Didouche Mourad : le fin stratège et l’ange gardien de la Révolution (VIII et fin)
Par Abdelaziz Boucherit – Le mercredi 27 octobre, Didouche Mourad décida de quitter Alger pour regagner son PC de la Zone 2 du Nord-Constantinois. C’était une nuit sans étoiles. Sur le chemin de la gare qu’il gagnait à pied en compagnie de son ami Zoubir Bouadjadj, Didouche Mourad n’arriva pas à dissimuler ses inquiétudes. Lui qui était d’habitude très secret, exprima à son ami ses craintes de l’extrême difficulté de la tâche qui l’attendait au bout du voyage. Bouadjadj acquiesça et releva, en effet, la lourde responsabilité qui pesait sur les épaules de Didouche, mais le rassura en lui faisant remarquer qu’il arrivera sans aucun doute à surmonter comme d’habitude les obstacles à venir. Malgré les encouragements, son ami sentit Didouche désemparé par la défection de dernière minute de ses groupes à Constantine. Une amère souffrance, constata Zoubir Bouadjadj, qui se traduisait par une lueur mélancolique dans les yeux verts du jeune homme.
Puis Didouche reprit le dessus sur ses épanchements, se contrôla et chercha à se renseigner sur les nouveaux recrutements dans la Casbah. Bouadjadj loua alors les qualités d’une jeune recrue, Yacef Saâdi, qui connaissait les rouages et les secrets de la Casbah. Didouche lui répondit : «C’est ce qu’il nous fallait.» Ils continuèrent tranquillement leur chemin. Bouadjadj accompagna son ami jusqu’au quai. Ils s’embrassèrent et lui souhaita bonne chance. Mourad sourit sans répondre et monta prendre place dans le train. A travers la fenêtre du wagon, quand le train quitta la gare, avec le même sourire, il fit un dernier geste de la main en signe d’adieu à son ami, jusqu’à la disparition du train dans les profondeurs de la nuit. Cette image resta gravée dans la mémoire de Zoubir Bouadjadj. Il était loin de se douter que deux mois et demi plus tard, son ami Didouche, l’homme à ses yeux qui avait organisé de bout en bout la Révolution, tomba sous les balles des parachutistes du colonel Ducournau.
Dans le Nord-Constantinois, les petites escarmouches ici et là sans importance, de la nuit de l’insurrection du 1er novembre, n’étaient pas satisfaisantes aux yeux de Didouche Mourad. Les attaques du poste de la gendarmerie de Skikda, celles des postes de police à Condé-Smendou et les quelques coups de feu contre les sentinelles dans la ville du Khroub étaient un échec total. Les craintes du chef historique s’étaient avérées exactes. La défection des militants de Constantine noyautés et convaincus par Lahouel était un coup dur pour la réussite des objectifs planifiés. Il n’en demeurait pas moins que l’effet psychologique de la participation, même sans résultats palpables, avait atteint son but. C’était sa seule satisfaction.
Didouche, infatigable, arriva enfin par son dynamisme à convaincre d’autres recrues et nommer d’autres chefs de groupes dans toutes les régions. On avait vu que la zone du Nord-Constantinois était mal lotie faute de moyens : ni hommes ni armes. En janvier 1955, la situation ne s’était guère améliorée. Didouche avait pourtant remué ciel et terre pour tenter d’organiser sa zone qu’il avait divisée en cinq régions et confiées à ses adjoints. Il nomma son homme de confiance Zighoud Youcef qui le secondait directement comme chef de groupe de Condé-Smendou, Constantine, El-Harrouch, Skikda et Guelma. Il désigna Ben Tobbal responsable de Ziama, Jijel, Mila, El-Milia et Collo jusqu’à Souk El-Tennine. A Badji Mokhtar la responsabilité de Souk-Ahras jusqu’à la Calle, et enfin à Benaouda, les régions de Bône jusqu’à Guelma. Didouche apprit avec tristesse la mort de Badji Mokhtar, tombé au champ d’honneur le 18 novembre 1954. Un de ses meilleurs éléments qui avait géré avec excellence la région de Souk-Ahras. Il décida de se rendre dans cette ville avec Zighoud Youcef et seize de ses hommes pour nommer un autre responsable de région.
