La lutte contre la corruption : une ligne de démarcation
Par Houria Aït Kaci – La démarche du nouveau Premier ministre, Abdelmadjid Tebboune, visant à la «séparation entre le pouvoir politique et les forces de l’argent» illustrée par un tour de vis contre des patrons qui ont bénéficié de marchés publics de complaisance, dont Ali Haddad, propriétaire d’un groupe de construction et néanmoins président du Forum des chefs d’entreprise (patronat), a défrayé la chronique cet été 2017. L’opinion publique a bien accueilli cette démarche en espérant qu’il ne s’arrêtera pas en si bon chemin. La lutte contre la corruption est une ligne de démarcation pour tous les Algériens.
Cette campagne «mains propres» menée en relation avec la nouvelle politique de croissance économique adoptée par la Présidence a été et mise en route par le gouvernement pour faire face à la crise pétrolière qui a entraîné la chute des revenus du pays. Elle vise à substituer à une économie distributive de rente une économie productrice de richesses, provoquant une réaction hostile des forces de l’argent qui ont largement bénéficié des largesses du gouvernement. L’Etat, qui a besoin aujourd’hui de renflouer ses caisses, a mis en demeure ces patrons «choyés» pour rembourser leurs dettes et achever les projets pour lesquels ils ont été payés.
Tour de vis contre les compradores et les parasites
Cependant, cette question de séparation du pouvoir politique des affaires est également liée, selon les observateurs, à des luttes au sommet en vue de l’échéance présidentielle 2019. L’intrusion des «oligarques» (caste de milliardaires enrichis par l’argent public) pour tenter de s’accaparer du pouvoir politique, après avoir été assez proches des cercles décisionnels, aurait été rejetée par Bouteflika, qui voudrait être seul à contrôler le processus de succession, qu’il soit candidat pour un 5e mandat ou qu’il soutienne une autre candidature pour lui succéder.
La campagne «mains propres» serait également dictée par la nécessité de crédibiliser la politique d’austérité et de rigueur budgétaire suite à la baisse des revenus pétroliers qui n’est pas sans risque pour la stabilité du régime. Cette opération de moralisation de la vie publique permettra de baliser le terrain pour regagner la confiance des citoyens, qui ont désavoué l’équipe politique en place par l’abstention massive aux législatives du 4 mai dernier, une élection à laquelle l’argent sale a été de nouveau mêlé.
Il faut, en effet, rappeler que cette lutte contre l’intrusion de «l’argent sale» (chkara) devait être menée au sein du parti dirigeant, le FLN, mis sous la coupe des compradores et des parasites ramenés par Saïdani au détriment des nationalistes et des patriotes qui en ont été chassés. (Note * in article «Emeutes, bourgeoisie compradore, post-mondialisation in Algérie»). Mais Ould-Abbès a échoué dans cette entreprise et les Tliba et compagnie ont été réélus, mais le parti y a laissé des plumes. Cette fois, avec l’élection présidentielle, les choses semblent être prises plus au sérieux.
«Le bras de fer» entre Ali Haddad et le Premier ministre ne relève pas d’une attaque contre des hommes d’affaires par Tebboune et, encore moins, contre le secteur privé dans son ensemble, mais de luttes liées aux contradictions entre la bourgeoisie bureaucratique – qui détient les appareils de l’Etat – et la bourgeoisie compradore et parasitaire qui veut s’accaparer du pouvoir politique. Les deux ayant largement profité de la rente. La confrontation se fait autour de choix politiques, économiques et sociaux dans un nouveau contexte de crise financière qui nécessite un nouveau pacte social, une gestion plus «rationnelle» des deniers publics, impliquant un tour de vis dans les largesses accordées à ces patrons et affairistes, sans contrepartie probante pour l’économie nationale.
Paradoxalement, des investisseurs et des entrepreneurs nationaux, privés, honnêtes –mais qui n’ont pas leur entrée au Palais – et même des entreprises nationales ont vu leurs projets bloqués et sabotés, sans raison apparente, ou carrément bradés à des sociétés étrangères, parfois à de simples sociétés écran, faisant perdre beaucoup d’argent et d’emplois à la collectivité. Des enquêtes de presse ont fait des révélations sur ces pratiques de «dépeçage» touchant des entreprises nationales dans le secteur des phosphates, de la sidérurgie (complexe El-Hadjar), de l’industrie (complexe de véhicules industriels de Rouiba, du machinisme agricole de Sidi Bel Abbès et de Constantine).
