Hommage à Mohamed Lemkami – L’homme de l’ombre mort l’Algérie au cœur (I)
Le défunt Mohamed Lemkami est l’exemple même de l’Algérien pour qui la patrie passe avant tout. Sa vie, il l’a passée à défendre les causes justes. Décoré de la médaille Athir – la plus haute distinction – pour son passé révolutionnaire, Mohamed Lemkami a consacré sa retraite à l’écriture de ses mémoires dont nous publions des passages choisis qui retracent le parcours de ce grand moudjahid qui a donné son nom de guerre à son fils pour que la flamme patriotique jamais ne s’éteigne après sa disparition.
I – Contrairement à ce que disent certains responsables de la Wilaya 4 au lendemain de l’indépendance, de nombreux jeunes de l’Oranie et particulièrement des régions frontalières comme Ouled N’har, Béni Snous, Béni Boussaïd, Béni Ouassine, Msirda et Souahlia s’étaient sacrifiés pour leur faire parvenir des armes, des médicaments et autres équipements militaires. Il est injuste de la part de ces responsables de ne pas reconnaître le sacrifice de ces nombreux jeunes anonymes.
Au cours de l’hiver 1957-58, il avait beaucoup neigé et la traversée du barrage devenait un véritable suicide en raison des traces indélébiles laissées sur la neige. Tous les soirs après le coucher du soleil, des tentatives de traversées étaient faites en divers points du barrage, mais en vain. Le colonel Boumediène (il venait de prendre la direction de cette Wilaya à la place de Boussouf devenu membre du CCE) m’avait envoyé un ordre écrit en arabe et signé de sa main qui nous intimait l’ordre impératif de traverser coûte que coûte et ce quelles que soient les conditions et difficultés «même si la terre et le ciel devaient se rencontrer», avait-il précisé.
Sans désobéir, tenant compte de la réalité sur le terrain, nous n’avions même pas fait une tentative. Alors Boumediène excédé, avait dépêché Nehru (Mahmoud Arbaoui) pour contrôler sur place et faire rapport au commandement général de la Wilaya. Il était venu bardé d’appareils photo sophistiqués avec flash pour photographier le barbelé qu’il ne connaissait que de loin, car il avait quitté le secteur de Ghazaouet pour s’occuper de l’instruction en base arrière avant même l’étanchéité du barrage frontalier. J’avais essayé de l’en dissuader car, dès que le flash allait s’enclencher, il allait recevoir sur la figure en réponse un obus de mortier ou de canon.
Il avait tellement insisté, lui le baroudeur du Vietnam qui avait déserté avec armes et bagages de la garnison de l’armée française basée à Kénitra, au Maroc, en compagnie de quelques dizaines de soldats algériens avant de l’être avec courage sur le terrain lors de fameuse bataille de Fellaoucen, en 1956, que j’avais cédé pour aller lui montrer sur le terrain que ce n’était pas du tout facile de traverser cette frontière en pleine neige. Nous avions pris un groupe de djounoud et, armés de cisailles, nous avions escaladé, à la tombée de la nuit, les collines de Mchamich (montagne culminant à 1 500 mètres à cheval sur la frontière et dominant le village marocain de Sidi Boubkeur et le village algérien d’El Bouihi). A Mchamich et à El-Bouihi et un peu plus au sud à Sidi Aïssa, l’armée française avait installé les plus importants postes de la région. La distance entre un poste et un autre ne dépassait guère 5 kilomètres.
Deux djounoud avaient cisaillé sans difficultés la première rangée de barbelés non électrifiés, alors que la neige solidifiée sur une épaisseur d’au moins 20 centimètres était encore là. J’avais invité Nehru à avancer, mais il avait refusé. Je l’avais quand même empêché de prendre des photos. A l’aube, nous avions rebroussé chemin sans résultats. Il était reparti avec ses appareils et je ne l’avais revu que bien plus tard, le jour de sa nomination comme secrétaire d’Etat à l’hydraulique, vers 1970.
