La schizophrénie algérienne (I)
Par Mesloub Khider – Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! Avec les Algériens, c’est le contraire : le flacon prime sur l’ivresse (de la vie).
L’enveloppe compte plus que le contenu. L’institution du pouvoir politique est plus importante que l’économie instituée. La consommation prédomine la production. Le passé ténébreux enveloppe le présent, réduit à un paillasson sur lequel s’essuie les pieds le pouvoir établi. Les morts gèrent la vie des vivants. L’inversion des ordres de priorité ne m’étonne guère de la part des Algériens qui courent toujours après l’ombre pour tenter de saisir la proie.
Au lieu de disserter sur les fondements économiques du pays en crise (sur lesquels ils n’ont aucune prise), ils ergotent sur la meilleure gestion des institutions politiques (qu’ils n’ont jamais directement gérées de manière pratique). Au lieu d’œuvrer à bâtir l’avenir, les Algériens se disputent la dépouille du passé, ce sarcophage des mémoires funèbres ou glorieuses toujours exhumées pour servir de diversions et de consolations à nos existences actuelles sacrifiées. Les Algériens rivalisent d’ingéniosité pour reconstruire le passé avec de vieilles pierres argileuses en guise de matériaux historiques, pour s’auréoler de la gloire des grands révolutionnaires algériens pour mieux nous faire oublier que nos glorieux révolutionnaires ont enfanté de minuscules hommes réactionnaires. Ils rougiraient de honte et mourraient de remords s’ils revenaient parmi nous en Algérie, nos révolutionnaires !
L’Algérien veut tout moderniser, refonder, sauf sa personnalité, son caractère, sa mentalité. Il en est ainsi en matière linguistique. Tout le monde s’accorde sur la nécessité de moderniser la langue arabe. Assurément, il est louable de vouloir moderniser la langue arabe. Encore faut-il s’entendre sur le concept de modernité ou de modernisation. Car la modernisation d’une langue implique déjà acquise cette modernité. Or, dans le cas de l’Algérie, on peut douter de l’existence de cette modernité.
On ne révolutionne pas une langue sans révolutionner préalablement les structures archaïques sur lesquelles cette langue repose. On ne bâtit pas une langue moderne sur une société encore prisonnière d’une mentalité rétrograde. On ne peut moderniser une langue dans une société dépourvue d’une économie productive, dans un pays à l’économie fondamentalement rentière. C’est le développement économique qui porte la langue, et non l’inverse. Ce n’est pas l’esprit qui guide le monde. C’est le monde concret qui façonne l’esprit. Ce n’est pas la conscience qui détermine l’être, c’est l’être social qui détermine la conscience. Ce n’est pas la langue qui développe l’économie, c’est l’économie qui développe la langue. A économie sous-développée, langue sous-développée. Dans le cas de l’Algérie, doublement pénalisée, et par l’arriération économique et par le poids de la religion islamique, toute modernisation de la langue arabe est illusoire. Pour accomplir ce saut dans la modernisation de la langue arabe, l’Algérie doit réaliser une double révolution : s’arracher à l’emprise délétère de la religion et changer radicalement d’orientation économique par le choix d’un modèle de développement industriel novateur et performant. Tout le reste, n’est que littérature !
Pourtant, la plupart des Algériens persistent à réclamer la modernisation de la langue arabe. Mais sans poser comme préalable sa sécularisation, autrement dit son détachement du corpus coranique. La schizophrénie algérienne est protéiforme. L’Algérien est un écorché vif. Sa personnalité est marquée par l’ambivalence. Son être est scindé en deux. Son corps est présentement fixé sur notre époque. Mais couronné d’une tête obsessionnellement rattachée au passé. Accrochée au VIIe siècle. Son corps lui dicte des désirs que sa tête se refuse d’exaucer. Son corps est donc constamment en révolte contre sa tête qui le maintient prisonnier dans une époque révolue marquée par des interdits depuis longtemps historiquement caducs, et des modes de pensée en contradiction avec notre modernité. Son être mène une bataille acharnée pour surmonter cette dichotomie, cette césure qui malmène sa personnalité, tourmente sa conscience, torture son quotidien jalonné de sollicitations contradictoires. Ces permanentes sollicitations opposées finissent par perturber son équilibre psychique, exacerber ses tensions intellectuelles soumises à des acrobaties morales opérant entre le VIIe siècle et notre ère contemporaine.
En effet, les exigences morales de la période emblématique religieuse antérieure peuvent se révéler inopérantes et désuètes avec notre modernité. Et, a contrario, le mode de vie moderne de notre ère peut heurter la susceptibilité religieuse de notre croyant algérien. Ainsi tiraillé par des exigences contradictoires, il développe rapidement une personnalité névrotique, marquée par des conflits internes aigus. D’où cette propension à l’agressivité très répandue chez l’Algérien.
Cette agressivité chronique est la traduction des déchirements psychiques provoqués par les exigences morales contradictoires opérant entre deux univers temporels et mentaux opposés. Tout être normalement constitué manifesterait les mêmes symptômes névrotiques s’il était exposé aux permanentes exigences morales et religieuses émanant de deux époques radicalement antinomiques. Vivre corporellement à notre époque moderne avec une tête enfouie dans une période archaïque ne peut que susciter et favoriser l’apparition d’une personnalité clivée.
L’attachement religieux porté à cette période révolue, encensée comme une ère de la pureté et de la spiritualité, est propice au développement du rejet et de la détestation de notre époque moderne, perçue comme impure et matérialiste. De là s’explique leur «malaise dans (notre) la civilisation».
M. K.
(Suivra)
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