ennemis en politique étrangère du monde arabe, ce n’est pas le lobby juif, mais les protestants fondamentalistes».
Algeriepatriotique : Dans votre livre Guerre sainte, martyre et terreur. Les formes chrétiennes de la violence en Occident, vous développez l’idée – implicite dans le titre – que la violence qui frappe le monde de nos jours trouve son origine dans le christianisme. Comment êtes-vous arrivé à ce constat ?
Philippe Buc : D’abord, je ne vais pas dire que la violence qui frappe de nos jours trouve ses origines dans le christianisme, parce que c’est un peu plus compliqué que cela, et il n’y a pas seulement que le christianisme. Mais, je me suis intéressé aux formes que la violence a pu prendre dans le passé et qu’elle prend encore parfois dans le présent. Juste après le 11 septembre, le président George Bush parlait de l’intervention programmée en Irak. J’avais fait un peu de sciences politiques pour savoir qu’une telle décision allait à l’encontre de la doctrine géostratégique américaine, en particulier en voulant procéder à ce qu’on appelle le «Regime Change». J’ai donc commencé à l’écouter (Bush, ndlr) en tant qu’historien médiéviste, c’est-à-dire historien du Moyen-Age occidental entre 300 et 1500. En tant que médiéviste, je me suis aperçu qu’il y adoptait des formules dans ses discours qui se rapprochaient des arguments avancés par les clercs médiévaux autour de la première croisade (1096-1099, ndlr).
Bush disait qu’il allait mener une guerre de portée mondiale, une guerre pour la liberté, et que cette guerre allait libérer les peuples, qu’elle était peut-être la dernière guerre dans l’histoire, que l’Amérique avait une mission particulière, universelle… J’ai retenu tout ceci. Donc, le départ du livre, c’est la constatation qu’à ce moment-là, en 2001 jusqu’à 2003, il y avait une partie du discours de la guerre américaine qui avait de très vieilles racines, en tout cas qui reprenait des formules qui avaient fait sens plusieurs fois auparavant.
Ce sont des formules théologiques chrétiennes, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elles sont causatives, c’est-à-dire plutôt que de causer, elles permettent de penser la guerre. Et c’est le cas à proprement dire dans l’histoire des Etats-Unis, souvent, mais pas toujours, quand les Américains ont fait la guerre, parfois les uns contre les autres, dans la guerre dite de Sécession (la guerre civile de 1861 à 1865). Les Américains ont été animés par des formules de ce genre : une guerre qui était porteuse de l’émancipation pour toute l’humanité, une guerre qui avait une portée mondiale. Et ceci est une tendance dans l’idéologie de guerre américaine, qui n’est pas seulement américaine, d’ailleurs, mais qui a été parfaitement occidentale, en particulier dans le Moyen-Age, mais aussi durant les guerres de religion aux XVIe et XVIIe siècles.
On retrouve périodiquement, dans la façon qu’ont les Occidentaux de penser la guerre, des formules qui relient une mission exceptionnelle, une mission qui a pour objet la liberté, une mission qui a une portée mondiale, et cette guerre pourra être la dernière guerre de l’histoire. Aussi, y a-t-il une composante eschatologique, une composante qui a à voir avec l’idée qu’on est à la fin des temps, que l’on retrouve périodiquement, mais pas nécessairement dans l’idéologie de la guerre américaine, mais avant elle, dans l’idéologie occidentale – avant que les Américains n’en soient le dernier avatar.
Je ne veux pas dire que le christianisme a causé la guerre, je veux dire qu’il y a une manière qui est spécifique au christianisme de penser la guerre.
Sous quelles formes se présente cette violence ? Et quelle a été la première matrice de ce bellicisme chrétien ?
Il faut comprendre que quand on regarde l’Ecriture chrétienne, et la façon dont les pères de l’Eglise – l’équivalent chrétien des oulémas –, au IIIe siècle, regardaient les Ecritures, ils se sont retrouvés, d’une part, face à un Nouveau Testament où, en général, on ne parlait pas de guerre. Le Nouveau Testament est plutôt pacifiste, à part l’Apocalypse de Jean qui décrit la guerre finale à la fin des temps. Et d’autre part, à un Ancien Testament qui décrit les guerres des Hébreux, mais aussi est plein de prophéties de guerre finale qui verront l’extermination des ennemis d’Israël. Et, donc, le dieu chrétien à la fin du IIIe siècle, c’est un dieu de la guerre et un dieu de la paix. Il a deux faces. Et cela veut dire que l’on trouve très souvent dans les idéologies de la guerre qui ont été formées par le christianisme l’idée que l’on fait la guerre pour arriver à la paix, qu’il y a des bonnes guerres puisque dieu est un dieu de la guerre, qu’il y a aussi des bonnes paix puisque dieu est un dieu de la paix, et qu’il y a des mauvaises guerres et des mauvaises paix.