Pour traverser le barbelé, cela demandait souvent beaucoup de temps et il fallait parvenir avant le lever du jour à un Merkez, situé en profondeur du territoire et très loin de la frontière. Avec la neige, il était facile à l’ennemi de suivre les unités à la trace. Ce qui, d’ailleurs, était arrivé à plusieurs brigades spéciales à peine parvenues dans la région de Sebdou qui pouvait constituer une première étape, en passant par le sud d’El-Aricha. Par contre, en passant plus au nord à travers les montagnes, il était très difficile de dépasser la zone interdite la même nuit. Dans cette partie, le quadrillage militaire était plus dense. D’ailleurs, un grand charnier avait été découvert en 2008 à quelques distances de la frontière dans la région de Ras Asfour. Cela ne pouvait être que des Djounoud entrant ou sortant d’Algérie à cette époque.
Lors des élections législatives de mars 1977, au cours desquelles j’avais été candidat dans la daïra de Sebdou, le secrétaire général de l’Assemblée populaire communale (la mairie) de Sebdou-ville, Hadj Tahar, m’avait appris que j’avais été enregistré comme mort lors d’un accrochage dans la région, en décembre 1957. Il m’avait alors sorti des archives de la commune un document avec la photographie des têtes de 24 cadavres de combattants de l’ALN, dont l’une d’elles me représentait. Il s’agissait certainement d’une brigade spéciale dont je m’étais certainement occupé et qui avait été accrochée dans la région de Sebdou après la traversée du barrage frontalier.
Au mois de septembre ou octobre 1957, Si Mabrouk avait envoyé en zone 1 un journaliste américain de la Revue Newsweek. Il était accompagné du secrétaire de la Wilaya, Tahar (Khelladi), comme guide et interprète. Nous avions des instructions écrites fermes du commandement général de la Wilaya de ne pas parler avec cet Américain des pays communistes. Avant sa traversée, nous étions, Jaber et moi, avec lui sous une tente dans la région de Tiouli. Au cours de la discussion en français que Si Jaber ne comprenait pas, Tahar n’avait parlé avec ce journaliste que de politique en mettant l’accent sur la position des pays de l’Est vis-à-vis de notre lutte. Il devait certainement ignorer les instructions que nous avions reçues de la Wilaya.
Jaber avait remarqué dans mon attitude ma gêne devant cette discussion. Il m’avait immédiatement fait sortir hors de la tente pour lui traduire. Je l’avais alors mis au courant de ce que disait Tahar. Sa réaction était tellement dure qu’il voulait sur-le-champ prendre des mesures graves contre Tahar. C’était gênant de soulever ces problèmes devant cet étranger. J’avais fait l’impossible pour l’en dissuader. Finalement, il s’était calmé et, en revenant dans la tente, il avait intimé l’ordre à Tahar en arabe de ne plus soulever de problème de ce genre avec cet étranger. Cet Américain avait séjourné en Zone 1 dans la vallée de Béni Snous avec les djounoud et les habitants trois ou quatre semaines. A son retour vers la base arrière, au cours de la dernière étape avant de traverser la frontière, il avait passé une journée terrible, camouflé dans quelques touffes d’alfa près d’El-Aricha. Alors qu’un avion de reconnaissance T6 ne cessait de survoler à basse altitude la région, les parties sensibles de son corps étaient envahies par de grosses fourmis dont les morsures le gênaient énormément. Avec courage, il avait ainsi supporté jusqu’à la tombée de la nuit, sans bouger et sans émettre la moindre plainte, cette pénible épreuve. Il doit certainement s’en souvenir.
Au mois d’octobre 1957, allait avoir lieu au PC de la Wilaya la réunion de tous les capitaines chefs de zones. En dehors de ceux des zones 2 et 8, tous les autres capitaines chefs de zones étaient passés par notre PC. Le premier était Tahar (Farradj) de la Zone 5 de Sidi Bel Abbès avec son secrétaire Hocine (Médeghri), suivi de Merbah (Boubkeur) de la Zone 3 de Aïn Témouchent, ensuite Abdelkhalek dit
Yamani de la Zone 6 de Saïda/Mascara, de Nacer de la Zone 7 de Tiaret et, enfin, Othmane de la Zone 4 de Mostaganem. J’avais eu un petit incident avec Nacer qui voulait que je me mette au garde-à-vous devant lui. J’avais refusé, ne le connaissant pas physiquement. Jaber l’avait remis à sa place gentiment.
