Haro sur la liberté de dérision et garrot sur la dérisoire liberté
Par Mesloub Khider – Il y a quelques semaines, une émission satirique a fait l’objet d’anathèmes, d’accusation d’immoralité, voire d’indécence, pour avoir piégé dans une caméra cachée Rachid Boudjedra. Sans connaître réellement cette émission, d’après les informations relayées par la presse, la chaîne incriminée a pourtant déjà diffusé plusieurs émissions similaires de caméras cachées où des personnes célèbres ou non ont été piégées. Et jamais aucune émission n’a soulevé de réprobation, ni d’indignation, ni de condamnation.
Avec Rachid Boudjedra, nous avons assisté à une véritable levée de boucliers. A un inaccoutumé assaut de lynchage médiatique. A une condamnation sans appel de la chaîne propriétaire de l’émission. D’aucuns ont réclamé, exigé la fermeture de la chaîne. Au nom de la liberté qu’ils prétendent, par ailleurs, défendre.
La satire serait-elle tolérable ou non en fonction des personnalités mises en scène ? Comment doit-on interpréter l’indignation provoquée au lendemain de la diffusion de la caméra cachée ayant piégée Rachid Boudjedra ? Serait-ce là le réflexe spontané et atavique d’une solidarité de classe apportée à Rachid Boudjedra par des personnes très sensibles aux petits malheurs des siens ?
En tout état de cause, la promptitude avec laquelle une grande partie de la petite bourgeoisie intellectuelle algérienne (car la classe populaire algérienne se fiche royalement de cette mésaventure boudjedréenne) a réagi pour réclamer la fermeture de la chaîne, révèle le manque d’enracinement de la conviction démocratique en Algérie. Quoiqu’elle fustige constamment les islamistes pour leur intolérance en matière de liberté de la presse, cette frange de la population a prouvé qu’elle s’alimente à la même source de l’étroitesse d’esprit, du sectarisme, du moralisme, du totalitarisme.
Cela rappelle les événements vécus lors de la publication des caricatures de Charlie Hebdo. A cette époque, nombreux ont été ceux qui sont également montés au créneau pour exiger l’interdiction de ces caricatures considérées comme «islamophobes». A l’époque, les mêmes fustigations et condamnations ont déferlé contre Charlie Hebdo. Cette fois, de la part des islamistes et des musulmans rigoristes, sourcilleux et intransigeants sur le chapitre de la foi.
Sans cautionner nullement la tournure droitière prise par le journal satirique Charlie Hebdo, pourtant autrefois réputé et apprécié pour ses dessins incisifs et corrosifs, on ne peut néanmoins pas condamner ses multiples dessins, au motif qu’ils sont considérés à tort comme provocateurs ou attentatoires à la religion musulmane.
Ainsi, dans les deux situations d’exercice de la liberté de publication caricaturale et de diffusion télévisuelle, les mêmes réflexes pavloviens se sont manifestés par les chiens de garde de la morale archaïque pour aboyer contre les deux organes, pour exiger leur musellement, pour leur infliger les pires morsures. Et pour le journal Charlie Hebdo, la mise à mort de son équipe rédactionnelle par les pires ennemis de la liberté de conscience, en l’espèce des islamistes enragés, engagés dans le parti de la mort.
Par leurs réactions, par leurs revendications de fermeture de la chaîne de télévision responsable de la diffusion de la caméra cachée, ces «démocrates» de façade prouvent qu’ils sont également des ennemis de la liberté de la presse en Algérie comme dans les autres pays. Contre ces ennemis, il faut maintenir toujours allumé le flambeau de la liberté de la publication écrite et de la diffusion télévisuelle. Même pour la presse satirique, les émissions caustiques.
La liberté de la presse est précieuse. Pareillement pour les émissions télévisuelles satiriques ou politiques. Elle doit être défendue partout dans le monde. La presse a affronté les pires répressions au cours de son histoire. Que ce soit la presse politique ou satirique, elle a payé un lourd tribut pour s’imposer sur la scène médiatique.
En France notamment, où elle a mis des siècles pour s’imposer, s’arracher à la tutelle des pouvoirs politiques et religieux, se libérer de la censure. De même pour l’Algérie où depuis peu seulement, libérées de la tutelle du pouvoir, la presse comme les chaînes de télévision commencent à s’affirmer, à diffuser librement, à s’imposer sur le champ médiatique.