La matrice chrétienne, c’est ce rapport compliqué entre l’Ancien Testament qui était plutôt belliqueux et le Nouveau Testament qui, mis à part l’Apocalypse, est beaucoup plus pacifiste. Mais, évidemment, j’ai parlé d’eschatologie, du fait que, souvent, les Occidentaux se sont vus à la fin des temps, à la fin de l’histoire, à l’apocalypse. C’est le récit d’une guerre finale qui va ramener la paix éternelle. Comme je viens de le souligner, il y a, d’une part, l’Ancien Testament qui est belliqueux et un Nouveau Testament qui est un livre de paix, qui ouvre un temps de paix, mais, à la fin des temps, il y a le retour de la guerre.
Y aurait-il donc de «bonnes» et de «mauvaises» guerres ?
Dans l’esprit des clercs, il y a les guerres purificatrices qui doivent amener à une meilleure société, souvent, la Nouvelle Jérusalem, la nouvelle société à la fin des temps, quand Jésus-Christ reviendra avec l’armée des anges et que certains hommes se mettront avec lui pour combattre les «méchants». C’est un des scénarios possibles ; il y en a d’autres. Ça, c’est une bonne guerre qui va amener un royaume de paix, une paix éternelle. Donc, il y a des guerres qui sont aussi de bonnes guerres parce qu’elles sont non seulement des guerres matérielles pour les ennemis, mais ce sont aussi des guerres contre soi, contre les vices, contre le mal, contre les démons qui essaient de pervertir les hommes. Il y a des bonnes guerres, des guerres qui sont «voulues par Dieu», mais il y a aussi des guerres qui sont «voulues par Satan».
Mon livre est consacré à la face belliqueuse du christianisme à cause de George Bush. Mais, il y a aussi évidemment dans cette dialectique un autre mouvement qui dit que, parfois, Satan peut nous emmener en guerre pour nous tenter d’obtenir les honneurs, obtenir les territoires. La guerre peut donc aussi être une tentation de Satan. Mais, la paix peut être aussi une tentation de Satan, si l’ordre qui est en paix est un ordre mauvais, un ordre qui ne respecte pas Dieu et où il n’y a pas la justice.
Vous parlez justement du bellicisme américain contemporain qui prend son inspiration de l’Ecriture sainte dont les valeurs ont été perverties pour justifier les guerres que mènent les Etats-Unis d’Amérique contre d’autres pays sous la légitimité internationale. Comment expliquez-vous cette attitude qui a engendré le chaos dans le monde arabo-musulman et sa périphérie ?
D’une part, les Etats-Unis sont un endroit particulier parce que c’est encore le réceptacle d’une manière de lire l’Ecriture qui a été prépondérante dans l’histoire de l’Occident entre les IVe et XVIIe siècles. C’est une manière de lire l’Ecriture, où on prend l’Ancien Testament très au sérieux et on dit que l’Ancien Testament a encore une valeur dans le temps de l’Eglise. Pour les chrétiens, le temps est divisé en plusieurs périodes. Il y en a deux principalement : il y a la période de l’Ancien Testament, avant l’arrivée de Jésus-Christ. Après, il y a la période d’après l’arrivée de Jésus-Christ et du Nouveau Testament, qui devrait être pacifiste. Mais, il y a une manière de lire l’Ecriture qui dit que les normes de l’Ancien Testament sont encore partiellement valables dans l’ère nouvelle ouverte par le Christ.
Historiquement, et en particulier au Moyen-Age, à l’époque des Croisades, on a pu lire ce que disait l’Ancien Testament comme prophétie ou comme modèle pour ce qui allait se passer dans le temps de l’Eglise. Cela s’appelle la typologie conjonctive : on met ensemble l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Il y avait aussi une autre tendance qui avait été minoritaire dans le temps – disjonctive – et qui disait que le message de l’Ancien Testament, c’était ce qui se passait du temps du peuple d’Israël, au temps du peuple élu de Dieu, le peuple juif. Mais, maintenant, ceci n’a plus aucune valeur.
Ce qu’il y a de particulier dans le protestantisme américain, dans le fond, c’est l’Ancien Testament. Une partie des protestants américains lisent la Bible comme on la lisait au Moyen-Age, dans le sens où ils considèrent que le message de l’Ancien Testament a encore une grande valeur sous l’ère nouvelle. Il y a ça, d’une part. Il y a aussi une convergence entre ce protestantisme, ce fondamentalisme auquel George Bush appartenait et le néoconservatisme, néoconservatisme qu’on peut voir en partie comme une forme sécularisée de cette manière de penser chrétienne antique. Antique parce qu’elle n’est plus valable en Europe ; elle est minoritaire.
