Le coup de feu nourricier
Par Saadeddine Kouidri – Le 1er novembre 1954 est le jour où le coup de feu jaillit pour donner la mort à la mort et ressusciter la vie, ce foyer d’action et d’expérience qui a comme champ d’ajustement la conscience.
La France donc débarque ses soldats le 14 juin 1830 à Sidi Fredj et se dirige vers Alger. Malgré la résistance des Turcs et des Algériens, elle est sur les hauteurs de la capitale au bout de trois semaines. Le 4 juillet, plus exactement, dans le quartier Fort l’empereur, le général en chef de cette armée, le duc de Bourmont, adresse un ultimatum au dey Hussein, le sommant d’évacuer la ville et de capituler le 5 juillet à 10h du matin, sinon, il bombarde la Casbah. Cette armée occupera le pays au bout d’un demi-siècle de guerre dont les dix-sept premières années seront marquées par une résistance du peuple organisée par l’Etat de l’Emir et jalonnée tout le reste du temps par d’autres résistances et souvent par des révoltes, et à la fin, par les grèves, pour aboutir à la lutte armée le 1er novembre 1954, dirigée par le FLN/ALN.
La France finira par occuper le pays en installant des populations étrangères sur les terres les plus fertiles qu’elle accapare après avoir tué, torturé, pillé, assassiné, utilisant des méthodes fascistes, dont la plus connue est le four crématoire lors des massacres du 8 Mai 1945 où périrent 45 000 Algériens. C’est ce dernier massacre de populations qui fêtaient légitimement la victoire sur les nazis, à l’instar des autres peuples, qui détermina que la solution est dans le coup de feu nourricier.
C’est utile de rappeler que nous étions dépendants depuis plus de quatre siècles et demi, depuis 432 ans exactement, et non 132 ans. C’est en 1512 que Bougie et Alger font appel aux frères Barberousse pour les aider à se défendre contre les attaques incessantes des armadas espagnoles. Après leur aide et leur victoire sur les ennemis d’Alger, ces officiers marins décident de dominer les lieux, et pour ce faire, prêtent allégeance à l’Empire ottoman. Dans ce cadre de la Sublime porte, ils finissent par édifier un Etat corsaire qui s’impose non seulement en Méditerranée, mais jusque dans l’océan Atlantique. Leur défaite au début du XIXe siècle facilitera la colonisation française en Afrique du Nord.
Reprendre la gestion du pays en 1962 n’était donc pas une sinécure, quand on sait que la colonisation a semé non seulement la peur, mais aussi son corollaire, l’ignorance. Les lettrés étaient plus nombreux en 1830 qu’en 1962. A la veille de la colonisation, les analphabètes étaient moins nombreux qu’en Métropole. Au lendemain de l’indépendance, les compétences étaient donc rares et parfois nulles dans toutes les sphères d’activités. La question qui se pose aujourd’hui est comment a-t-on pu pallier toutes les lacunes en un tour de main malgré toute cette ignorance ? Le secret se logerait-il dans l’initiative libérée ? Est-ce dans la joie et le bonheur affichés depuis la fête du premier jour de l’indépendance, où les hommes et les femmes dansaient pour la première fois dans les places publiques ? L’enthousiasme aurait-il élevé les consciences à la solution des problèmes qui se posaient ? La joie et le bonheur de ces courts moments boostaient le peu d’expérience. Le pays a redémarré grâce à ces braves, dont certains étaient nommés les pieds-rouges, par opposition aux pieds-noirs, suppléés par les rares cadres algériens et étrangers. Comme si les centaines de milliers de ces derniers qui avaient dominé plus de 80% de la sphère économique pendant plus d’un siècle n’avaient pas pris la clé des champs.
Ageron rapporte qu’en juin 1858, devant la résistance héroïque des populations algériennes, le ministre de l’Algérie fit cette déclaration pleine d’amertume : «Nous sommes en présence d’une nationalité armée et vivace qu’il faut éteindre par l’assimilation.»
En 1867, le cardinal Lavigerie précise : «Il faut que la France lui (le peuple algérien) donne l’évangile ou qu’elle le chasse dans les déserts loin du monde civilisé.»
