Hommage à Mohamed Lemkami – L’homme de l’ombre mort l’Algérie au cœur (III)
Le défunt Mohamed Lemkami est l’exemple même de l’Algérien pour qui la patrie passe avant tout. Sa vie, il l’a passée à défendre les causes justes. Décoré de la médaille Athir – la plus haute distinction – pour son passé révolutionnaire, Mohamed Lemkami a consacré sa retraite à l’écriture de ses mémoires dont nous publions des passages choisis qui retracent le parcours de ce grand moudjahid qui a donné son nom de guerre à son fils pour que la flamme patriotique jamais ne s’éteigne après sa disparition.
Pour renforcer l’encadrement de la Zone, le colonel Boumédiène avait fait appel à deux lieutenants, l’un de la Zone 6, Lazreg (Belyakdoumi) et l’autre de la Zone 7, Zoubir (Hmaïdia Tahar). Tous les deux étaient des anciens d’Indochine et avaient été ramenés en Algérie après la chute de Diên Biên Phu. Le premier avait déserté avec un groupe du poste de Ras Asfour en 1956 et le second avec 57 autres soldats avait déserté également en 1956 du poste de Sbabna au nord de Maghnia. Ils avaient tous deux fait partie des fameuses colonnes de pénétration citées plus haut. L’un comme l’autre avait des problèmes d’incompatibilité d’humeur avec leur chef de Zone et le commandement de la Wilaya avait trouvé là une occasion pour les affecter ailleurs. Ils étaient arrivés ensemble en Zone 1 vers le mois de mars ou avril 58 et avaient entrepris une tournée dans les quatre régions, l’un en tant que lieutenant militaire, l’autre en tant que RL (renseignements et liaisons).
Bien avant leur arrivée, j’avais proposé Omar (Chiali Noureddine) comme chef de la Région 2 de Maghnia et Djamal (Chérif Belkacem) comme chef de la Région 4 de Tlemcen malgré leur méconnaissance encore du terrain et leur adaptation à la vie du maquis. La Wilaya avait rapidement donné son accord en confirmant Djelloul (Djelad Ahmed) comme lieutenant chargé du commissariat politique de la Zone et Affane (Guezzen Djilali) également comme lieutenant. Mais Zoubir, contre l’avis de tous, avait commencé à décider autrement. Il préférait désigner d’anciens militaires de l’armée française à des postes de responsabilité. Il avait commencé par décharger El-Houari (Abdoun) de sa responsabilité de chef de la Région 1. Il n’était d’accord ni avec Djelloul, ni avec Affane, ni avec Mourad (Settaouti Ali), ni même avec Benziane.
A propos de Benziane, tout le monde connaissait l’histoire qui était arrivée à sa femme. Lorsqu’il était sorti de la Zone en 1959, Boumédiène qui l’estimait beaucoup lui avait donné un peu d’argent pour aller se reposer à la station thermale de Sidi Hrazem, près de Fès. Il avait pris le train à Oujda en compagnie de sa femme. En cours de route, il avait donné à cette dernière des consignes très strictes. Elle devait faire très attention au Maroc, lui avait-il recommandé. Pour passer inaperçue, elle devait porter la djellaba comme les Marocaines, ne laissant apparaître que ses yeux. Elle devait marcher à quelques pas derrière lui et ne regarder ni à droite ni à gauche. C’était ainsi qu’ils avaient visité toute la ville de Fès. A leur retour, Boumédiène avait posé la question à la femme de Benziane au sujet de ce voyage et leur séjour à Fès. Elle avait répondu qu’elle n’avait vu durant leur visite de Fès que les talons de Benziane. Boumédiène avait éclaté de rire et comme il le faisait à chaque fois, il avait mis sa main devant sa bouche.
La frontière de la Zone avec le Maroc avait également enregistré le passage de nombreux déserteurs de l’armée française. Depuis au moins deux années, un phénomène intéressant se développait continuellement. Tous les dix à quinze jours arrivaient de la Zone 5 sous bonne escorte du lieutenant Bekkaï ou du lieutenant Abderrazak des légionnaires déserteurs. C’était dans la ville de Sidi Bel Abbès que l’armée française avait créé la fameuse «Légion étrangère ». Les légionnaires étaient connus pour leurs fréquentations dans les bas quartiers et les bars.