Cette idée chrétienne médiévale, selon laquelle on va faire la guerre pour purifier le monde du mal, pour se purifier soi-même de ses péchés, pour régénérer à la fois le monde et le peuple élu, existe aussi chez les néoconservateurs, mais sans Dieu, sous une forme sécularisée, avec une mission. De même que les chrétiens médiévaux pensaient qu’ils avaient une mission d’ouvrir le monde à la chrétienté et de réformer le monde dans un sens chrétien, de même les néoconservateurs pensent qu’ils ont une mission universelle, comme avant-garde, de refaire un monde qui est plus juste. C’est leur notion de justice. Ça a des résultats catastrophiques. Mais cette utopie, c’est une forme laïque, séculière, sans Dieu, d’une manière de penser qui est très médiévale et qui a survécu aussi aux Etats-Unis.
Dans la guerre d’Irak, il y a eu la convergence, entre autres choses, d’un certain fondamentalisme chrétien et de ce néoconservatisme qui est une forme sécularisée de la même chose, plus évidemment des intérêts pétroliers, géopolitiques et autres.
Il y a une vidéo que j’ai faite sur l’Amérique à l’European University à Budapest où je parle des Américains et de la religion. Et je parle de ce milieu protestant fondamentaliste qui est, en ce moment, le plus grand ennemi des Arabes. J’ai passé vingt et un ans aux Etats-Unis. Je connais les juifs américains. Il y en a de droite et il y en a de gauche.Mais les plus grands ennemis en politique étrangère du monde arabe, ce n’est pas le lobby juif, qui, certes, existe, mais ce sont ces protestants fondamentalistes. Leur scénario historique est le suivant : ils ont dans l’idée qu’avant que la fin des temps n’arrive, il (l’Antéchrist) va arriver. Mais, avant qu’il n’arrive, tous les juifs doivent être rassemblés en terre sainte. Quand l’Antéchrist va arriver, il va, dans un premier temps, séduire les juifs, mais un tiers d’entre eux s’apercevront que c’est un faux, que ce n’est pas le messie, et ils se rebelleront contre lui. Un tiers des juifs deviendront chrétiens. Ensuite, arrivera le Christ avec son armée, et ce sera la fin des temps, le royaume de la paix, parce que le Christ vaincra l’Antéchrist.
Pour ces protestants fondamentalistes, il est nécessaire que tous les juifs se rassemblent en terre sainte. Ils attendent avec joie le retour du Christ. Ils feront alors tout pour promouvoir l’Etat d’Israël dans sa version maximale. Mais un tel scénario n’est pas très favorable aux juifs puisqu’ils finiront soit chrétiens soit en enfer. C’est ce qui explique en grande partie le soutien d’une grande partie de l’opinion publique américaine à l’Etat d’Israël tel qu’il se présente maintenant dans son aspect expansionniste. Cela explique pourquoi le Sénat américain a tendance à défendre Israël à tout prix dans sa version maximaliste.
Vous abordez dans votre livre le terrorisme chrétien, plus précisément celui de l’extrême-gauche allemande des années 1970. Est-il différent du terrorisme actuel ? Quel raisonnement les unit ?
Le terrorisme allemand m’a intéressé, parce qu’il fallait montrer qu’un certain nombre de conceptions que l’on pouvait voir au Moyen-Age avaient survécu, mais sous une forme sécularisée et sans Dieu, en Occident, au XXe siècle. C’était un exemple parmi d’autres de la façon dont le christianisme a pu influencer les formes que la violence a prises, même dans un milieu athée. Quand on regarde les terroristes allemands des années soixante-dix, ce qu’ils voulaient faire, c’était montrer par la terreur au peuple la vérité. C’est ce que disait déjà Augustin d’Hippone autour de 400 : il faut faire peur aux mauvais chrétiens pour qu’ils voient le vrai christianisme. Augustin d’Hippone était un évêque africain, pas loin de Carthage, et il avait à faire face à un schisme à l’intérieur de l’Eglise catholique. Un schisme qui a d’ailleurs duré un siècle. Et pour faire face à ce schisme, il a décidé qu’il fallait employer la force de l’armée romaine pour convaincre ceux qu’il appelait des «hérétiques», pour revenir à la «vraie» foi catholique. La crainte, la terreur devaient faire voir la vérité.
