Contribution – Manœuvre pour étouffer une révolution de velours en marche
Par Youcef Benzatat – Puisque le suffrage universel pour désigner les représentants du peuple au pouvoir s’est éternisé sous forme de leurre, pour valider la nomination des représentants d’un système qui prend en otage la vie politique de la nation, le peuple a choisi le boycott pour signifier son rejet de ce système et de ses mécanismes d’appropriation de la vie publique. Tel était le premier pas significatif d’une révolution de velours entamée par le peuple algérien pour mettre fin à ce système. C’était le 4 mai 2017, lors des élections législatives.
L’état d’esprit par lequel le peuple avait appréhendé ce boycott s’est propagé à d’autres formes de résistance. Telles que les cafés littéraires pour accaparer le champ culturel duquel le peuple est exclu. Ou alors les baignades en bikini pour s’approprier son corps dont les femmes étaient privées en public. Les déjeuneurs collectifs sur la place publique pendant le mois de Ramadhan pour s’approprier l’espace public dans l’exercice de leur liberté de conscience, qui a été confisqué par la religion, par sa sacralisation. Autant de signes qui traduisent manifestement une révolution pacifique contre l’ordre établi, qui prend en otage la vie politique et confisque les libertés publiques, collectives et individuelles.
D’évidence, cette nouvelle donne a ébranlé le pouvoir car le taux d’abstention n’avait jamais atteint un tel niveau, près de 88%, selon les statistiques les plus crédibles. Les cafés littéraires et les manifestations culturelles citoyennes sont devenus de plus en plus nombreux et récurrents. Les déjeuneurs plus nombreux également et les baignades de femmes en bikini sont désormais organisés en groupes. Sur les réseaux sociaux, le rejet du système de pouvoir, de sa gestion du politique et de la rente est unanime.
Il faut s’attendre à une intensification de ces différentes manifestations auxquelles se joindront d’autres formes de résistance. Notamment chez les étudiants, les travailleurs, les chômeurs, ainsi que dans d’autres segments de la société. C’est dire que l’état d’esprit collectif engendré par le boycott massif du 4 mai a réveillé les consciences et impulsé chez la population un désir d’en finir avec son avilissement. Il faut dire qu’un point de non-retour au rejet du système a été franchi, et un esprit de révolte collectif, irréversible a été atteint. Même certains partis politiques, agréés ou non, n’hésitent plus à adopter des discours de rupture en vue d’une refondation de l’Etat et des mécanismes de sa régulation. En un mot, une révolution de velours est en marche, et le peuple est assez motivé pour s’y engouffrer.
D’autre part, les moyens habituels par lesquels le pouvoir parvenait sans difficulté à neutraliser toute forme de révolte ou de contestation émanant de la société, que sont la répression conjuguée à une redistribution ciblée de la rente, paraissent inopérants et insuffisants pour un cas et pour l’autre. Car il ne pourra pas réprimer une révolte pacifique et diffuse, d’une part, et les moyens pour acheter la paix sociale par une redistribution ciblée de la rente lui font défaut, d’autre part, du fait de la crise financière engendrée par la baisse conséquente du prix des hydrocarbures.
En conséquence, l’ébranlement du pouvoir par cette nouvelle donne n’a pu le laisser indifférent ou laxiste comme auparavant. La menace d’une désobéissance civile devient une réalité tangible. D’autant que les échéances des élections locales et présidentielle à venir s’approchent à grands pas.
Dans ces conditions, quelle stratégie adopter pour venir à bout de ce réveil de la conscience collective qui conteste l’ordre établi en actes et menace la pérennité du système de pouvoir ?
L’intrusion fracassante de Tebboune dans le champ politique et médiatique apparaît en toute logique comme une réponse appropriée pour étouffer dans l’œuf les prémisses de cette révolution de velours qui s’annonce. Ceci, bien entendu, au-delà de la rivalité des clans qui se disputent l’hégémonie du pouvoir, qui ont intérêt à neutraliser cette révolte, chacun pour son compte.
Quel rôle et quelles marges de manœuvre pour Tebboune dans ces conditions ? Il est évident que Tebboune ne fait pas cavalier seul, cela relève de la naïveté de le croire. Il agit forcément au profit d’un clan dans la course à la présidentielle de 2019. Sa mission consiste donc à mener une bataille sur deux fronts : neutraliser la révolte populaire et le clan adverse. La trouvaille de la séparation de l’argent de la politique semble a priori répondre à cette double exigence. Balayer le clan adverse sous le prétexte d’user et d’abuser de la rente et se rendre populaire aux yeux du corps électoral, en passant pour un moralisateur de la vie publique, en espérant ainsi rétablir la confiance entre futurs gouvernants et gouvernés en perspective de la présidentielle de 2019 et amener ces derniers à renouer avec le leurre du suffrage universel.
Cette manœuvre a de fortes chances d’aboutir et de ralentir considérablement l’élan de cette révolte populaire car les élites, qui sont potentiellement susceptibles de constituer un leadership représentatif, sont soit complices, soit démissionnaires. Ces mêmes élites devraient avoir la responsabilité d’accompagner cette révolte, en éclairant la population sur la nécessité de séparation, non pas seulement de l’argent et du pouvoir, mais également le militaire du civil, l’indépendance de la justice et celle de l’institution chargée de l’organisation des élections.
Y. B.
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