Rédha Malek : parfaite synthèse du patriotisme et de la démocratie
Par Merhab Mahiout – L’Algérie perd en Rédha Malek un patriote sincère, un fin diplomate, un intellectuel accompli et un démocrate convaincu.
Son itinéraire politique s’est confondu avec une certaine histoire de l’Algérie : il aura marqué chacune des étapes cruciales que son pays a eu à traverser. Parfaite synthèse entre l’intellectuel et l’homme d’action, son parcours politique sera jalonné par deux référents : le patriotisme et la modernité.
Homme d’Etat hors pair, probablement l’un des derniers grands hommes d’Etat, sa disparition accentuera un peu plus la grisaille qui enserre chaque jour un peu plus le pays en proie à une angoisse terrifiante des lendemains incertains. Révolutionnaire de la première heure, il sera, en 1955, l’un des membres fondateurs de l’Union générale des étudiants musulmans d’Algérie (UGEMA), une des organisations de masse mises en place par le FLN sous l’instigation de deux autres géants de la Révolution : Abane et Ben M’hidi. La collaboration avec le cerveau de la Révolution se prolongera : Abane et Malek se retrouveront à la direction du journal El-Moudjahid en 1957, aux côtés de Pierre Chaulet et Franz Fanon. La similitude de vues sur la conduite de la Révolution et une vision partagée sur l’avenir de l’Algérie indépendante ont très certainement favorisé cette collaboration.
Malek sera le porte-parole de la délégation algérienne qui a négocié le cessez-le feu en Suisse. Les conférences de presse qu’il a animées au cours des différents rounds de négociations ont été une riposte vigoureuse à la guerre psychologique déclarée par le gouvernement du général de Gaule. A l’indépendance, le natif de Batna entamera une brillante carrière diplomatique qui le conduira à représenter son pays dans les plus importantes capitales européennes : Belgrade, Paris, Moscou, Washington, Londres. Il jouera un rôle crucial dans la libération des 52 otages de l’ambassade américaine à Téhéran en 1981, ce qui lui vaudra un respect immense des chancelleries occidentales : l’Algérie saura capitaliser cette renommée dans les pires moments de sa crise durant les années 1990.
Fibre patriotique et rigueur intellectuelle
En 1976, il sera l’un des principaux rédacteurs de la Charte nationale. En 1977, il fait son entrée au gouvernement au poste de la Culture et de l’Information aux côtés de Mostefa Lacheraf, nommé à l’Education. Un gouvernement dont on dit qu’il avait pour feuille de route le redressement de la situation mais qui n’ira pas au terme de son mandat pour cause de décès de son promoteur.
Farouche opposant à l’obscurantisme islamiste, autant par patriotisme que par un attachement viscéral à la modernité et au progrès, il n’hésitera pas une seconde à se positionner pour l’arrêt des élections de décembre 91, de triste mémoire. Il sera parmi les 60 «patriotes intègres» désignés en avril 1992 pour faire partie du Conseil consultatif national (CCN) aux côtés du romancier Abdelhamid Benhadouga, des universitaires Mahfoud Bennoun et M’hamed Boukhobza, ainsi que du géant Mostefa Lacheraf. Il présidera le CCN jusqu’en juillet 1992 où il sera appelé à remplacer Mohamed Boudiaf au Haut Comité d’Etat (HCE).
Entre aout 1993 et avril 1994, il sera chef du gouvernement dans un des pires moments de l’histoire du pays, avec une déferlante terroriste d’un autre âge et une asphyxie financière. Deux facteurs qui ont conduit l’actuel occupant d’El-Mouradia à refuser le poste de chef de l’Etat qu’il acceptera volontiers quelques années plus tard lorsque la pression terroriste sera moindre et que les caisses de l’Etat se remettront à se remplir ! C’est que les deux hommes présentent deux profils diamétralement opposés : l’homme d’Etat répond à l’appel du devoir par patriotisme, sans négocier quoi que ce soit, pendant que l’homme du pouvoir choisit son heure !
Sur un autre plan, Rédha Malek fait partie du cercle très restreint des hommes politiques doublés d’intellectuels qui ne rechignent pas à s’engager dans les combats idéologiques, à l’image de Mostefa Lacheraf et Hachemi Cherif avec lesquels il partage la même fibre patriotique doublée d’une rigueur intellectuelle sans faille. Les trois symbolisent l’enracinement profond du mouvement démocratique dans l’histoire du pays. Leurs parcours est un démenti cinglant à la thèse des «laïco-assimilationnistes» accolée aux démocrates durant les années 1990 pour mieux justifier leur liquidation, aussi bien politique que physique, et la preuve vivante que le mouvement démocratique n’est pas une greffe artificielle dans l’histoire de l’Algérie.
«La peur doit changer de camp»
Dans un pays où «le système a fait de notre peuple un troupeau malade, où les meilleurs ont disparu, isolés ou vaincus, et les médiocres ont pris des allures d’astres scintillants», pour avoir droit au chapitre, il n’est pas de bonne augure d’être à la fois patriote, homme d’Etat et intègre. Malek était justement tout cela à la fois. Ce que «les médiocres» ne lui pardonneront pas. Mais sans doute, son crime de lèse-majesté était son choix clair en faveur de la modernité et la démocratie au détriment du magma politico-idéologique de l’arabo-islamisme dans lequel pataugent les parangons du système depuis le temps.
