L’Algérie entre succession dynastique et transition démocratique
Par Dr Arab Kennouche – L’appel récurrent à la destitution constitutionnelle du Président de la République sonne comme le glas d’une nouvelle crise politique en Algérie qui s’installe dans la durée avant même la présidentielle de 2019.
Nouredine Boukrouh ainsi que d’autres membres de l’opposition en appellent désormais à l’intervention de l’armée sous des termes plus ou moins voilés, ce qui en soi constitue un échec patent de l’opposition à se structurer en alternative politique à la prépondérance d’un pouvoir autocratique en manque de légitimité. Mais devant cette fuite en avant de tous les acteurs de la vie politique algérienne, ne faut-il pas voir un défaut de perception du problème et un travestissement des faits qui n’ont pour conséquence unique que d’apporter de fausses solutions plutôt déstabilisatrices ? L’ANP est une fois de plus mise sur la sellette entre le devoir d’une protection de l’ordre constitutionnel garant de la stabilité du pays et celui d’un renversement du jeu politique en faveur d’une faction, d’un clan, d’une idéologie contre une autre, rôle politique qui n’incombe pourtant pas à une institution militaire qui a vocation à se placer au-dessus de la mêlée, surtout en ces temps de crise.
Les véritables données du problème
On peut reprocher à l’élite démocratique algérienne et aux voix qui prônent un certain légalisme constitutionnel de ne pas être allés au fond des choses, en occultant les conditions historiques de la venue au pouvoir du président Bouteflika. Confrontée à une crise profonde de l’Etat algérien, due à des erreurs stratégiques fondamentales perpétrées par le pouvoir politique de l’époque (la légalisation d’un parti djihadiste, le FIS), et non par le pouvoir militaire, l’Algérie voguait à vue, entre le danger d’une déflagration générale et d’une destruction de l’Etat et la nécessité de recourir à une solution efficace de court terme. L’ANP acculée eut donc recours à un moyen bien particulier : conférer transitoirement le pouvoir à une personnalité historique dont la légitimité révolutionnaire et l’aura joueraient comme un ciment dans le peuple en proie à la division. L’ANP et le DRS ont eu ce coup de génie, il faut l’admettre, de résoudre la crise par un «retour symbolique au passé» contre une véritable transition démocratique pour laquelle l’Algérie n’était visiblement pas préparée.
L’arrivée de Bouteflika au pouvoir a été bénéfique en ce sens uniquement, celui d’un chef charismatique rassembleur de tous les Algériens. Très vite, le peuple s’est rangé devant la magie du verbe de ce ministre de Boumediène qui lui emprunta jusqu’à ses mimiques et sa rhétorique guerrière. Cela a fonctionné à merveille, tant Bouteflika s’ingénia à reproduire l’aura du grand chef d’Etat algérien, dans un contexte de flambée du prix du pétrole et d’euphorie généralisée de sortie de crise. L’ANP, garante de la stabilité du pays n’en demandait pas tant. Personne, pas même l’opposition la plus farouche au Président de la République, ne pourrait remettre en cause cet apport stabilisateur pour des raisons complexes, même si celles-ci remettaient en cause pour un temps l’avènement d’une démocratie parfaite clamée par ceux qui, à l’époque, se rangèrent sous la bannière de Bouteflika, depuis l’ANP jusqu’au DRS, qui du RCD ou du PRA, en passant encore au FLN et qui désormais crient au loup dans la bergerie.
L’ANP a bel et bien sauvé l’Algérie en jouant la carte du charisme révolutionnaire d’un Bouteflika bien connu et enraciné dans la mémoire émotionnelle du bas peuple : légitimité historique, du chef, du patriarche qui, encore aujourd’hui, trouve écho dans les couches les plus populaires de la société algérienne. Rôle qui a été dévolu à un Abdelaziz Bouteflika, et qui échut également à un Boudiaf, mais qui aurait pu échoir à un Hocine Aït-Ahmed. En tant que personnage de sortie de crise, Bouteflika a joué un rôle prépondérant, et on ne pouvait en demander plus dans un contexte de déliquescence avancée de l’Etat en Algérie : alors que les Algériens s’égorgeaient à tour de rôle, parler de démocratie, et même de restructurations industrielles, de passage à l’économie numérique sonnait comme faux, prématuré, irrationnel, voire stupide.
