Interview – Soufiane Djilali : «L’Algérien vit dans deux systèmes contradictoires»
Dans son deuxième ouvrage Choc de la modernité, crise des valeurs et des croyances, paru récemment, le leader de Jil Jadid, Soufiane Djilali, fait une analyse audacieuse et sans concessions de la société algérienne et de son rapport avec la tradition et la modernité, avec une plongée dans l’histoire contemporaine et un indispensable recours à l’étude anthropologique des legs culturels et religieux. D’où cet intérêt, dans le livre, pour la place de l’islam et de la religiosité quotidienne.
Pour lui, l’Algérie traverse un moment crucial de son histoire. Partagé entre un scepticisme quasi-naturel, au vu de l’échec de toutes les expériences passées, et un optimisme justifié par les évolutions brutales et concrètes qui sont en train de bouleverser la société algérienne (émergence de la femme, impact des nouvelles technologies de l’information, démystification de l’islamisme…), il tient à rester pragmatique dans ses visions et propositions. Interview.
Algeriepatriotique : Dans votre dernier ouvrage, vous axez votre réflexion sur l’impérieuse nécessité de débarrasser l’islam de ses archaïsmes et de dépasser les structures sociétales traditionnelles à l’origine des blocages multiples qui freinent notre aspiration à la modernité. Ne trouvez-vous pas cette idée dangereuse, dans la mesure où, pour une fois que des gens ont tenté de le faire, cela a donné un intégrisme d’apparence urbain plus rétrograde que l’islam traditionnel ?
Soufiane Djilali : L’idée centrale du livre est que ce sont les structures de la société traditionnelle qui ont domestiqué l’islam pour mettre à son propre service sa sacralité. L’islam, en son essence, n’est ni moderne ni archaïque. L’islam, comme toutes les religions d’ailleurs, répond à un besoin très profond de l’homme qui cherche des réponses à ses angoisses existentielles. Les neurosciences ont largement démontré que le besoin d’une spiritualité est inhérent à notre biologie. Pour le croyant, il s’agit tout simplement de la foi qui le pousse à la quête de Dieu. Toutes les religions ont une dimension exotérique et une autre ésotérique. Les religions diffèrent par la première dimension, c’est-à-dire par les rites et la forme qu’elles peuvent revêtir. Elles se rapprochent infiniment plus que ce que le commun des croyants pense dans leur seconde dimension. Le mot «religion» vient du latin «religare» qui signifie «relier». Le mot charia signifie «chemin, voie» pour aller vers Dieu. Avant d’être un style de vie, la religion a sa raison d’être dans la quête spirituelle. Elle est donc une affaire intime qui concerne la relation de la créature avec son créateur. Cette relation ne peut souffrir de l’intrusion d’une tierce partie.
Le croyant qui veut vivre sa foi recherche à se rapprocher de son créateur et donc pratique l’une des nombreuses voies divines. Le grand Mohyeddine Ibn Al-Arabi expliquait que toutes les religions et toutes les sagesses étaient comme les rayons de la roue. Bien comprises, elles mènent toutes vers le point central, l’unique et ultime vérité.
L’islam en tant que foi ne peut offrir de prise à des jugements de contemporanéité. Par contre, la pratique ritualiste et surtout les formes sociales qui en dérivent posent de graves questions. La traduction factuelle de la croyance est lourde de conséquence, et surtout la manipulation du sacré pour régir une société et entretenir des rapports de forces archaïques est problématique.
Dans le livre, j’ai longuement décrit la société traditionnelle, non seulement en tant que structure, mais aussi et surtout en tant que source d’une mentalité qui, malheureusement, est devenue aujourd’hui notre premier ennemi. C’est notre société traditionnelle qui a manié la religion pour maintenir et renforcer ses propres structures, et non pas l’inverse. Je donne des éléments d’explication qui, j’espère, convaincront les esprits les plus réticents. Une deuxième idée centrale dans le livre est que, en s’imposant, les valeurs de la modernité ont profondément endommagé les structures de la société traditionnelle. Cela a créé une anomie. L’individu vit dans deux systèmes de valeurs contradictoires. C’est comme si vous téléchargez dans votre portable deux logiciels incompatibles et vous voulez les utiliser en même temps. Avec le temps, le fonctionnement de notre société s’est dégradé, d’où des troubles de comportements sociaux et plus largement les anomalies de fonctionnement au quotidien. C’est cet effondrement de la société traditionnelle qui entraîne dans son sillage la religion. Et là, c’est une troisième idée force que je défends dans le livre : la religiosité zélée de la société n’est qu’une compensation induite par la culpabilité de la perte de la foi. Sur la base de ces trois constatations, vous pouvez très largement anticiper les événements qui vont survenir et l’orientation générale que va prendre la société dans les décennies à venir.
