Suicide collectif
Par M. Aït Amara – Un haut responsable confiait, un jour, que l’Etat avait décidé de réduire le nombre pléthorique de journaux pour n’en garder qu’environ le quart. Et, alors que des instructions venant d’en haut allaient dans ce sens, un colonel véreux du DRS s’amusait à créer des titres dans l’ouest du pays – d’où il est originaire –, sous des prête-noms, pour siphonner la publicité institutionnelle. Depuis, le nombre de journaux moribonds est resté à peu près le même, quelques-uns ayant mis la clé sous le paillasson en attendant que les autres suivent.
Mais qui est en train de tuer la presse algérienne ? Nous écrivions, à tort, en 2014, que le pouvoir avait désigné Hamid Grine pour commettre un «génocide» et achever une presse à l’article de la mort. Mais l’amère vérité est que la presse a été assassinée par ses propres enfants.
Deux facteurs ont concouru à cette triste fin d’une corporation jadis respectée pour son combat héroïque contre les hordes sauvages. Plus de cent journalistes, faut-il le rappeler, sont morts la plume à la main, après avoir résisté avec courage et tenu tête aux terroristes islamistes en continuant à informer malgré le danger de mort qu’ils encouraient.
L’argent a été fatal pour la profession. Née au début des années 1990, la presse, dite «libre» à l’époque, a basculé, chemin faisant, dans une course effrénée à la fortune. Un journal était devenu, dès la fin de la décennie noire, moins une tribune qui irriguât les idées libertaires et un certain idéal qu’une machine à sous. Beaucoup d’anciens journalistes salariés devenus patrons de presse ont découvert le plaisir que procurent le lucre et le luxe. Le pognon a commencé à couler à flots, à la faveur d’une embellie financière qui multiplia les appels d’offres publics, donc la publicité officielle, donc l’argent facile.
Quelques journaux, très peu, continuant de jouer sur la fibre «indépendantiste» – par rapport à la ligne éditoriale s’entend –, ont tourné le dos à l’Anep tout en criant leur indignation face à ce qu’ils qualifiaient d’exclusion et de privation d’un droit. Ces titres se sont alors tournés vers d’autres sources qui leur ont – presque – permis de bâtir un empire médiatique – «j’ai une armée de 400 000 lecteurs !» s’époumonait l’un d’eux, avec une arrogance de matamore –, avant que le pouvoir eût, d’un claquement de doigts, fermé les vannes jusqu’à l’assèchement quasi total de leurs rentrées publicitaires privées. Ces «grands» journaux, comme les «petits», sont aujourd’hui à l’agonie.
La période faste vécue par la presse entre 2000 et 2016 a fait de certains patrons de presse de véritables nababs, multipliant, pour certains, les acquisitions de biens en Algérie et à l’étranger. Sur ces entrefaites, les journalistes, devenus entre-temps employés, se contentèrent de salaires de misère et de quelques avantages accompagnant le métier – accès prioritaire au logement public, voyages, relations directes avec les centres de décision, etc. Mais le fossé n’a pas cessé de se creuser, sans que les journalistes aient eu le réflexe – de survie – de s’organiser pour défendre leurs droits et se prémunir contre ce que vivent, en ce moment-même, les travailleurs du quotidien La Tribune dont deux des actionnaires n’ont eu d’autre choix que de déclarer faillite en raison de la situation financière insolvable dans laquelle le défunt Bachir-Chérif a laissé le journal.
De nombreux autres journaux mourront bientôt. Le pouvoir aura réussi son pari de réduire la presse de trois quarts – sinon plus – sans coup férir et sans que cela soit perçu comme une atteinte au droit d’informer. Car il ne s’agit pas d’un assassinat par strangulation, mais bel et bien d’un suicide collectif.
M. A.-A.
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