Dans tous les cas de figure, quels que soient les dessous et les non-dits de cette campagne de séparation du pouvoir politique des forces de l’argent, la lutte contre la corruption, le trafic d’influence, les passe-droits, le népotisme font œuvre de salubrité publique et ne peuvent qu’avoir le soutien des forces politiques démocratiques et progressistes qui ont toujours appelé à les combattre, tout en rejetant les fausses solutions. Les citoyens, surtout de modeste condition qui sont les premiers à souffrir de ces pratiques, ont applaudi à ces mesures que les «compradores» de l’import-import, les «oligarques» tentent de présenter comme un crime de lèse-majesté.
«L’Algérie n’est pas une poubelle !»
Il convient de rappeler que Tebboune a commencé à appliquer la nouvelle feuille de route tracée par le Président lorsqu’il était ministre par intérim au Commerce où il avait pris des mesures pour limiter la facture des importations et dénoncer les importateurs véreux qui importent n’importe quoi. «L’Algérie n’est pas une poubelle !» s’est-il écrié, réclamant la mise en place «de normes algériennes qui préserveraient nos enfants des maladies et de l’obésité», ajoutant : «Le pays qui ne respecte pas ces normes, on aura le droit de refuser sa marchandise !»
Ce changement de cap a été confirmé par la suite dans les secteurs du commerce, de l’industrie, des finances, du foncier agricole, de la gestion des ressources publiques et par le rejet de l’emprunt extérieur. «Il est hors de question de recourir à l’endettement extérieur, et nous ne voulons même pas y penser. Nous refusons d’hypothéquer notre souveraineté quelle que soit la situation, et ce sont là les instructions du Président de la République», a souligné Tebboune le 30 juillet devant les membres de la tripartite (gouvernement-patronat-UGTA), qui tiendra sa prochaine réunion le 23 septembre à Ghardaïa.
«Face aux déséquilibres macroéconomiques dans le contexte du recul des recettes pétrolières, nous allons compter sur nos capacités, petites ou grandes, soient elles.» En dépit de la «situation tendue», l’Etat dispose de moyens matériels lui permettant de continuer à financer les projets de développement prioritaires, notamment en matière de logement, de santé, d’enseignement, à payer les salaires et à importer à hauteur de 35 milliards de dollars par an, a soutenu le Premier ministre.
Le choix de cette région, qui a été secouée par des violences ces dernières années et où le calme n’est revenu que grâce à l’armée, n’est peut-être pas anodin. Si ces troubles que certaines lectures ont présentés sous un faux angle de conflits identitaires et ethniques opposant les Mozabites (Berbères) aux Châambas (Arabes) n’ont pas dérapé, c’est aussi grâce à la sagesse des Mozabites et de leur esprit patriotique.
Les litiges entre Mozabites et Châambas ont toujours été gérés de façon pacifique grâce aux «sages» des deux communautés, avant que «la mafia», «la drogue», «le trafic d’armes», l’appât du gain facile, les compradores, les «barons de l’import», les réseaux islamistes salafistes ne s’installent et ne polluent cette magnifique oasis construite des mains des Mozabites. Ceux-ci sont des gens besogneux, travailleurs mais aussi sages, modérés, respectant le travail autant que la religion, la science autant que la tradition. Est-ce en hommage à cet esprit que s’est fait le choix de Ghardaïa qui dispose, selon Tebboune, d’investisseurs «nombreux» et «très honnêtes» et qui constitue une zone stratégique (porte d’entrée du Sud algérien) pour recentrer le développement économique de la région ?
Le gouvernement va-t-il mettre fin au système rentier ?
Mais la rencontre de Ghardaïa arrivera-t-elle à trouver ce consensus recherché par Tebboune pour faire face à la crise et lancer une économie productive alternative à l’économie rentière afin de mettre l’Algérie, «le plus rapidement possible, au diapason des pays émergents par la mise en place d’une économie intégrée», comme il le souhaite ? Ce projet a été à chaque fois différé malgré les promesses des gouvernements qui se sont succédé car la mafia politico-financière, la corruption, les détournements ont fait en sorte que l’argent public, au lieu de servir au développement du pays, de la collectivité, soit capté au profit d’intérêts privés algériens et étrangers.