La place de la religion dans votre projet reste tout de même assez ambigüe. D’un côté, vous reconnaissez «l’immense pouvoir de l’islam sur l’âme algérienne» et vous affirmez même qu’«il n’y aura pas, à l’évidence, une société algérienne fière d’elle-même sans l’islam» ; mais, de l’autre, vous écrivez que c’est la loi discutée et votée au Parlement qui va dire «le bien et le mal, le vrai et le faux, le hallal et le haram». Que feriez-vous, dans ce cas, de la charia, du rôle des instances religieuses dans un pays comme le nôtre ?
Il n’y a absolument aucune ambiguïté dans la mesure où vous acceptez les prémisses posées dans cette analyse. Si vous faites la différence entre la spiritualité telle qu’abordée par l’islam et la pratique d’une des formes possibles d’un islam historique, vous aboutirez à des conclusions similaires aux miennes. Il y a la religion de Dieu, c’est la dimension spirituelle, et il y a la religion des hommes. Celle-ci a développé des pratiques surannées, sur-interprétées et même manipulées au profit de structures anthropologiques dont les ressorts sont complètement profanes. La religion offre un cadre initiatique pour celui qui a un désir de Dieu. La société, par contre, doit organiser son fonctionnement grâce à la raison, en intégrant bien sûr des préceptes moraux. Voyez les sociétés les plus sécularisées dans le monde. Elles reposent toutes sur un fond moral d’origine religieuse. L’Europe s’est construite sur une perception du sens de la vie, des rapports humains et des valeurs, en fonction d’une morale chrétienne. C’est son âme. L’Algérie appartient, par sa structure anthropologique et religieuse, à l’aire de la civilisation islamique. Cependant, cela ne doit en aucune façon signifier que l’Algérie devienne intégriste ou qu’elle doive renier son origine amazighe. D’ailleurs, j’aborde dans mon livre la question de l’identité et des langues sous cet angle.
Concernant la charia et le rôle éventuel d’instances religieuses dans la vie politique, je pense qu’il y a là des confusions à éviter. Le mot «charia» ne veut en aucune façon dire «loi divine». C’est un abus de langage que de l’employer dans ce sens. Il n’y a pas de «loi» à appliquer, mais une conduite pieuse pour celle ou celui qui cherche son chemin spirituel. Quant aux «instances religieuses», elles peuvent aider à faire mieux comprendre l’islam, mais ne peuvent devenir un clergé. En islam, il n’y a pas d’intermédiaire entre le croyant et le Créateur. C’est au politique de discuter de la loi positive à la lumière des intérêts du pays et de tous ses concitoyens. La loi ne peut et ne doit en aucune façon entraver la pratique de la foi, mais ne peut pas, non plus, être inquisitrice vis-à-vis des citoyens quelles que soient leurs croyances. Et ce n’est pas aller à l’encontre de l’islam que de dire cela. J’ai démontré, par les versets coraniques, chacune de mes affirmations. Rien dans le coran ne s’oppose à la construction d’un Etat moderne où la liberté de conscience, la diversité de croyances, l’égalité des hommes et des femmes, la démocratie et la citoyenneté soient respectées.
Dans un autre chapitre, vous posez une problématique qui est loin de connaître son épilogue. Vous dites que «si nous sommes sûrs que le coran est une révélation divine, alors il ne faut pas avoir peur de le soumettre à une analyse critique». C’est ce qu’a soutenu notamment Mohamed Arkoun. Il a été mis à l’index par Al-Azhar, sans parler des écoles les plus rigoristes.
Le coran est le texte fondateur de l’islam. La sunna et le fiqh sont sensés l’expliciter et le prolonger dans des cas plus factuels. Le problème est que, comme l’a titré un auteur, les musulmans ne lisent pas le coran. Ils le récitent sans le comprendre. Plus que cela, ils entretiennent des croyances qui vont à l’encontre non seulement de l’esprit, mais de la lettre coranique. Savez-vous que les ulémas ont, par exemple, décidé que certains versets étaient abrogés ? C’est-à-dire que des personnes se sont estimées en droit non seulement d’annuler des dispositions coraniques très claires, mais parfois les contredire. Ne parlons pas du hadith. Je pense que personne n’a autant outragé le Prophète que ne l’ont fait les musulmans, en toute bonne conscience, en lui imputant des dires apocryphes en nombre considérable !