C’était au cours de cette réunion que des changements importants étaient intervenus. Si Mabrouk, devenu membre titulaire du CCE, avait laissé le commandement de la Wilaya V à Houari Boumediène assisté de Lotfi, de Hansali et de Chaabane. Abdelkhalek allait être exécuté comme l’avaient été Boucif et Mokhtar auparavant. La mort de ces cadres de la Révolution qui croyaient en un certain idéal, qui, à ma connaissance, n’avaient jamais trahi la cause, avait laissé beaucoup d’amertume parmi nous. C’était à cette époque que j’avais commencé à vérifier cette maxime que «la Révolution finirait toujours par manger ses enfants».
La réunion des capitaines terminée, Jaber avait regagné la Zone. Il était accompagné du commandant Chaabane (Taouti) et du capitaine Merbah (Boubekeur) qui allaient rejoindre la Zone 3 d’Aïn Témouchent. Entre-temps, Boumediène Malamane, qui avait obtenu une autorisation de la sous-préfecture de Maghnia pour se rendre au Maroc pour des raisons familiales, m’avait fait signe en arrivant à Oujda. Discrètement et de nuit, je l’avais fait venir chez Ghouti Bensenane à Sidi Boubkeur où nous avions tenu plusieurs séances de travail. Il était venu avec beaucoup d’idées et certains contacts importants qui ne demandaient qu’à être exploités.
D’après lui, le chef cuisinier du principal poste militaire de la frontière Ras Asfour était un soldat algérien qui se rendait une fois par semaine avec le convoi de ravitaillement au marché de Maghnia. A chacune de ses descentes, il passait au kiosque de Malamane pour s’approvisionner en tabac à chiquer pour ses besoins personnels et de ceux des autres soldats algériens du poste. D’après ses informations, il y avait 200 soldats français dont de nombreux officiers et une dizaine de militaires algériens engagés. Lui et certains de ses amis étaient disponibles pour toute action jugée nécessaire.
Toujours d’après Malamane, dans un autre poste militaire juste à deux ou trois kilomètres à la sortie Ouest de la ville de Maghnia, un ingénieur algérien M. , lieutenant de génie, était chargé avec sa compagnie de l’entretien technique du barrage frontalier de Ras Asfour jusqu’à Port Say. Lui aussi rendait souvent visite au kiosque de Malamane pour acheter des journaux et des cigarettes. Il semblait chercher des contacts avec l’organisation FLN de Maghnia pour leur donner des informations sur le barrage. Malamane l’avait déjà sondé sur ses réelles intentions et, d’après lui, il était sincère.
Enfin, la dernière information concernait l’un des chauffeurs algériens de camions-citernes qui venaient une fois par quinzaine alimenter la Compagnie des Mines de Zellija en mazout, à partir d’Oran, et qui était prêt à rendre service à l’ALN et même à transporter des armes dans son camion. Toutes ces informations étaient d’une importance capitale. Nous avions travaillé toute une nuit sur tous les aspects de chacune d’elles. Avec Malamane à qui nous avions donné un nom de code M. X, nous avions convenu d’une technique de communication avec de l’encre sympathique, des mots de passe et un code en cas de contact d’urgence par téléphone. Tout document écrit à l’encre sympathique en plus des documents récupérés sur l’ennemi devaient être déposés dans des boîtes aux lettres convenues à Maghnia même et aux alentours. Tantano, notre agent de liaison, était chargé de l’acheminement vers le PC.