En outre, dans le cas de la presse satirique, c’est l’essence même d’un journal satirique que d’être irrévérencieux, impertinent, tapageur, scandaleux. Pareillement pour les émissions télévisuelles satiriques diffusées en Algérie ou ailleurs. Aucune censure n’est acceptable. Excepté si elles versent dans l’obscénité, la vulgarité, la pornographie. C’est leur vocation que d’user de la dérision.
En matière de critique satirique, rien n’est sacré. Tout est objet de dérision. Aucune autocensure n’est tolérable. Ni aucune censure. La satire est amorale. Elle transcende les considérations morales, éthiques, politiques. Elle fait fi des susceptibilités personnelles, religieuses. Par-delà la morale, comme le dirait Nietzsche, voilà sa raison d’être.
La vie constitue déjà une vallée de larmes. N’ajoutons pas des jérémiades pleureuses à cet océan d’existences misérables.
N’oublions pas les bains de sang versés pour nous libérer de la tyrannie coloniale ; les fleuves de larmes rougeoyantes déversées pour desserrer l’étau de la dictature nationale imposée au lendemain seulement de la «libération» de notre pays malheureusement encore prisonnier d’un pouvoir illégitime ; les torrentielles hémoglobines coulant à flots durant la décennie noire transformant l’Algérie en abattoir à ciel ouvert.
Débarrassons-nous des eaux croupissantes putrides exhalant des effluves fétides du passé moralisateur et démoralisant. Immergeons-nous dans une nouvelle mer relationnelle remplie d’une eau douce et apaisante propice à dissoudre nos corrosives détresses, nos destructrices tristesses, notre prématurée et précoce vieillesse. Renouons avec notre insouciante enfance. Replongeons dans un éternel bain de jouvence empli de joyeux rires partagés ensemble dans une indéfectible fraternité. Sans gendarmes de la férule ni polices de la morale.
Usons sans modération de la dérision, de l’ironie, de légèreté d’esprit pour nager à contre-courant de la morosité quotidienne. Sinon, c’est la noyade existentielle garantie.
Soyons iconoclastes, anticonformistes. Emancipons-nous des vestiges moraux désuets. Jetons aux orties les plantes vénéneuses religieuses qui nous empoisonnent l’existence. Rions de tout, même du sacré. Moquons-nous de tout, et surtout de nous-mêmes. Libérons-nous des chaînes des traditions qui ligotent notre esprit d’imagination. Soutenons toutes les entreprises de subversions par l’imagination. Soyons des révolutionnaires de l’imagination (de l’image-de-notre-nation).
A l’atmosphère ambiante emplie de nullité, préférons la joyeuse vie dans toute sa nudité.
Déchirons les oripeaux moraux qui habillent superficiellement notre esprit. Confectionnons notre vie de nos propres mains modernes. Refusons les prêt-à-porter de la pensée religieuse fabriquée dans d’archaïques et obsolètes ateliers démodés moyenâgeux. Passons au crible de la critique tout ce qui étouffe notre épanouissement. Tout ce qui corrode notre existence. Tout ce qui pollue notre esprit. Tout ce qui assombrit notre humeur.
Critiquons sans concession toutes les idéologies réactionnaires, toutes les philosophies rétrogrades, toutes les religions archaïques. La critique comme la satire ne doit s’embarrasser d’aucun scrupule.
Seule la vie est sacrée. Dès lors qu’on ne porte pas atteinte à la personne, on n’attente pas à sa vie, la critique doit être consacrée.
La critique doit pouvoir traiter et attaquer tous les sujets, tous les thèmes. Même la religion. Et surtout la religion. Marx disait, dès ses premiers écrits de jeunesse, que «la critique de la religion est la condition première de toute critique». Sans cette primordiale première critique, aucune autre n’est possible, envisageable, sérieuse, sincère, authentique, radicale.
Si censure il doit y avoir, et surtout si interdiction il doit y avoir, c’est contre la misère, le chômage, l’exploitation qui réduisent l’existence en vallée de larmes, la vie en perpétuel cauchemar. C’est contre les guerres qui déciment des millions de vie. C’est contre toutes les oppressions, les répressions, les dépressions, les pressions religieuses, politiques, morales. C’est contre tous les ennemis de la vie rieuse, joyeuse, radieuse.
M. K.
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