L’autorité de l’Eglise reste permanente en Occident. C’est toujours l’autorité religieuse qui légifère dans le domaine spirituel, malgré la laïcité, papauté oblige. Elle légifère surtout dans les sciences naturelles. L’exemple suivant en est l’illustration : le pape Jean Paul II dans son discours à l’académie pontificale des sciences, le 22 octobre 1996, allait jusqu’à reconnaître la doctrine de l’évolution biologique, mais en rejetant la partie qui explique la conscience. La conscience serait-elle un trophée aux mains des autorités, à l’instar de ce cardinal Lavigerie, pour soumettre des hommes à l’esclavagisme, au racisme, au colonialisme ? Soumettre les plus faibles aux plus forts, les maintenir dans les pandémies, la misère et la famine. Cette conscience naturelle que la pensée bourgeoise nie et que le communisme adossé à un marxisme au matérialisme passif ne peut libérer. La papauté est le centre du monde spirituel, même les grandes puissances dans ce domaine ne sont que des périphéries.
En fait, on ne peut comprendre le 1er Novembre 1954 que si on sait ce qu’est la vie : un foyer d’actions et d’expériences avec son champ d’ajustement qui s’appelle la conscience. L’histoire du 1er Novembre 1954 ressemble à une histoire naturelle. Elle est universelle et opposait les anticolonialistes, qui représentaient la vie, aux colonialistes qui représentaient la mort. La réaction et tous ceux tapis dans les arcanes des pouvoirs français, algérien… tentent d’escamoter le cours de l’histoire à ce jour.
L’université française porte un porte-flambeau qui l’aveugle au point de trouver que le nom décolonisation est dans colonisation et non l’inverse. Cette manipulation va jusqu’à qualifier notre lutte de libération de «guerre d’Algérie», pour ne pas la qualifier de lutte de libération ou de révolution. De manipulation en manipulation, ils visent notre victoire, notre gloire. On ne médiatise pas des anticolonialistes, mais les membres de l’OAS. Dans cette guerre des mémoires, notre devoir est de répéter à satiété cette vérité élémentaire : notre révolution n’a pas seulement vaincu l’armée française, certes, pas en tuant plus de soldats, heureusement, mais en la ruinant dans son effort de guerre. Militairement, elle était sur le point d’être désarmée par manque de munitions, de bombardiers et de la solde et de l’entretien de ses centaines de milliers de soldats en campagne… Nous avions bouté ses diplomates lors d’un débat à l’Assemblée générale de l’ONU et l’avons dénoncé auprès de toutes les nations. La majorité des délégués africains, asiatiques, ceux de l’URSS et des pays de l’Est désapprouvaient sa guerre contre les indépendances des pays colonisés. Nous l’avions donc vaincu militairement et diplomatiquement et nous l’avons aussi vaincu politiquement puisque le vote d’autodétermination était dans une majorité écrasante pour le oui. Malgré cela, nous entendons souvent dire, y compris par d’éminents professeurs d’histoire, que «l’Algérie n’a pas gagné la guerre». Cette sentence est une concession à la réaction, à l’OAS, aux tortionnaires, aux traîtres, à la néocolonisation et à la réaction, c’est-à-dire à l’islamisme. Elle alimente cette guerre faite à notre mémoire et à celle de tous les anticolonialistes dans le monde.
La France de 1954 aux années 1990 qualifiait notre lutte de libération d’événements pour demeurer dans le cadre de l’Algérie département français. Certains journalistes osaient la qualifier de guerre dès le début pour montrer non seulement l’ampleur des dégâts, mais pour dire que si la nomination officielle entendait que cela concernait un même pays, la guerre, elle, ne peut être déclarée qu’entre deux armées au moins, de deux peuples de deux pays. Ceux qui usaient de cet intitulé étaient sanctionnés, et le plus censuré des journaux étrangers était l’Humanité, le journal du Parti communiste français, plus de cent fois entre 1954 et 1962. Cette interdiction du pouvoir colonial confortait l’intitulé de «guerre d’Algérie». Après l’indépendance, les historiens continuaient naturellement à nommer notre révolution ainsi, y compris par des anticolonialistes des deux côtés de la Méditerranée. L’intitulé dominant notre histoire n’est plus le mouvement de libération national ni la lutte de libération et encore moins la révolution, mais «guerre d’Algérie». Point de Novembriste, point d’anticolonialiste, jusqu’à faire croire à certains, crescendo, que la colonisation et la décolonisation relèvent d’une histoire strictement française pour faire avaler ce gros mensonge : De Gaulle nous a donné l’indépendance !