La mort en martyr de Didouche Mourad
Didouche Mourad, Zighoud Youcef et seize de leurs hommes, comme convenu, décidèrent de prendre la route pour Souk-Ahras en passant par la ville de Guelma. Par précaution, ils ne se déplacèrent que pendant la nuit. La région était encerclée par les troupes de parachutistes de Ducournau installées à El-Harrouch. Venus des Aurès pour éviter l’embrasement du Constantinois sur le modèle des Aurès, Didouche Mourad et ses hommes arrivèrent le 18 janvier 1955 à 3h du matin au douar Souadek, dans les environs de Condé-Smendou. Zighoud, en plus d’être natif de la région de Condé-Smendou, était le responsable. Didouche et ses hommes avaient besoin de se reposer. Zighoud avait préparé, au préalable, la logistique de leur déplacement, il chargea deux djounoud du groupe Condé-Smendou pour préparer le refuge. Mais malgré les précautions de sécurité, les indicateurs avaient décelé des mouvements suspects. Douze gendarmes intervenaient dès 6h30 du matin. Zighoud Youcef, informé de la présence des gendarmes par ses hommes, réveilla Didouche Mourad et lui décrit la situation. Le combat s’engagea. La région était couverte de maquis et de lauriers-roses qui bordaient l’oued Boukerkar en crue après les dernières pluies. Alerté, le colonel Ducournau envoya ses 400 paras, des hommes aguerris au combat. Le véritable combat commença à 8h du matin. Les hommes de l’ALN, encerclés, ne pouvaient résister longtemps à ce déluge de feu. Vite, deux blessés de l’ALN, en l’occurrence Chougui Saïd avec la jambe gravement atteinte et Ali Beloucif gravement touché à la tête, étaient hors d’état de nuire. Les djounoud, protégés par un petit maquis, faisaient ce qu’ils pouvaient. Au milieu de la journée, dix djoundis étaient déjà morts. Zighoud Youcef et cinq de ses compagnons se réfugièrent dans l’oued Boukarkar, accrochés aux seules branches qui bordaient l’oued et accoudés au bord pour éviter d’être emportés par les flots en furie. Vers 13h, Didouche ordonna au djoundi Cheikh Boularas, caché comme lui derrière un buisson, de courir vers l’arrière pour se réfugier dans l’oued pendant qu’il continua à tirer pour couvrir sa fuite. Le djoundi s’exécuta. Dès qu’ils se levèrent, un soldat embusqué repéra leur position et déchargea sur Didouche, qui continuait à tirer, une rafale à la mitraillette. Didouche fut tué sur-le-coup. Après la mort de Didouche, aucun coup de feu ne fut tiré. Les djounoud qui avaient assisté à la scène alertèrent Zighoud Youcef de la mort de Si Abdelkader. Il profita de sortir de sa cache quand il commença à faire sombre. Par chance, il réussit à se faufiler jusqu’au corps inerte de Didouche. Il s’empara des documents en sa possession et revint se dissimuler dans sa cache. A 16h30, en hiver, il faisait déjà presque nuit. Les paras ramassèrent les corps et se retirèrent. Le 19 janvier 1954, l’administration coloniale exposa à la population les corps de Didouche et des dix djoundis dans le centre de Condé-Smendou. L’administration coloniale et le colonel Ducournau obtinrent les informations par les deux prisonniers que Didouche était le chef de groupe, mais ils ne l’identifièrent pas, car les hommes ne le connaissaient que sous le nom de Si Abdelkader. Seul Zighoud Youcef connaissait sa véritable identité. La dépouille de Didouche Mourad alias Si Abdelkader fut enterrée avec les corps des djoundis Kerboua, Belkacem Benghersallah, Naas Omar, Bochriha Abbas, Ayache Youcef et Beloucif Ali dans une fosse commune par les ouvriers communaux dans le petit cimetière de Condé-Smendou. Ducournau ignorait qu’il venait de frapper un grand coup avec la mort du premier chef historique. Yves Courrière avait conclut, à propos de la mort de Didouche, par le témoignage suivant : «Sur le plan militaire et sur le plan psychologique, les hommes de la Zone II avaient subi une perte immense.»
Le silence du Nord-Constantinois de Didouche inquiétait Krim Belkacem. Pendant dix mois, aucune nouvelle, aucune liaison et aucun contact avec Didouche. Personne à Alger ni en Kabylie limitrophe ne savait que Didouche était mort le 18 janvier 1955 à 13h. Krim chargea, pourtant, Amirouche d’aller aux nouvelles. Amirouche ne trouva aucune opportunité favorable, le risque de mettre ses hommes en danger le dissuada de s’aventurer dans une région aussi difficile d’accès que le Djurdjura. Zighoud Youcef est resté cloîtré pendant six mois avec quelques hommes au douar Mechatt, dans la région montagneuse et très boisée d’El-Milia et Collo. Zighoud Youcef et Ben Tobbal étaient désemparés, ils échouèrent dans leurs tentatives de renouer le contact avec Alger. Rabah Bitat était la seule personne de leur connaissance et ils ignoraient son arrestation et son emprisonnement. Ils mesurèrent à quel point la situation était dramatique. Didouche, extrêmement secret, menait lui-même, en ne se confiant à personne, les contacts avec Alger. Il ne divulgua à personne les noms de ses contacts ni le mot de passe nécessaire pour établir la liaison. En outre, le jeune chef ne donnait ses directives que pour quinze à vingt jours maximum.
Abane Ramdane trouva le personnage de Didouche passionnant. La description du portrait fait par ses compagnons fascinait Abane et souhaita le rencontrer le plus rapidement possible pour faire sa connaissance. Quelle occasion manquée ! Le cynisme cruel du destin, maître de la tragédie des hommes, empêcha la communion intellectuelle entre, d’une part, Abane Ramdane, tête de la révolution, le Robespierre algérien, et d’autre part, Didouche Mourad, l’ange de la Révolution, le Saint-Just algérien. Finalement, le destin avait été contre l’intelligence et l’allié des mauvaises postures.
A. B.
(Suite et fin)
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