Contribution – «Les contrebandiers de l’Histoire» : une fatalité algérienne
Par Youcef Benzatat – L’Histoire, de par sa complexité et les aléas qui la conditionnent, ne peut être figée dans des livres, ni enseignée dans sa totalité. Elle est la matière vivante qui donne sens à la conscience collective à un moment donné. Tout en nourrissant cette dernière à ce moment précis de sa durée, elle s’enrichit à son tour en retour. De génération en génération, les faits, les expressions, les documents sont réappropriés et réinterprétés pour des besoins immédiats, collectifs ou individuels. L’Histoire dans l’absolu apparaît de fait telle une chimère. Il n’y a en fait que des histoires qui ne traduisent que des points de vue sur l’Histoire. De ce fait, toute prétention à faire œuvre d’Histoire n’est qu’imposture et son auteur un «contrebandier» ! A l’image de cet adage populaire qui met l’accent sur le point de vue aveugle et partial du narrateur, celui du dromadaire qui rit de la bosse de celui qui le devance dans la file sans même se rendre compte qu’il est doté lui-même de cette même aberration apparente.
Telle est l’histoire de l’un d’entre eux, en l’occurrence notre grand écrivain Rachid Boudjedra dans son essai sur Les Contrebandiers de l’Histoire. Certains ne seraient pas d’accord pour ce qualificatif, lui préférant celui de pamphlet, de polémiste ou autre. Cela est propre à la liberté de la critique littéraire. Ce qui est polémique pour les uns pourrait être perçu comme une œuvre majeure pour d’autres, cela relève de la liberté du point de vue, de la libre opinion.
J’ai pu comprendre Les Contrebandiers de l’Histoire comme une œuvre qui pose la question fondamentale de l’identité de la nation algérienne, son rapport avec le monde et la pédagogie nécessaire à la structuration de son champ culturel pour la consolidation et l’épanouissement de sa conscience collective, contrairement à d’autres, qui n’ont pu comprendre de cette œuvre majeure dans la vie intellectuelle de notre époque que polémique, diffamation, jalousie et autres aveuglements.
En fait, dans son discours, l’auteur interpelle les trois principaux écrivains cités dans son œuvre, Boualam Sansal, Yasmina Khadra et Kamel Daoud sur leur dérive à vouloir réduire deux mille ans de résistance et de lutte acharnée de tout un peuple pour la conquête de sa souveraineté et de l’édification de son identité à quelques dérisions stylistiques empruntées au champ sémantique néocolonial de l’ancien colonisateur, et de surcroît mal digérées ! Boualem Sansal réduisant le combat libérateur de l’ALN/FLN à un substrat de la perversion nazie dans son Village de l’Allemand, Yasmina Khadra amplifiant l’écho du déni du crime colonial dans Ce que le jour doit à la nuit et Kamel Daoud, sur la même dérive, réhabilite le colon à travers la figure d’Albert Camus dans son œuvre ethnocidaire !
Le réquisitoire de Rachid Boudjedra s’avère être sans appel ! Pour preuve, le débat qu’il a voulu convoquer n’a pas eu lieu, la convulsion de ces «contrebandiers de l’Histoire» s’est malheureusement soldée par une querelle de chiffonniers : Daoud menaçant de poser plainte, Khadra s’est réfugié dans l’égrènement de ses succès commerciaux et Sansal, probablement sonné, s’est muré dans le silence, à moins qu’il soit à l’heure actuelle en train de préparer sa défense d’une plus belle manière.
Néanmoins, cette malheureuse querelle de chiffonniers, qui nous expose une fois de plus à la risée du monde, a la vertu de nous éclairer sur l’impossible débat dans notre situation actuelle autour de la question des véritables fondements de notre conscience collective sur notre identité, notre histoire et notre devenir.
Boudjedra peut bien rire de ces égarés dans leur pré-carré, conquis sur le dos de tant de compromissions. L’Occident impérialiste en général, et pas seulement la France coloniale, n’admettra jamais qu’un écrivain d’ailleurs viendrait sur son sol lui rappeler ses crimes commis contre le reste du monde et leurs poursuites aujourd’hui par d’autres canaux et d’autres moyens. Une condition non négociable pour quiconque voudrait gagner en notoriété dans ses salons littéraires. Nos contrebandiers de l’Histoire savent à quoi s’en tenir. Ni la France ni Israël n’ont commis de crimes, ni ne continuent d’en commettre pour convoiter les terres et les richesses des peuples sans défense. Seuls l’évocation des crimes commis contre l’Occident lui-même sont abondamment soutenus et encouragés : le nazisme d’autrefois et le terrorisme islamiste aujourd’hui, qu’il faudra bien se garder à mettre au même pied d’égalité !
Boudjedra a le droit d’en rire, même si le rire de l’artiste est souvent l’expression d’une colère sourde. Il pourra en rire autant, lui qui a déjà eu l’expérience des salons littéraires occidentaux, desquels il a été banni à chaque fois qu’il a osé tutoyer le démon de l’imaginaire colonial, toujours à vif et prêt à ressurgir au moindre signe culpabilisateur.
Soit ! Boudjedra reste Boudjedra. L’auteur de L’Escargot entêté et de La Répudiation. Des œuvres aussi utiles que son entêtement à persévérer dans la répudiation de ces écrivains égarés. Si seulement il pouvait avoir la dignité qui caractérise les écrivains de son rang et de se rire de sa propre bosse, celle qui fait de lui un valet d’un régime cruel, cynique, aussi égaré que ses cibles du moment, à persévérer à son tour dans la privation de son peuple du désir de liberté et de souveraineté et d’être maître de son destin. D’un côté comme de l’autre, être contrebandier de l’Histoire s’avère être une fatalité incontournable pour quiconque voudrait gagner de la notoriété sous quelques cieux protecteurs. D’un côté comme de l’autre, l’Histoire restera piégée dans le conditionnement de cette fatalité et n’enfantera que des contrebandiers.
Y. B.
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