Evacué l’intitulé de Mouvement de libération national pour ignorer les anticolonialistes et encore moins les Novembristes dans les universités françaises. Nous sommes dans ce domaine, malheureusement, toujours en périphérie, et la périphérie est toujours sous influence du centre, non pas y compris dans ce domaine, mais surtout dans ce domaine, puisque les étudiants sont de plus en plus nombreux et non de moins en moins nombreux à les fréquenter, ne serait-ce qu’en post-graduation ; au point où même des historiens algériens épousent cette thèse qui nie la victoire du peuple algérien. Comment s’étonner dans ce cas que les tueurs de l’OAS et leurs généraux ne deviennent des vedettes, le harki une victime. Les tortionnaires reçoivent des promotions. Aussaresses, l’exécuteur de Ben M’hidi, est élevé au grade de général. Le tortionnaire Le Pen a été leader d’un parti politique et présidentiable. Quand la société française promeut les tortionnaires, il ne faut pas s’étonner que leur Assemblée nationale fasse de même pour la colonisation.
Des universitaires sont interdits au Sila de novembre 2017, dont l’historien Daho Djerbal. Cet historien est aussi invisible sur les plateaux de l’ENTV. Cette interdiction s’ajoute à la censure et illustre encore une fois que par de tels actes antidémocratiques, le pouvoir ne peut coexister avec l’histoire qui n’est dite en fait que pour éclairer le présent. C’est peut-être là que loge malgré tout la faiblesse du récit national !
Du coup de feu qui caractérise notre gloire, l’historien nous invite à l’histoire du coup de force qui, dit-il, caractérise la prise de pouvoir en Algérie. Si c’est le cas, ne faut-il pas distinguer le coup de force salvateur du coup de force meurtrier ? Ce que l’on peut dire, c’est que le coup de force de 1992 a été salvateur, à défaut d’avoir été nourricier. Il ne pouvait en être autrement puisque Boudiaf, le maître du coup de feu nourricier, a été assassiné.
L’Algérie a l’autre caractéristique, celle d’avoir subi par deux fois le même fléau, car la colonisation est de nature terroriste. La similitude entre 1830-1954 et 1990-2000 est manifeste :
– Le 6 avril 1832, après le massacre de la tribu d’El-Aoufia, les soldats français portaient des têtes au bout de leurs lances ;
– En 1992, les terroristes-islamistes les accrochaient aux poteaux ;
– Tout le bétail de la tribu d’El-Aoufia fut vendu au consul du Danemark, le reste du butin fut exposé au marché, à Bab Azzoune, où on y voyait des bracelets de femmes encore attachés à des poignets coupés et des boucles d’oreilles pendant à des lambeaux de chair ;
– Quant aux massacres de Bentalha de la nuit du 22-23 septembre 1997 ne nous rappellent-ils pas l’enfumage d’Oued Riah un certain 19 juin 1845 ? Bugeaud ordonnait à Pélissier : si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbeha, enfumez-les à outrance comme des renards.
Les généraux Bugeaud, Pélissier, De Gaulle, Bigeard, Aussaresses ont été comme les maîtres à penser des chefs du GIA, du Fida, de l’AIS, d’Al-Qaïda, de Daech… Ceux qui nous colonisaient continuaient à nous assassiner malgré notre indépendance, comme pour ne pas perdre l’espoir de nous asservir un jour.
Mais nous, nous nous accrochons au vent actuel, celui qui porte les voiles, qui est, entre autres, dans cette reprise du pouvoir par le gouvernement de l’Autorité palestinienne de Gaza fixée au plus tard au 1er novembre 2017, après dix années d’absence. Ce retour historique, en ce jour de fête, de tous les anticolonialistes et particulièrement des Algériens, donne la victoire du Fatah sur le Hamas, consolide les luttes du peuple palestinien, en acculant Israël, ses maîtres et ses valets à d’autres vérités.
S. K.
Comment (3)