Extraits du recueil de Khaled Nezzar : responsabilités et mérites de Chadli (II)
La troisième partie du livre parle de la crise de l’été 1962 avec ses luttes pour le pouvoir et leurs conséquences. Je ne prétends pas, je le dis encore une fois, faire œuvre d’historien. Beaucoup d’acteurs éminents des évènements qui se sont déroulés au lendemain de l’indépendance ont laissé des mémoires, de nombreux auteurs ont traité du sujet et des historiens talentueux s’y sont intéressés. Je ne veux ni les reprendre sur un point ou sur un autre ni corriger ce qu’ils ont rapporté, je veux simplement donner mon témoignage de membre de l’ALN et dire les sentiments qui étaient les nôtres, mes compagnons et moi, au cours de ces journées chargées d’une grande intensité dramatique quand une partie des combattants de la Guerre d’indépendance s’est opposée à une autre par les armes.
J’évoque comment l’Algérie, qui venait à peine de se libérer, a été contrainte d’affronter, en octobre 1963, les entreprises agressives du royaume marocain et l’extraordinaire ardeur patriotique exprimée par les citoyens à cette occasion. J’ai essayé de résumer, le plus clairement possible, des situations complexes comme les évènements de Kabylie lorsqu’un leader historique, en septembre 1963, est passé de la contestation politique à l’opposition armée, entraînant dans son aventure de nombreux moudjahidine ou bien, lorsque des logiques et des visions différentes, avec leurs lots de passions et de péripéties, ont conduit les colonels Mohamed Chaâbani et Tahar Zbiri, le premier chef de la Wilaya VI et le second chef d’état-major de l’ANP, à tenter, par la sédition militaire, à inverser le cours des choses qui ne leur convenait pas. Dans le tableau que j’esquisse de ces deux affaires, j’ai veillé à présenter avec respect, pour leur passé et pour ce qu’ils ont dû payer pour leurs convictions, les protagonistes malheureux de ces évènements. Je parle de l’intermède Ahmed Ben Bella et de sa conclusion logique. J’ai été mêlé, malgré moi, aux fins dernières de la mandature du révolutionnaire, tant exalté et si maladroit, qui fit tout ce qu’un homme politique peut faire pour précipiter l’issue malheureuse pour lui que sa démarche depuis longtemps annonçait.
Dans cette même partie du livre, je parle de l’armée algérienne, de sa reconversion difficile de l’ALN en ANP, ainsi que des hommes qui l’ont menée à bien. Quand je rends mon opinion à propos de Houari Boumédiène, personnalité si difficile à cerner, attachante souvent et plus souvent encore inquiétante ou déroutante, je donne des faits précis et des détails qui confortent l’une et l’autre de ces approches. Chef d’état-major de l’ALN pendant les dernières années de la guerre ou ministre de la Défense après la libération, il a fait beaucoup pour construire une armée nationale riche de la diversité humaine de notre peuple, et je suis de ceux qui sont les plus fondés à dire que l’armée nationale, parce qu’elle a été conçue sur ces bonnes fondations – et Houari Boumédiène y a pris grandement sa part – est restée debout malgré les stratégies et les moyens mis en œuvre pour l’abattre ou la faire dévier de ses principes. Ce qui ne m’empêche pas de dire les faiblesses, les calculs égoïstes et les projections économiques irréalistes de Houari Boumédiène : des erreurs d’aiguillage qui fourvoient ses pas dans la voie sans issue de la collectivisation forcée des terres ou de l’industrialisation à outrance. Aux commandes du pays, il édifie un Etat qui lui survit. Pour faire aboutir les grandes options choisies par les militants indépendantistes pendant la Guerre de libération, il use et abuse des possibilités de cet Etat comme s’il pressent que ses jours sont comptés. Cet Etat continue de fonctionner et ne cède pas un seul pouce de souveraineté au moment où une classe politique, des décennies après, le fondateur disparu, s’égare dans l’opportunisme ou se résigne à accepter que le socle sur lequel repose la République soit ébranlé par les faux dévots.
Quand j’invite le jeune lecteur, pendant quelques pages, à me suivre jusqu’aux bords du canal de Suez, mon but est de susciter sa fierté parce que l’armée de ses aînés a démontré face à la très médiatisée «Tsahal» ses capacités tactiques et le courage de ses hommes.
Les servitudes de la carrière militaire m’amène, au cours des décennies 1970 et 1980, à séjourner pendant de longues années dans le Sud algérien. Cette période «Tindouf» est riche d’enseignements passionnants et l’est davantage encore par le contact avec des hommes remarquables d’abnégation et de courage. Quelquefois, je cède aux détails en reconstituant des anecdotes du quotidien, quand j’estime qu’elles peuvent décrire le ressenti des militaires vivant des jours difficiles par l’éloignement de ceux qui leur sont chers et par les conditions dans lesquelles ils accomplissent le devoir envers la patrie.
Je cite souvent Chadli Bendjedid. Dans le deuxième volume de ces mémoires, je suis sévère dans mon jugement sur l’homme politique Bendjedid, parce que ses calculs égoïstes et ses projections hasardeuses ont été trop nombreux et trop ravageurs pour le pays. Mais je ne manque pas de dire l’éthique du soldat qu’il fut. Au moment où le flottement s’est emparé des esprits, il a fait passer l’intérêt de l’armée avant ses peurs et ses appréhensions. L’environnement géopolitique particulier de l’époque ne lui avait pas échappé. Il a su prendre, sur le plan de la défense nationale, les bonnes décisions qui nous permettront plus tard de faire face à la subversion et au terrorisme. On lui doit la création de l’état-major général disparu de l’organigramme du MDN après l’échec de celui de Tahar Zbiri. On lui doit la restructuration, selon le canevas défini par des professionnels qui ont une vision zénithale des instruments de la modernisation d’une armée : les articulations en grandes unités de combat, la ressource humaine adaptée, les matériels et le temps nécessaire pour roder l’ensemble et en faire un outil rapidement opérationnel. L’amélioration des conditions de vie des militaires, après presque deux décennies de vie spartiate, a été une préoccupation constante de Bendjedid. Houari Boumédiène, lui, avait d’autres priorités que le confort des militaires. Dans la tête de l’ancien chef de l’EMG – et c’était un verdict valorisant – ceux qui ont connu la dureté de la vie au maquis doivent se suffire de l’air revigorant et de l’eau fraîche de la liberté.
Bendjedid a promu les soldats, selon leur mérite et sans prêter attention à l’affinité régionale et sans s’arrêter aux calculs politiciens qui font de l’allégeance la condition principale à la promotion des cadres ou à l’octroi des postes «juteux». Il n’a jamais encouragé ou toléré la corruption pour assurer sa survie politique. Le cas Belloucif est à cet égard significatif de l’éloignement de Bendjedid de toute forme de prévarication. Plus tard, il refusera de démanteler le haut commandement de l’armée, comme l’exigeait un FIS au summum de son arrogance.
L’ampleur du sujet m’empêche de parler d’une façon exhaustive de toutes les mues, de toutes les transformations de l’armée algérienne, ainsi que je l’aurais souhaité. J’espère que ce que je rapporte conduira d’autres compagnons à combler les lacunes de mon récit afin que la fresque vivante de l’ANP soit écrite avec profondeur et minutie. L’histoire de l’armée algérienne ne s’est pas arrêtée avec le départ du général Nezzar.
(Suivra)
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