L’organisation politique du FLN de cette zone avait trouvé là un moyen efficace pour faire déserter ces militaires. Ils arrivaient en territoire marocain par groupes pour être pris en charge par le Croissant Rouge algérien. Un centre d’accueil spécial avait été créé à leur intention à Tétouan. Ils étaient de nationalité allemande mais il y avait aussi des Hongrois, des Autrichiens et d’autres nationalités. Ainsi, plus d’un millier de légionnaires avaient transité par notre zone entre 1956 et 1958. Certains avaient été acheminés via la Zone 8, lorsque la traversée du barrage frontalier par le nord devenait plus difficile.
Tout à fait au début, ces légionnaires étaient acheminés sans être interrogés ni par la Zone 5 ni par la Zone 1. Petit à petit, je commençais à leur poser des questions sur l’armée française, son implantation, les effectifs des postes, les officiers, les méthodes des opérations, etc. Grâce aux informations récoltées, le PC de la Zone disposait avec précision du quadrillage de l’ennemi dans une grande partie de l’Oranie. Nous avions communiqué toutes ces informations au PC de la Wilaya.
Au bout de quelques mois, nous avions remarqué que parmi ces déserteurs, au moins deux avaient déserté deux fois. Ils étaient déjà passés quelques mois auparavant et, comme par hasard, ils repassaient une seconde fois. Cela nous avait intrigués et après un interrogatoire serré, il s’était avéré qu’ils étaient de faux déserteurs. En réalité, ils appartenaient au service action du SDECE (services spéciaux) du XIe choc, basé au Chenoua, près d’Alger. Ils avaient simulé une désertion pour suivre toute la filière organisée par l’ALN, pour la détruire ensuite. Ils avaient certainement fait déjà des dégâts, mais ces deux-là n’allaient plus recommencer. A partir de ces faits, il avait été décidé de photographier tous les déserteurs et en cours d’acheminement de bien les surveiller. Nous avions également profité de leur passage pour lancer des appels à la désertion par des tracts ou des lettres en allemand à leurs camarades cités nommément.
Pour revenir à Zoubir, son comportement militariste commençait à nous agacer. Alors qu’il n’était encore que lieutenant, cela n’allait plus. J’avais demandé une permission à la Wilaya dans l’intention de demander ma mutation ailleurs. C’était le commandant Lotfi qui me l’avait accordée. A Oujda, j’avais été chercher des gens du bled ou des connaissances pour avoir des informations au sujet de mes parents. Bounouara, qui m’avait rencontré, m’avait amené directement là où ils étaient hébergés depuis quelques mois. Ils avaient fui Zoudj El-Béghal après mon départ et m’avaient cherché au Maroc. Ils avaient séjourné un moment dans un centre d’accueil pour réfugiés à Salé, près de Rabat, et ne m’ayant pas trouvé, ils avaient regagné Oujda, toujours à ma recherche. C’était le tailleur Khelil qui les avait récupérés et logés au 45, rue de Rabat. En leur rendant visite, je les avais trouvés dans le dénuement total, n’ayant même pas de quoi me faire un thé. Discrètement, Bounouara avait disparu un moment et était revenu avec une enveloppe contenant un mot gentil de Lodi qui me fixait rendez-vous et 20 000 francs pour mes parents.
Quelle heureuse surprise ! Je n’avais pas revu Lodi depuis Tlemcen. Je l’ai retrouvé ayant l’air plus âgé, mais surtout un homme mûr. Nous avions bavardé longtemps. Il m’avait parlé du Sahara et des amis communs qui étaient avec lui dont Abdelghani Okbi, Tayeb Benyekhlef et d’autres. J’en avais profité pour le mettre au courant des problèmes de la Zone 1 avec la perte de Jaber, des lieutenants Driss, Chaabane et Omar et de Dib Mohamed. Ce dernier était d’ailleurs de sa promotion à la Médersa de Tlemcen. Il savait que Ali Rebib, un autre de sa promotion, avait été capturé. Il m’avait demandé des nouvelles de Djelad Ahmed, de Mahrez Hocine et de Elghazi Ahmed. J’avais attiré son attention sur le comportement du lieutenant Zoubir.
Au cours de notre discussion, je lui avais parlé de Zehor. Il m’avait dit qu’il la connaissait bien et que leurs familles habitaient la même rue, l’Allée des Sources, à El-Kalâa. Avant de nous quitter, il m’avait demandé où est-ce qu’elle habitait au Maroc et si j’avais un message à lui faire parvenir car il devait partir tantôt à Casablanca. Je lui avais simplement donné son adresse. C’était à partir de cette rencontre que Si Lotfi de lui- même nous avait permis d’échanger quelques correspondances.