Différentes enquêtes de la presse algérienne et les scandales de corruption traités par la justice ont, en effet, révélé comment des sommes colossales ont été «siphonnées» et des projets entiers bloqués au détriment de l’intérêt général. Ce qui s’est répercuté négativement sur le niveau de développement économique et social du pays où une minorité s’est rapidement enrichie (l’Algérie comptait 35 milliardaires en 2012 et 4 500 millionnaires en 2016, selon le cabinet d’études britannique New World Wealth) pendant que la majorité s’est scandaleusement appauvrie. Même les couches moyennes ont été laminées. Les élites ont été marginalisées, poussées à l’exil, alors qu’elles sont indispensables au bon fonctionnement de la société.
Le choix du capitalisme libéral fait sous le président Chadli et poursuivi par le président Bouteflika n’a pas engendré le développement, ni la démocratie, comme promis par les chantres du libéralisme. L’économiste et ancien ministre de l’Economie Mourad Benachenhou a écrit à ce sujet dans une interview au Quotidien d’Oran du 2 août : la «libéralisation» de l’économie (…) a «rendu l’Algérie, encore plus dépendante des hydrocarbures et des importations de biens de consommation(…). Elle a abouti à la “pillardisation” de l’économie qui a été livrée à des pillards imaginatifs, sans aucun doute bénéficiant d’appuis plus ou moins occultes, dans le système de pouvoir, et qui commencent même à s’essayer à la politique étrangère pour défendre leur fortune mal acquise».
L’accaparement de la plus grosse portion de la rente pétrolière s’est fait au détriment de la majorité des Algériens à qui cet argent aurait dû revenir sous différentes formes (investissements, emplois, santé, éducation, loisirs). Ce siphonage organisé a été effectué par les classes de la bourgeoisie bureaucratique (détenant les appareils de l’Etat) et de la bourgeoisie compradore (représentants de sociétés étrangères), qui sont des couches parasitaires, ayant intérêt à ce que l’Algérie continue de dépendre de ses importations et du système rentier, à l’inverse de la bourgeoisie nationale et des travailleurs.
Pour Omar Aktouf, professeur d’économie et enseignant à HEC Montréal, «l’Algérie n’est toujours pas dans la bonne voie» pour «sortir de la crise», car elle veut «résoudre des problèmes issus du modèle néolibéral appliqué jusqu’ici, avec des méthodes toujours néolibérales». Ce modèle économique n’a fait que «saccager le niveau de vie général, l’entreprise, le système social, l’éducation, etc.», selon une déclaration faite en marge d’une conférence à Alger, cité par Liberté du 23 juillet. Il préconise un «développement autoconcentré qui ne compte sur aucune recette magique», sans recourir aux modèles capitalistes, citant le cas de «la Malaisie qui a refusé le programme proposé par le FMI et a réussi, après plusieurs années de crise, à retrouver le chemin du développement, sans aide extérieure».
Quel dialogue et quelle issue pour la crise ?
La corruption a toujours existé, partout dans le monde et pas seulement en Algérie. Avec la mondialisation, cette pratique a pris une allure plus massive et plus dangereuse. Elle est largement utilisée par des multinationales et des grands groupes industriels pour s’accaparer les marchés, s’en servir comme moyen de pression et de chantage contre des personnalités et des Etats. Elle est plus sournoise car elle se pratique à travers des circuits et des réseaux financiers occultes, interconnectés, difficilement identifiables, tels les comptes offshore et les sociétés écrans. C’est une véritable arme dans la guerre économique qui se mène à l’échelle mondiale.
Cette hausse du phénomène, ses coûts directs et indirects sur l’économie mondiale inquiètent même le FMI, l’une des institutions financières symbole du capitalisme libéral et qui ne peut être soupçonné de sympathie pour le socialisme. Dans son rapport sur «La gouvernance et la lutte contre la corruption dans le monde» (juin 2017), on peut lire : «Il est de plus en plus reconnu – aussi bien au sein du FMI qu’à l’extérieur de l’institution – qu’une corruption systémique peut nuire de maintes façons à la capacité d’un Etat à assurer une croissance durable et inclusive», «porter atteinte à la confiance dans l’Etat et provoquer des dissensions et des conflits sociaux dont les conséquences humanitaires et économiques peuvent être catastrophiques».