Dès le retour de Jaber, nous avions tenu une réunion de travail qui avait duré 3 ou 4 jours. Y participaient les trois lieutenants de la Zone : Djelad Ahmed, Rebib Ali, Dib Mohamed, Elghazi Ahmed, Yahya Arbane et moi-même. Jaber avait exposé les principales décisions prises lors de la réunion des capitaines et j’avais exposé les informations récentes sur Maghnia et ce que nous avions convenu avec M. X (devant les autres participants je n’avais pas sciemment donné le nom exact de notre agent). Ainsi, Jaber nous avait annoncé la désignation de Boumediène comme colonel, chef de la Wilaya 5 avec comme adjoints les commandants Hansali, Chaabane et Lotfi. Au cours de cette réunion, nous avait-il dit, Si Mabrouk leur avait fait visiter une Ecole des cadres où il y avait de nombreuses jeunes recrues en formation. Ensuite, nous avions débattu de tous les problèmes de la Zone. La décision avait été prise que les trois lieutenants Si Driss, Si Chaabane et Si Omar et leur secrétaire, Dib Mohamed, devaient faire une tournée d’inspection dans les régions.
Dès la fin des travaux, ils avaient traversé la frontière en compagnie de plusieurs autres responsables zonaux qui regagnaient leurs postes dont le commandant Chaabane et le capitaine Merbah. Cela devait être vers la dernière quinzaine de novembre. Après une tournée en région 1 de Béni S’nous, ils s’étaient dirigés vers la région 3 de Sabra. Certainement à la suite d’une traîtrise, ils avaient été encerclés le matin du 4 décembre 1957. Ils se trouvaient à l’intérieur d’une cache où ils avaient été asphyxiés par le gaz lacrymogène. Dib avait eu juste le temps de détruire les documents, les cachets et l’argent en sa possession. Il était le premier à tirer et le seul à tomber au champ d’honneur ce jour-là. Les trois lieutenants blessés avaient été faits prisonniers.
En Zone 1 de la Wilaya V, la région de Sabra avait constamment des problèmes. L’ennemi avait recruté de nombreux harkis qu’il avait installés dans une ferme à Fehoul, pas loin du Pont de l’Isser. Ils faisaient beaucoup de dégâts dans toute cette région car ils connaissaient bien le terrain. Même le chef de la région 4 de Tlemcen, du nom de Madani, originaire de là, s’était rallié au niveau du secteur militaire de Béni Bahdel. La mort du lieutenant Djelad Ahmed en mars 1959 près de Aïn Boudaoud en haut du village de Béni Bahdel, avait à l’origine, sans aucun doute, une autre traîtrise. Benziane qui était en sa compagnie l’avait échappé. Chacun d’eux était caché dans un endroit différent.
Pour revenir aux trois lieutenants, ils avaient été conduits, menottés, chacun dans son village natal pour le montrer à la population. Si Driss (Abdelkader Bellahcen) avait été ramené au village de Zahra encore avec son sang. Il l’avait maintenu debout sur un half-track, enchaîné par derrière. L’interprète du colonel chef du secteur de Béni Bahdel lui avait demandé de s’adresser à la population pour l’appeler à collaborer avec l’armée française. Alors Si Driss, en arabe, avait dit dans un porte-voix que lui tenait cet interprète : «Ne croyez rien de ce que disent ces sangliers ! la Révolution triomphera avec l’aide de Dieu ! Courage ! Dieu est le plus grand !» Toujours enchaîné, il avait été ramené à la DOP du secteur de Béni Bahdel où il avait été assassiné sous la torture.
Chaabane (Gard Hamdoun) avait été ramené à son village de Elbtim, près de Maghnia, enchaîné, les mains menottées derrière le dos, lui aussi. Toute la population avait été rassemblée de force sur la place du village. Comme pour Si Driss, Chaabane avait été invité à s’adresser à la population pour dénoncer le FLN et l’ALN. Alors Si Chaabane en arabe dialectal et en français s’était attaqué au colonialisme en terminant avec : «Vive l’Algérie ! A bas le colonialisme français ! Dieu est le plus grand !» Il avait été fusillé sur place, et devant toute la population.
Quant au lieutenant militaire Omar, il avait été ramené à son village près de Sabra. Il était enchaîné lui aussi. D’après des informations qui nous étaient parvenues au PC zonal, l’armée française l’avait transporté enchaîné dans un hélicoptère et fait le tour de la Zone au-dessus de tous les merkez (bases) qu’il connaissait. Il avait été mis en prison et n’avait été libéré qu’après le cessez-le-feu, le 19 mars 1962.