C’est donc la peur de voir des pans entiers, des interprétations classiques et traditionnelles et des constructions idéologiques s’effondrer, qui font que de «vénérables» institutions religieuses refusent d’ouvrir l’ijtihad et la lecture critique de nos textes fondateurs. Ils savent qu’il y a là un danger qu’ils ne maîtrisent pas. Le sens de la phrase du livre que vous avez reprise dans votre question est claire : le coran est parole de Dieu, alors il est naturel que grâce à la raison dont Il a doté l’homme, celui-ci fasse l’effort de le comprendre. Le drame de l’islam est que depuis la recension du coran réalisée sous l’autorité d’Othmane, aucun effort intellectuel n’a plus été fourni. Le traumatisme profond qu’avait laissé l’assassinat du troisième calife, qui plus est dans des conditions assez horribles, puis les dissensions de la grande fitna, ont posé une chape de plomb sur toute possibilité de débat. Durant l’ère des Omeyyades, et alors qu’à Damas l’écrit était maîtrisé, rien n’a été fait pour conserver le patrimoine religieux oral. Le hadith lui-même n’a été répertorié que deux siècles après la mort du Prophète. Tout cela a fait que l’islam d’aujourd’hui, tel qu’il est vécu, pratiqué et transmis, n’avait été fixé que deux à quatre siècles après la mort du Prophète. C’est dire que nous avons besoin de reconsidérer notre histoire, au lieu de nous nourrir de certitudes absolues et de nous questionner sur l’authenticité de beaucoup de détails. Seul le retour intelligent et critique au coran, qui reste malgré tout un texte préservé, peut nous donner les clefs d’une réforme profonde de la pensée islamique, et j’ose dire, la mentalité qui en découle !
Vous décrivez la violence qui a sévi pendant les années 1990 comme une pathologie collective qui s’expliquerait par une sorte de retour du refoulé. Il n’y a pas, selon vous, une responsabilité politique dans ce qui s’est passé ?
Dans ce livre, je voulais traiter des questions de fond. D’ailleurs, la partie concernant l’islam n’est pas la plus originale et n’occupe pas l’essentiel de l’essai, comme pourrait le laisser croire l’orientation de cet entretien. Ce qui m’importait de comprendre était la compréhension de l’esprit algérien et les forces inconscientes qui le façonnaient. Dans ce cas, le politique devient l’expression de quelque chose de bien plus puissant. Imaginez un équipage dirigeant un grand paquebot pris dans la tourmente d’une tempête. Vous pouvez alors traiter de la dextérité ou de l’incompétence du capitaine et de ses aides. Mais vous pouvez aussi parler des forces qui ont fait lever la tempête et comment elles se comportent. Dans ce cas, l’équipage devient hors champ d’analyse. Pour moi, les politiques sont une extériorisation de forces qui animent la dynamique de fond des sociétés. Un pouvoir compétent peut dénouer des situations complexes, anticiper des évolutions, prévoir les remèdes. Cela fait gagner beaucoup de temps au pays concerné. Mais au fond, cela change peu la trajectoire de sa destinée sur le long terme. Il faut donc relativiser la question politique. Si une société a mûri sur telle ou telle question, elle se donne alors les moyens de son espérance et propulsera aux commandes l’homme qui lui sied. Vous avez remarqué que j’ai traité de la période post-traumatique qui a suivi le terrorisme. La société a voulu vivre et oublier ses malheurs en s’offrant une période «orgiaque». Elle a, alors, épousé l’homme qui incarnait cet esprit !
Partagez-vous l’idée selon laquelle l’islam politique est en reflux aujourd’hui en Algérie ? Auquel cas, pensez-vous qu’il peut ressurgir à l’avenir dans sa forme la plus radicale ?
Ces dernières années, la pratique religieuse en Algérie a pris de l’ampleur. La prière du vendredi est devenue un rendez-vous observé par l’écrasante majorité des citoyens. Le voile est devenu très majoritaire. Plus que cela, toutes les discussions sont émaillées, sans cesse, de références religieuses. Mais bon, regardons-nous en face. Es-ce que nos actes au quotidien correspondent à l’éthique islamique ? Y a-t-il un renouveau spirituel ?
La vérité est qu’il y a un profond reflux de la foi. Cette désagrégation de la croyance s’accompagne à l’évidence d’un sentiment de culpabilité. Il ne faut pas oublier que la société traditionnelle, l’école, les médias, etc. exercent une pression idéologique constante. Malgré cela, l’incohérence entre nos modes de pensée anciens et le monde d’aujourd’hui est devenue insoutenable.
De ce fait, la société dérive rapidement vers la remise en cause des vieilles valeurs et l’adoption de nouvelles, bien qu’elle refuse de se l’avouer. D’où ces formes d’hypocrisie de plus en plus répandues. La forme est de plus en plus «islamique», pour ne pas dire «islamiste». Le fond est de moins en moins spirituel.