C’est le modèle dans les actes des apôtres dans la conversion de Saul, qui est devenu Paul. C’était un juif persécuteur des chrétiens, et Dieu l’a frappé pour lui faire voir la vérité. Et cette idée de faire voir la vérité par la force et par la terreur, que l’on force les gens à arriver dans la liberté de Dieu, c’est une des formules assez courantes du christianisme. C’est aussi une des formules que l’on retrouve dans la Révolutions française (1792-1794).
Quand on regarde la façon dont les terroristes allemands pensaient, on constate qu’ils se considéraient comme étant à l’avant-garde, comme dans bien des cas dans les sectes chrétiennes, avec pour mission universelle de réformer le monde par la force. Alors, le terrorisme islamiste de nos jours en France a, lui aussi, quelque peu la même idée que c’est par la force que l’on va faire voir aux gens quelle est la vérité, leur faire comprendre quel est le bien et quel est le mal.
L’islam et le christianisme sont cousins, il ne faut pas le dénier. Mais, de même que dans l’histoire de l’Occident, il y a toujours eu des voix pour s’élever, que l’on pouvait forcer les gens à trouver la vérité en la leur imposant par la force, de même dans le monde musulman, depuis très longtemps déjà, il y a des groupes qui, comme Daech, considèrent que l’on peut forcer les autres à trouver le «vrai» islam. Cela s’est passé ainsi sous les Almohades ; il y a eu des controverses entre eux et d’autres musulmans ; on voit aussi en Afrique de l’Ouest, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, une série de califats formés par le djihad, en s’attaquant à des Etats qui étaient musulmans. Ici aussi, on observe des controverses entre les oulémas de Tombouctou et ces chefs charismatiques musulmans qui considéraient qu’ils étaient plus purs que les autres et que les autres doivent être combattus. Il a des choses extrêmement similaires dans les deux traditions.
Ce livre – dans lequel vous démontrez avec précision que la religion chrétienne est une «religion de guerre» – est-il une réponse à la propagande occidentale qui a délibérément contribué à déformer la perception qu’ont les non-musulmans de l’islam ?
Il y a de tout en Occident, mais c’est vrai que la connaissance de l’islam est très limitée. Il y a dans l’islam comme dans le christianisme un potentiel vers la violence, mais aussi un potentiel très fort qui va vers le discours de paix ; en tout cas, un discours visant à limiter la violence. En effet, il y a un problème de compréhension qui est assez grave.
Je ne suis pas politologue, je ne suis pas un expert dans ce domaine, mais l’islam n’est pas très bien connu en Europe dans sa complexité. Et, très souvent, le problème est que de même que les chrétiens disent il n’y a qu’un seul christianisme, les musulmans ont tendance eux aussi à dire qu’il n’y a qu’un seul islam. C’est vrai théologiquement, pour les théologiens, mais pour les historiens, ce n’est pas vrai. Il y a toute une série d’islams, toute une grande variété d’islams, et l’islam de Daech est historiquement minoritaire. Il y a eu, comme je l’ai dit, des faits qui ressemblaient à Daech dans l’histoire de l’islam, de même qu’on a retrouvé à travers toute l’histoire du christianisme des faits similaires aux croisés. Mais ce n’est pas la seule forme que prend l’islam ou le christianisme.
Il y a eu aussi l’Inquisition médiévale que les Occidentaux ont tendance à «oublier» et dont les pratiques ressemblent étrangement aux pratiques de Daech…
Pour l’Inquisition, elle a une très mauvaise réputation ; mais elle a beaucoup moins fait de mal que le dit la légende noire. Ce fut un régime judiciaire avec des règles assez strictes, une forme de terreur, bien sûr. Je n’ai pas envie de dire du bien de l’Inquisition, mais, en tant qu’historien, l’Inquisition est une institution coercitive qui a fait moins de mal que le raconte la légende noire.
Ce livre vous a valu les foudres de l’extrême-droite qui vous a taxé d’islamo-gauchiste. Pourquoi ?
Oui, parce qu’ils ont vu le titre du livre et ils se sont dit que ce monsieur qui parle de la violence chrétienne veut évidemment dédouaner l’islam de ses violences. Ce n’était pas mon propos. Moi, ce qui m’intéressait, c’était de montrer comment, au fil du temps, dans l’histoire du christianisme et au-delà du christianisme, on retrouve des idées, des structures de pensée, on retrouve l’association donc de ces idées que l’on fait la guerre pour purifier le monde, pour se purifier soi-même, pour créer une société plus juste et que l’on force les gens par l’épée ou par la terreur à trouver la liberté de Dieu, la liberté de croire en Dieu. On force les gens à arriver à la liberté «réelle» qui est celle de ne pas être esclave du péché.