Avec un tel parcours, Rédha Malek méritait certainement mieux que ce que son pays lui a donné. A voir tous les honneurs qu’ont eus d’autres avec des CV autrement moins bien garnis, pour ne pas dire vraiment rachitiques, on mesure toute l’injustice qui a frappé Malek et tous les patriotes de ce pays qui ont la moindre petite attache avec la modernité et la démocratie. Une injustice qui ne vient pas toujours d’où on l’attend : la seule et unique fois où un dirigeant politique d’obédience démocrate a appelé les puissances occidentales à cesser de soutenir le pouvoir, c’est du temps où Malek était à la tête du gouvernement.
Au plan intellectuel, la question de l’articulation entre la tradition et la modernité aura occupé l’essentiel de la réflexion de Rédha Malek. Réflexion esquissée dans son ouvrage phare Tradition et Révolution. Cette réflexion le conduira à s’opposer de toutes ses fibres à l’islam politique dont il deviendra l’un des pourfendeurs infatigables, réfutant les thèses avec une solide argumentation que son expérience, son parcours et son érudition lui permettent.
En retour, tout ce que le pays compte d’islamo-conservateurs le vouent aux gémonies. On lui reproche en particulier sa célèbre phrase «la peur doit changer de camp» prononcée à l’enterrement du dramaturge Abdelkader Alloula, en mars 1994. Partant de cette simple citation, il n’est pas rare de voir un islamo-conservateur tenir un raisonnement qui aboutit invariablement à imputer à Rédha Malek toute la responsabilité de la lutte antiterroriste, alors qu’il n’est resté à la tête du gouvernement que quelques mois. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque pour mieux apprécier la portée de cette phrase.
1994 était l’année de l’apogée du terrorisme en Algérie. D’un côté, un terrorisme barbare qui a déclaré la guerre à l’Algérie en tant que nation, Etat et société, et qui frappe quand il veut, où il veut, qui il veut, semant la mort, la désolation et la peur de ne pas rentrer chez-soi le soir. D’un autre côté, des forces patriotiques sur la défensive, soumises à d’énormes pressions extérieures, venues des alliés de l’islamisme dont certains démocrates, pressions qui se répercutent sur les forces de sécurité qui n’avaient pas de pouvoir «légitime» qui les protège et qui devaient prendre tant de précautions dans la lutte contre les hordes terroristes – pour ne pas tomber sous le coup des tribunaux internationaux – que cette lutte n’avait pas grande efficacité. «La peur doit changer de camp» signifie dans la bouche d’un patriote démocrate comme Rédha Malek sa disponibilité à couvrir politiquement la lutte antiterroriste et de donner tous les moyens aux forces de sécurité pour protéger la vie des citoyens et porter la peur chez ceux qui ont pris les armes contre leur pays.
Dans le contexte de lutte mondiale contre le terrorisme, une affirmation qui ressemblerait à «la peur doit changer de camp» paraîtrait banale et pas du tout choquante. C’est même, au contraire, un appel au dialogue avec les terroristes qui serait extrêmement choquant. Mais qui a dit que la vie de patriote en Algérie était de tout repos ?
L’un des derniers combats de Rédha Malek, avant de prendre sa retraite, aura été l’union des démocrates pour lequel il ne ménagera aucun effort. En effet, il sera de toutes les tentatives de fédérer les forces démocratiques, apportant sa sagesse, son expérience et sa parfaite connaissance des arcanes du système pour éviter aux démocrates de fourvoyer dans les illusions et les chimères et les aider à se concentrer sur l’essentiel : mobiliser les Algériens autour des idéaux de modernité et de démocratie. C’est le sens de la fondation de l’Alliance nationale républicaine (ANR). A propos, il me revient à la mémoire son passage à Bouira en 1995 à l’occasion d’une tournée nationale de promotion de l’ANR. Après une brillante conférence sur les enjeux de la modernité et la démocratie en Algérie qui a conquis son public, un jeune militant démocrate a pris la parole pour lui dire, en substance : «Je suis d’accord avec tout ce vous venez de dire. Nous sommes un groupe de militants du RCD et d’Ettahadi prêts à quitter nos partis et adhérer à l’ANR.» Tout autre politicard aurait applaudi cet enthousiasme, mais pas Rédha Malek. Sa réponse était un mélange de hauteur de vue et de conviction démocratique : «Jeune homme, l’ANR n’est pas venue débaucher des militants du RCD ou d’Ettahadi. Ceux-là sont bien là où ils sont, et ils font très bien leur travail de militants. L’ANR est venue pour mobiliser parmi l’immense majorité des Algériens qui ne se retrouvent pas dans ces deux partis.»
Sacré Rédha Malek, tu nous manques déjà !
M. M.
Militant démocrate
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