La société algérienne est en train de se moderniser et de se séculariser. Elle passe par une phase de zèle religieux pour se cacher à elle-même cette vérité. Car, pendant ce temps, les valeurs anthropologiques sont en train de muter. Ce qui constituait la structure de la société traditionnelle est en cours d’effondrement, en entraînant dans sa chute l’esprit religieux. C’est ce passage obligé, brutal et douloureux de la tradition vers la modernité qui a enflammé les esprits et causé une décennie de violence et d’horreur. Alors, pour revenir précisément à votre question, voici ma réponse : il n’y aura pas de retour vers la radicalité d’un islam idéologisé.
Je pense l’avoir démontré dans ce livre. Cela ne signifie pas non plus que la société algérienne a retrouvé ses équilibres. C’est maintenant qu’une élite intellectuelle et politique doit agir pour éclairer nos concitoyens et les aider à dépasser leurs contradictions pour bâtir ensemble un nouvel avenir.
En tant que politique, comment envisageriez-vous d’intervenir concrètement et efficacement pour le changement que vous projetez et dont vous précisez les contours dans votre ouvrage ?
Dans cet essai, j’ai essayé d’expliquer notre situation actuelle à partir d’une évolution interne chaotique de notre société traditionnelle. Maintenant, il s’agit de savoir où allons-nous. La modernité n’est pas un concept unique, un objet standardisé. Nous sommes sommés d’inventer notre propre modernité. Nous ne sommes pas obligés d’aller vers la modernité occidentale. J’en fais d’ailleurs la critique. Je montre en quoi elle ne peut pas être la panacée. L’homme politique n’a pas à imposer un modèle de société. Il doit prendre en considération les forces profondes qui animent l’inconscient collectif et faire avec. Nous devons créer les véritables conditions d’un débat très sérieux pour clarifier notre vision. Ensuite, c’est par les leviers du pouvoir que nous pourrons mettre sur rail un développement moral et matériel qui nous sied. Cela vous explique mon engagement politique. J’ai conscience que le moment est venu pour libérer des énergies nouvelles. Elles sont là. Elles piaffent d’impatience pour se mettre au service de leur nation. La nouvelle génération est porteuse de nouvelles idées, de nouvelles fonctionnalités et de saines ambitions. Elles arriveront tôt ou tard aux leviers de commandes, car elles sont l’expression d’une nouvelle conscience et d’une nouvelle volonté de notre société. Pour reprendre la métaphore du paquebot dans la tempête, je vous dirai que si l’équipage est bien informé des forces en action et s’il a toutes les données météorologiques, il saura mieux assurer la sécurité de la traversée pour arriver là où il doit aller.
Nous ne pouvons nous empêcher de constater qu’au moins trois héritiers de la pensée bennabiste, Noureddine Boukrouh, Fodil Boumala et vous-même, se trouvent aujourd’hui, bien que séparément, à l’avant-garde de l’opposition radicale au pouvoir. Est-ce symptomatique d’un renouveau islamique ou, plutôt, le reflet d’une rupture avec une certaine idée de la tradition politique ?
Vous me classez d’emblée et plutôt précipitamment comme bennabiste. Malek Bennabi est un penseur exceptionnel et hors classe. Je l’ai bien évidemment lu, mais je ne peux me prévaloir de son école. Dans mes écrits, il m’arrive de le citer, comme je cite Mohamed Arkoun ou d’autres penseurs, mais je n’en suis pas un spécialiste. Ce qui m’a importé dans ma démarche, c’était de comprendre notre réalité en tant que société à partir des faits constatés. Ni la méthodologie de travail, ni les thèmes, ni surtout l’époque traitée ne sont les mêmes. L’Algérie de 2017 est très différente de l’Algérie des années 1950 et 1960. J’ai essayé de démonter les mécanismes en œuvre dans l’évolution de notre société et expliquer les changements anthropologiques dont nous sommes l’objet. Je n’ai traité de l’islam que comme un des éléments de notre histoire et qui n’est d’ailleurs, dans ma thèse, qu’un instrument manié par la société traditionnelle. C’est la description des structures de la société traditionnelle et de leurs conséquences sur la mentalité algérienne qui sont au cœur de ce livre. Le conflit tradition-modernité est aujourd’hui le moteur de notre évolution.
Maintenant, vous avez raison d’estimer que je suis en rupture avec la tradition politique. Par contre, rien dans ma propre histoire personnelle ou dans mon parcours politique ne me relie à la mouvance islamiste. Le sous-entendu de votre question m’étonne, d’ailleurs.
Bien que je n’aie plus 20 ans, je me sens, par contre, en pleine phase avec la nouvelle génération. Elle porte de nouvelles valeurs et reconsidère sous un nouveau jour sa propre condition. Cela peut vous sembler paradoxal, mais j’ai une grande confiance en ces jeunes qui vont finir par s’imposer et imposer une modernisation du pays, sans pour autant tomber dans la facilité. L’enjeu est immense, mais l’espoir est là.
Entretien réalisé par R. Mahmoudi
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