En le quittant, il m’avait quand même offert un beau cadeau, un 11/43 récupéré sur un colonel français, tué lors de la bataille de Timimoun, que Lotfi secondé par le lieutenant Ferhat avait menée contre une compagnie de Méharistes, c’est-à-dire montée sur chameaux, alors qu’il était encore le capitaine Brahim, commandant de la Zone 8. Je ne sais pas ce qu’était devenu le revolver après mon affectation dans les services du MALG où je l’avais certainement laissé, mais son étui en tissu kaki est toujours chez moi.
J’étais très content d’avoir retrouvé mes parents sains et saufs. A dater de cette rencontre, Bounouara allait leur rendre visite, souvent avec une enveloppe. A mon retour au PC, j’avais retrouvé le lieutenant Lazreg et son secrétaire qui venaient juste d’arriver. Lazreg que j’avais surnommé Jrada (sauterelle) était plus sociable que Zoubir. Ce dernier était très ambitieux et attendait avec impatience sa nomination de capitaine que Si Boumédiène lui avait promise dès son arrivée de la Zone 7 après la perte de Jaber.
Le barbelé avait été prolongé vers le sud de la Zone et la traversée devenait aléatoire. C’était au cours de cette période que le commandement général de la Wilaya avait ordonné à toutes les zones de faire évacuer toutes les moujahidate vers le CDF (Commandement des frontières, dirigé par le commandant Si Rachid, ancien chef de la Zone 2 de Ghazaouet). Nous avions été envahis par un nombre impressionnant de ces moujahidate venant de l’intérieur. Au moment de leur première tentative de traversée au sud du poste de Bouihi, l’agent de liaison Bouamama (d’origine marocaine) avait été électrocuté au niveau du barrage de barbelés. Dans le même groupe se trouvait Rzine (Osmane Sid Ahmed), un enfant d’El-Biar, qui avait été évacué pour fatigue nerveuse.
Certains à l’esprit malintentionné et encore d’un autre âge disaient que toutes les maquisardes étaient de mœurs légères et, à cause d’elles, certains moudjahed avaient été condamnés et exécutés souvent sur de simples soupçons et sans preuves. C’était pourquoi toutes les moujahidate des zones de l’intérieur et même des bases arrières avaient été acheminées vers un centre unique à Ahfir sous le contrôle du lieutenant Ben Ahmed. Il les avait parquées dans les dépendances d’une grande ferme à la sortie du village. Certaines qui avaient de la famille au Maroc avaient été récupérées par elles après accord du Commandement des frontières.
Dans le maquis, cette décision avait été justifiée par l’intensification de la guerre et l’extension des regroupements des populations, rendant plus rudes les conditions de vie de ces filles. Certaines avaient joué un rôle important et courageux dans le fida dans les centres urbains. Elles avaient participé avec témérité les armes à la main au combat dans la guérilla urbaine. Elles étaient obligées de fuir les villes pour vivre avec les moudjahidine dans les maquis avec tous les aléas que cela comportait. Leur évacuation vers la base arrière qui visait, d’après les dirigeants de la Wilaya surtout à les protéger, n’avait pas été acceptée par la majorité d’entre elles. Comme par hasard, cette mesure avait été prise sous le commandement de Boumédiène, alors commandant en chef du COM Ouest.
Quant à Rzine, il était resté parmi nous quelques semaines avant d’être évacué vers Berkane pour une cure de sommeil chez Fanon. Il était très marrant avec son accent algérois très typique. Ses habits étaient en lambeaux et sales. Il portait une djellaba avec un trou énorme au dos. Tous les matins, il s’installait au soleil, étalait ce qui restait comme linge de corps et commençait à chasser les poux avec lesquels il tenait conversation en disant à peu près ceci : «Toi, tu es condamné à mort ! Non, toi tu es jeune, je te laisse encore vivre et je te remets là où tu étais.» Ainsi, il tuait les plus gros et laissait en vie les tout petits. Il avait vraiment besoin d’une longue cure de sommeil. Lorsqu’il avait connu mes parents à Oujda, il avait surnommé ma mère Jeanne d’Arc et mon père le Roi Dagobert. Pour mes parents qui n’arrivaient pas à prononcer correctement son surnom, ils l’appelaient «Azrine» (l’ange de la mort).
Extrait du livre Les Hommes de l’ombre
(Suivra)
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