C’est pour cela que la lutte contre «l’argent sale» intéresse tous les Algériens pour qui la lutte contre la corruption reste une ligne de démarcation. Cette ligne trace la frontière entre les partisans de l’intérêt national et les parasites qui ne produisent rien, dépouillent le pays, vident les caisses de l’Etat, organisent la fuite des capitaux à l’étranger, sous-traitent en sous-main les contrats avec les sociétés étrangères. Cette frontière doit être étanche entre ceux qui font passer leurs intérêts au détriment de celui du pays, entre les compradores et les parasites qui ne créent rien et les travailleurs, les cadres, les entrepreneurs nationaux qui créent de la richesse.
Est-ce avec ces derniers que le Premier ministre va dialoguer pour tenir son pari de trouver «un consensus national pour gérer la crise économique en vue de préserver l’indépendance et la souveraineté nationale dans la prise de décision» ? Ouvrira-t-il la discussion sur toutes les questions ou reconduira-t-il les anciennes formes de «dialogue de sourd» avec des personnes acquises au régime et généreusement «rétribuées».
Les jeunes, sans travail, sans avenir, – eux qui sont pourtant l’avenir de la nation – mais aussi les travailleurs, les cadres, les retraités ont mené des luttes pacifiques toutes ces dernières années pour défendre leurs droits à l’emploi, à des salaires décents, au respect de leur dignité. Seront-ils invités à ce dialogue ? Des intellectuels, des chercheurs algériens ont exprimé leurs idées pour une Algérie développée, moderne, démocratique, seront-ils écoutés et leurs avis pris en considération ?
Les représentants authentiques des ouvriers de la SNVI Rouiba, du complexe sidérurgique d’El-Hadjar, qui se sont battus contre le sabotage organisé de leurs entreprises, le comité des chômeurs du Sud, le comité de soutien aux travailleurs de Cevital de Béjaïa, les Syndicats autonomes de la santé, de l’enseignement et d’autres, qui représentent le pays profond, réel, seront-ils conviés à ce dialogue ? Si oui, l’Algérie sera sauvée. La crise pétrolière aura alors permis au gouvernement de tenir son pari et aux Algériens de retrouver leur place dans le débat public dont ils ont été exclus. Alors ce sera la fin de la crise. Dans ce cas, vive la crise !
H. A.-K.
Notes : Voir article «Emeutes, bourgeoisie compradore, post-mondialisation» in Algeriepatriotique.com des 12 et 13 janvier.
Note * «Selon les observateurs, Ould-Abbès a été instruit par le président Bouteflika (également président d’honneur du FLN) pour pousser vers la porte de sortie ces milliardaires ramenés par Saïdani. Pour le FLN, «il n’est plus question de mélanger l’argent et la politique» au risque de se voir complètement discrédité et de perdre les législatives du printemps 2017. En décidant de s’attaquer à la bourgeoisie compradore, Bouteflika cherche-t-il à préserver son fauteuil ou les intérêts nationaux menacés par une classe de nouveaux riches à la fortune douteuse, devenue dangereuse du fait de ses liens avec des intérêts étrangers» ?
Note ** En Algérie, comme dans le reste des pays du Sud, la présence des classes bourgeoises compradore et bureaucratique, dont les intérêts sont liés à ceux du système capitaliste mondial financiarisé dominant, représente un facteur de blocage du développement de l’économie nationale. La bourgeoisie compradore, du terme portugais «comprador» qui signifie «acheteur», recouvre «les commerçants, les acheteurs, les intermédiaires entre le monde dominant impérialiste et le monde local, notamment de producteurs paysans», selon l’économiste du Tiers-Monde Samir Amin.
«Nos classes dominantes sont des classes compradores. Et je pourrai dire même des bureaucraties d’Etat, qui ne sont pas des classes d’entrepreneurs et qui ne sont pas toujours des propriétaires au sens capitaliste du terme, qu’elles sont des bureaucraties largement compradore. Donc, l’obstacle, il est chez nous effectivement, il est dans la nature des classes dominantes et du pouvoir politique. Mais le déploiement du mouvement social peut modifier la donne et créer ainsi les conditions d’une sortie de l’impasse», soutient-t-il.
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