Ainsi, ce 4 décembre 1957 avait été sombre pour nous tous. Le commandement de la Zone avait été presque entièrement décapité. Boumediène était venu nous rendre visite à la suite de cette terrible catastrophe. Djelad (Djelloul) en compagnie de Settaouti Ali (Mourad) et de Guezzen Djilali (Affane) avaient été dépêchés en urgence. Il fallait immédiatement prendre des dispositions qui s’imposaient. Elghazi Boumediène allait remplacer Gherbi à la tête de la IVe Région. Gherbi devait passer lieutenant militaire, Djelad Ahmed allait prendre le commissariat politique et personnellement j’étais chargé des renseignements et liaisons. Boumediène avait approuvé les nouvelles nominations et Jaber s’était préparé à regagner les régions pour redresser la situation et engager certaines opérations que nous avions discutées ensemble au PC lors de la visite de Malamane. Alors que Si ]aber, accompagné de Rebib Ali, était sur le point de partir, quand étaient arrivés les deux Abderrahmane de la Wilaya 6 qui devaient, eux aussi, regagner leur poste.
Avec la perte terrible des trois lieutenants à la fois, Jaber allait se retrouver handicapé pour s’attaquer au vaste programme que nous avions discuté ensemble. L’une des opérations urgentes pour lui était l’élimination du capitaine de la SAS de Khémis. J’avais suggéré d’utiliser la cave de notre maison qui arrivait en dessous de l’école même. C’était l’une des principales caches que Bensaad Bouknadel, le Caïd Arch, utilisait pour le repos des fidaïs et les djounoud en activité dans le secteur.
Il avait été projeté d’introduire une très forte charge d’explosifs dans cette cave, juste sous le logement du chef de SAS. Le seul problème qui restait à lui trouver une solution était comment faire évader les prisonniers qui étaient en détention dans ce poste. Ordre avait été donné à Houari (Mokhtar Abdoun), chef de la Région 1, pour tout préparer : faire sortir d’une façon ou d’une autre ces prisonniers et récupérer les explosifs nécessaires avant l’arrivée de Jaber qui tenait à être présent lors de cette opération.
Ce chef de SAS qui n’avait aucun respect pour l’être humain orturait et exécutait continuellement à l’école même où j’avais été scolarisé. Cette école était devenue un centre de détention et de torture. Pour les quelques élèves qui étaient encore scolarisés, des baraques avaient été installées près de la fontaine du village. C’était lui encore qui faisait faire des corvées très pénibles aux vieux du village dont certains dépassaient les 70 ans. Il leur faisait construire la nouvelle route qui va vers Ras Asfour. Parmi ces vieux, il y avait Si Ahmed Chaouch, mon ancien maître coranique, Guezzen Si El-Mahi, le père de Affane, Elghazi Mohamed, le père de Djilali et d’autres encore. Sa haine de la population des Béni S’nous était sans limite et son élimination programmée par Jaber devait venger tous les malheurs qu’il faisait subir à cette population.
La deuxième opération, bien que délicate, était de très grande envergure et nécessitait une préparation minutieuse, vu sa complexité. Nous voulions utiliser l’information communiquée par Malamane concernant le poste de Ras Asfour et confirmée d’ailleurs par un déserteur de ce poste, une semaine avant le départ de Jaber. Le chef cuisinier, contacté de nouveau par Malamane à son retour par la suite, était prêt à collaborer. J’étais chargé de trouver un produit en quantité suffisante à mettre dans la nourriture et les boissons pour endormir profondément tout l’effectif du poste durant toute une nuit. Il fallait les garder prisonniers pour un éventuel échange. J’avais même envoyé quelqu’un à Mélila, en Espagne, pour nous procurer ce médicament.
Parallèlement, il fallait préparer des deux côtés du barrage plusieurs unités bien armées pour envahir le poste, une fois que le produit ait fait son effet. Une fois le poste occupé, il était alors possible de retourner les armes lourdes contre les postes voisins de Deglen, de Zouia, de Mchamich, de Ktaout et de Bouihi. La dizaine de militaires algériens existant à Ras Asfour devait être associée en dernière minute, leur évitant, bien entendu, de prendre la soupe ce soir-là. Là aussi, Jaber tenait à y participer et à lever le drapeau algérien à la place du drapeau français.
