Contribution de Abdellali Merdaci – Dernières divagations de Sansal
Par Abdellali Merdaci(*) – Dans un entretien paru dans le quotidien El-Watan du jeudi 26 octobre 2017, Boualem Sansal reprend ses coutumières divagations et infinies incriminations contre ceux qui, en Algérie, ont critiqué l’étroite posture d’«écrivain rebelle» que le champ littéraire français lui a assigné, intempestivement tambourinée – avec des effets souvent délirants – par les médias parisiens qu’il se résout désormais, contre toute attente, à traiter de «caisse de résonance». En vérité, il s’agit d’une bien tardive et fuligineuse lucidité, mais pour l’essentiel, elle n’aura pas changé l’homme et, surtout, l’écrivain qui garde intacte sa propension à l’outrance ordurière.
N’appartenant pas à l’informe «cercle médiatico-intellectuel algérois» pressenti par l’interviewer, sorte de serpent de mer que le châtelain de Boumerdès (à l’abri derrière ses frises et ses barbelés) a habilement vendu à la presse bien-pensante d’Alger, je suis en Algérie le lecteur, le critique et le chercheur qui a discuté et dénoncé ses détestables stratégies d’auteur depuis la publication de son cinquième roman, Le Village de l’Allemand. Journal des frères Schiller (Paris, Gallimard, 2008). Et qui ne reçoit d’ordre – comme il le soutient – d’aucun «système archaïque», dont le seul horizon est le combat pour une littérature nationale algérienne autonome et libérée des impasses du néocolonialisme français dont il est le servile officiant néo-indigène bardé de hochets de bazar comme un bachagha de Ferial Furon-Bentchikou.
A son retour d’Israël, au mois de juin 2012, particulièrement conscient de sa transgression de codes, de frontières et de possibles répercussions à la fois policières et judiciaires dans son pays, Boualem Sansal allumait de subtils contre-feux. Recherchant honteusement, à Paris où il s’était réfugié, la protection de son éditeur Antoine Gallimard, il avait rameuté contre moi la presse parisienne, notamment un journaliste stipendié de La Croix et de Mediapart, qui m’avait accusé nommément de désigner l’étrange visiteur d’Israël aux «deux balles» qui ont crucifié l’écrivain et journaliste Tahar Djaout sur le parvis de son immeuble locatif dans une cité populaire de Baïnem, en une journée venteuse d’un printemps 1993 endeuillé. Hallucinante imputation.
Antoine Perraud, instruit par Sansal, fustigeait «le linguiste de l’université de Constantine», pratiquant une glose à l’enseigne d’un «sous-Bourdieu», appréciation d’un racisme obstiné d’antan ; on n’a jamais dénié le droit à l’exercice critique ni rangé un professeur d’université française dans une sous-humanité de la pensée. Mais passons, donc. Ces insistantes «deux balles» auxquelles s’accroche éperdument Sansal détonent comme une insensée bouffonnerie. Et cette antienne démente de la «crucifixion» demeure suffisamment vive pour rejaillir cinq ans après, en 2017, dans son discours tourmenté et fielleux.
Une «passionnante personne», mais pas un écrivain…
Le parcours littéraire de Sansal découle de la fabrique alambiquée. Après le bienveillant accueil au Serment des Barbares (1999), autant en Algérie qu’en France, qui s’expliquait par la nouveauté de l’adresse et l’échec patent de trois opus –L’Enfant fou de l’arbre creux (2000) ; Dis-moi le paradis (2003) ; Harraga (2005) – l’auteur devait se relancer par la recherche de provocations les plus extrêmes, garantissant le succès de scandale, le seul qui soit admis en France pour un écrivain venant d’Algérie, qui ne sera jamais qualifié par ses dispositions à l’écriture, comme en témoignent les itinéraires injuriés de Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Mohammed Dib, Kateb Yacine, Malek Haddad, Rachid Boudjedra, pour ne citer que les auteurs de textes les plus engagés dans un projet de créativité littéraire.