Je voulais juste montrer que, périodiquement, on retrouve cette tendance, et que le dernier avatar de cette structure, pour ainsi dire, c’est la guerre américaine en Irak. Evidemment, la guerre en Irak n’a pas été seulement cela. Mais quand on réécoute George Bush, on se dit que ces formes chrétiennes se sont réactualisées à ce moment-là dans la guerre d’Irak. Je ne voulais pas dire que l’extrémisme islamiste était innocent ; je voulais dire que le christianisme a aussi porté la violence. Mais, loin de moi la volonté de dédouaner l’extrémisme islamiste. Il faut pouvoir expliquer Daech. Les théologiens musulmans, pour la plupart, vous diront que Daech n’est pas du tout islamiste. Mais quand ces gens (les terroristes islamistes, ndlr) disent qu’ils sont musulmans et qui commettent ces actes, l’historien doit pouvoir l’expliquer.
Comment votre livre a-t-il été accueilli ?
Pour l’instant, c’est un peu tôt pour dire quel écho a eu mon livre. Il a été bien reçu par la critique universitaire, d’abord dans la version américaine – parce que je l’ai écrit en anglais – puis dans la version allemande. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que mon propos n’est pas de dire que le christianisme cause la guerre. C’est d’expliquer, étant donné une culture qui est façonnée par le christianisme, ce que l’on pourrait expliquer au sujet des guerres que les Occidentaux, chrétiens et postchrétiens, donc les révolutionnaires français, les bolchéviques et d’autres, ont pu mener. Ce n’était pas une histoire de causalité. C’est un sujet un peu idiot que de dire que la religion cause la guerre.
Des guerres qu’ils ont, vraisemblablement, tendance à oublier, malheureusement…
Qui a tendance à oublier ?
Les Occidentaux…
Non, pas tous. La réception de mon livre en Allemagne a été très positive parce que, justement, les Allemands, du fait de ce qu’ils ont fait durant la Seconde Guerre mondiale, sont assez sensibles à ce passé. Ce qui est vrai, c’est que, historiquement, les musulmans ont plus fait la guerre à d’autres musulmans qu’à des non-musulmans, ce qui est peut-être dommage, mais c’est vrai. Ce qui est aussi vrai, c’est que, historiquement, avant la création de l’Etat d’Israël, il valait mieux être juif sous domination musulmane que sous domination chrétienne. Si on veut s’amuser à ce jeu de comparaison, le monde islamo-musulman s’en tire plutôt bien. Mais, enfin, ce n’est pas une solution pour le présent. Les ineptes qui osent dire que l’islam a toujours été violent doivent savoir que cela n’est pas vrai ; l’islam n’a pas toujours été violent.
De toute façon, l’islam est très compliqué. Du point de vue espace, le monde islamique au Moyen-Age et à l’époque moderne est largement plus grand que la chrétienté. Alors, comment peut-on généraliser ? Un historien ne peut généraliser (un théologien, lui, peut dire ce qu’il veut). Les Abbassides n’aimaient pas faire la guerre ; cela ne les intéressait pas. Les Byzantins non plus d’ailleurs, ainsi que les chrétiens orthodoxes que la guerre n’intéressait pas tellement…
De nombreux spécialistes ont écrit sur le choc des civilisations. Chacun y va de sa théorie pour en expliquer les aspects. Qui est à l’origine de cette stratégie qui vise à faire s’affronter les civilisations ?
Le modèle de Huntington a été fort critiqué, car il identifiait les civilisations à des religions. Contrairement à ce modèle, bien souvent, la plupart des guerres qui ont eu lieu ne sont pas des guerres religieuses. Je me suis intéressé à la façon dont une religion a pu donner des formes à la guerre. Mais, il faut bien voir que les hommes n’ont pas besoin de religion pour faire la guerre. Si on dit que les civilisations vont s’affronter nécessairement et que cette notion de «civilisations» est un chiffre pour «les religions», un choc des religions, ce n’est pas nécessaire, et ce n’est pas vrai.
Cette théorie est une simplification abusive de l’histoire. Ce ne sont pas les civilisations qui sont en conflit, historiquement. Ce ne sont même pas nécessairement les religions qui sont en conflit. Les chrétiens ont préféré se battre contre d’autres chrétiens, et les musulmans ont préféré se battre contre d’autres musulmans quand il s’agissait de religion. Et il y a de nombreuses guerres qui n’ont rien à voir avec les religions.
Interview réalisée par Houneïda Acil et Ramdane Yacine
Comment (5)