Donc, vers la fin janvier de l’année 1958, Jaber, accompagné de Ali Rebib, allait traverser par Khorchfia, à la limite sud de la Zone 1 et proche de la Zone 8, le barbelé n’étant pas encore installé dans cette région semi-désertique. Je les avais accompagnés. La traversée devait se faire d’un trait sur une longue distance et à cheval. Au cours d’une première tentative, Chahid, le nouvel opérateur radio, avait incidemment perdu ses documents dont le code. Il avait d’ailleurs été immédiatement écarté par Jaber et laissé à la frontière. Avec ce code, l’ennemi avait tenté de noyauter l’ALN, mais le PC de Wilaya avait été immédiatement mis en garde par le PC de la Zone 1.
Etaient partants dans le même convoi, mais vers la Wilaya 6, le commandant Mégatli Abderrahmane et son compagnon, le capitaine Abderrahmane (Hammoud Chaïd). Nous avions beaucoup sympathisé avec ce jeune commandant, très cultivé, et nous avions gardé le contact par correspondance. Il avait pris avec lui quelques numéros de notre journal de Zone, Combat, pour les montrer aux moujahed des Wilayas 4 et 6. Même après son retour vers la base arrière, mais cette fois par la Zone 8 et son départ aux Etats-Unis en 1958, pour faire des études universitaires, il continuait à m’écrire.
J’avais continué à recevoir des directives de Jaber concernant ces opérations, tout en gardant jalousement le secret. C’était Ali Rebib qui rédigeait cette correspondance. L’activité du PC continuait comme par le passé, édition du journal de la zone Combat, préparation des brigades spéciales de transport des armes. Nous avions également fait quelques envois d’armes par camion-citerne mais l’opération s’était avérée trop compliquée et trop risquée. Boumediène nous rendait très souvent visite et restait parfois plusieurs jours en notre compagnie. Je le tenais au courant de tout. Il était souvent en train d’apprendre la langue française avec dans sa poche un vieux dictionnaire Larousse en petit format jauni par la sueur. Je l’avais souvent aidé à rédiger en bon français. Il était aussi toujours en train de fumer cigarette après cigarette et de boire du café, tasse après tasse.
A la suite d’un incident mineur entre un djoundi et un mokhazni marocain, le caïd du cercle de Sidi Boubkeur avec au moins 40 mokhaznis avait encerclé la maison d’un Algérien où était installé un groupe de djounoud qui venaient à peine d’arriver. J’avais immédiatement envoyé un message à la Wilaya demandant des instructions. Boumediène en personne m’avait donné ordre de faire libérer nos djounoud. J’avais alors fait encercler à mon tour par au moins trois compagnies les mokhaznis et leur caïd, exigeant leur retrait. L’affaire avait duré plus de trois jours et était remontée jusqu’à Rabat, en passant par le gouverneur d’Oujda. Enfin, ce dernier avait accompagné Boumediène sur place pour régler la question. Alors que la population marocaine dans sa quasi-totalité avait constamment démontré sa disponibilité envers nous, il y avait parfois certaines autorités locales qui n’étaient pas favorables à notre présence.
Malgré le barrage frontalier qui se renforçait continuellement et la présence de l’armée française dans de nombreux postes en territoire marocain, le va-et-vient avec l’Algérie était intense. Au cours de cette même période, des djounoud et des officiers de la Wilaya 4 étaient venus s’approvisionner en armes. Ils accompagnaient le colonel Saddek (Dhilès) et le commandant Salah (Zaamoum). Quelques semaines plus tard, c’était au tour du lieutenant Ahmed Ben Chérif (futur colonel commandant de la Gendarmerie nationale après l’indépendance) qui sortait d’Algérie par la région de Berguent. En été 1958, un grand groupe de lycéens originaires de Mascara et de Saïda était convoyé vers le Maroc. Ils étaient arrivés par la région d’Ouziane, près de Berguent. Ils étaient au moins une quinzaine. J’allais plus tard les retrouver dans les services du MLGC.
Extrait du livre Les Hommes de l’ombre
(Suivra)
Comment (10)