On ne pourra donc jamais reprocher à l’armée d’avoir eu recours à des éléments stabilisateurs efficients et propres à l’Algérie émotionnelle contre l’application de solutions chimériques, même pleinement justifiées, devant la réalité d’un contexte international largement hostile au pays et qui, aujourd’hui, refait surface.
Résoudre un problème de stabilité avec ou sans Bouteflika
Néanmoins, l’argument phare de l’opposition consiste à dire que l’Algérie a manqué sa transition démocratique, que le retour de Bouteflika est un retour de la dictature, de la forfaiture, de la gabegie économique. Bien plus, on reproche à la nouvelle dyarchie ANP-Présidence de se prévaloir de l’argument de la stabilité pour perpétuer un pouvoir autocratique et affairiste, ce qui enverrait tout droit l’Algérie vers un nouveau chaos à terme. Mais il ne semble pas que le problème politique algérien soit aussi simple : dans le monde d’aujourd’hui, la stabilité institutionnelle est une denrée rare et précieuse, surtout dans le monde arabe actuel en déconfiture et attaqué de toutes parts. L’ANP doit se rendre compte, dans tous ses éléments et les centres de pouvoir qui la constituent, que la stabilité qu’elle a créée avec Bouteflika risque de lui échapper un jour. L’Algérie qui lutte sur le front interne avec une opposition islamiste plus ou moins radicalisée doit désormais retrouver les moyens de sa survie économique.
On pourra rétorquer que le problème est Bouteflika lui-même, comme le suggère l’«opposition», et que la solution est la démocratie. L’ANP cependant doit résoudre un problème de stabilité, avec ou sans Bouteflika, et non pas uniquement de passage forcé à la démocratie qui reste un idéal partout dans le monde, jamais atteint. Or, cette question de stabilité étatique est désormais posée en d’autres termes que dans les années 1990 où le prix d’une paix civile devait inévitablement suspendre le jeu d’élections démocratiques propres et à l’eau de rose : faut-il désormais y inclure d’autres paramètres comme l’approfondissement de l’Etat de droit, une véritable démocratie économique, ou bien faut-il tabler uniquement sur une succession dynastique d’ordre symbolique et perpétuer le bouteflikisme, quitte à rogner sur la démocratie une fois de plus, mais au bénéfice de la paix civile ? La question se veut complexe mais sur deux points au moins le futur président ne pourra se défausser : l’alternance au pouvoir et la diversification économique. Autres temps, autre mœurs.
L’Algérie d’aujourd’hui doit corriger les imperfections politiques nées d’une transition de la guerre vers la paix que Bouteflika a nourries par la force des choses, en se jouant de l’Etat de droit. Le déficit démocratique qui est né de l’autoritarisme des années Bouteflika semble désormais largement décrié par la population qui ne participe plus aux élections. Autoritarisme qui, certainement, a eu d’excellents effets dans le contexte de la décennie noire mais qui, aujourd’hui, ne trouve plus preneur. L’Algérie semble au plus profond d’elle-même réclamer plus de démocratie, même si celle-ci sera algérienne avant tout : ce qui manque à l’Algérie, c’est ce semblant d’alternance au pouvoir, de changement alternatif, qui a cours ailleurs dans le monde comme un principe incontournable de légitimation du pouvoir par la société. A ce titre, un changement de pouvoir de type dynastique serait désastreux dans le contexte actuel, même si on pourrait concevoir que seul le système présidentiel actuellement en place est à même de perpétuer, par héritage symbolique, la paix sociale.
Quoi qu’il en soit, la perpétuation du système actuel n’ira pas sans écueil si le peuple ne perçoit toujours pas un fonctionnement légal des institutions. En d’autres termes, le peuple a besoin de droit, de sang neuf, de perestroïka, d’une nouvelle chrysalide plus que jamais. Il ne pourrait accepter après plus de vingt années d’exercice du pouvoir personnel une nouvelle forme édulcorée d’autoritarisme qui lui rappellerait les travers du régime à parti unique, avec toutes les conséquences que l’on connaît. En effet, le résultat qu’il faut obtenir désormais n’est plus celui de la paix civile coûte que coûte, de l’arrêt de l’effusion de sang mais celui d’une nouvelle paix sociale et économique qui valorise droit et démocratie et, bien entendu, diversification économique.
A. K.
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