Or, sous cet angle, la carrière littéraire de Sansal reste simplement insignifiante. Répétons-le : Sansal n’est pas un auteur qui a brillé dans son pays et que l’édition française est venue chercher pour ses mérites. Il n’est pas le Sud-Africain Zakes Mda, la Nigériane Chimanda Ngozi Adichie, l’Anglais Jonathan Coe, le Japonais Haruki Murakami, l’Egyptien Alaa El Aswany, l’Américain Bret Easton Ellis, l’Espagnol Javier Cercas, l’Indien Joydeep Roy-Bhattacharya et bien d’autres écrivains de tous les continents et de toutes les langues, que l’édition germanopratine se dispute et s’arrache. Sansal est banalement le «produit» de marché dégénéré de l’éditeur Gallimard et de son fondé de pouvoir Jean-Marie Laclavetine, qui s’affaire en société.
Rien ne le prédisposait au métier des lettres. Ancien haut fonctionnaire de différents gouvernements algériens, promu au poste de directeur central au ministère de l’Industrie dans une sinécure de quasi-secrétaire d’Etat, Boualem Sansal a été l’ordonnateur, sous le règne du président Chadli Bendjedid (1979-1991) de la terrible déstructuration de l’industrie algérienne, cette providentielle «industrie industrialisante» forgée par le président Houari Boumediene (1965-1978), jetant sans état d’âme au chômage des dizaines de milliers de travailleurs algériens. Il était alors adoubé par le pouvoir et ses «services», répondant parfaitement aux «fiches bleues», sorte de document d’habilitation, répugnant viatique des agents d’autorité de l’Etat, dédoublant le troublant article 120 du parti FLN qui avait acculé pendant des décennies à l’exil intérieur de vertueuses compétences nationales.
Sansal, romancier après avoir été le «dégraisseur» en chef du ministère de l’Industrie, zélateur ahuri d’une politique néo-libérale exécrable et instigateur du malheur de nombreuses familles algériennes ?
Il faut crânement débusquer un style dans cette palette raboteuse qu’est son écriture, souvent hachurée comme un rapport de conseil d’administration, la seule rhétorique, frelatée et poussive, dont il saura se prévaloir et qui le distingue. J’avais, assez tôt, signalé cette fadasserie de rabouilleur et cela a choqué quelques affligés lecteurs et supporters du châtelain de Boumerdès. Mais cette fêlure de la langue littéraire de l’auteur de 2084. La fin du monde, c’est un journaliste de L’Obs (Paris) qui la martèle, le 27 octobre 2015 sur le site du magazine, pour apporter les raisons d’une avanie claironnée au Goncourt 2015 : «Cette Sansal-mania portait peut-être plus sur sa passionnante personne et son urgent sujet que sur le texte lui-même, qui souffre de quelques défauts. Certains s’apprêtaient même à déplorer ce triomphe annoncé. Un juré du Goncourt, récemment, émettait des réserves préventives, en rappelant que ‘le Goncourt n’est pas un prix de vertu’». Voilà, c’est dit.
Au prix de l’euphémisme, certes : ces quelques «défauts» pointés, il faudrait, parcourant l’œuvre de Sansal, des centaines de pages pour en établir le strict inventaire. Pauvre littérature ! Mais, il est vrai que pour cette France littéraire de début de siècle, n’est consacré(e) que celui (ou celle) qui sait orchestrer le tapage dans les marges de son œuvre, entretenir longuement l’intérêt des médias et gonfler les ventes, probablement une «passionnante personne» mais pas un écrivain. Le monde littéraire français actuel, où Sansal est couronné à force d’impostures calculées, relève plus de la machinerie du tiroir-caisse que de la littérature de création.
Symptomatiques obsessions
Maquignon infatué de littérature, le châtelain de Boumerdès est, malgré «quelques défauts», l’écrivain algérien le plus primé. En 2015, il en était à quinze récompenses – dont le Grand Prix du roman de l’Académie française, gardienne du dogme de la langue ! – fomentées dans des happenings médiatiques, mais il n’est pas rassasié et il ne le sera jamais. Sa littérature, vouée à l’irrémédiable oubli, ni visible ni lisible, est phagocytée par l’auteur, excessivement présent dans le hors-texte. Tout se résume, chez lui, dans une opération de marketing – division : «image» et «produit» – effrénée gesticulation dans les médias qui lui tient lieu de sordide recette. Il est vrai que dans la France littéraire du XXIe siècle, Charles Péguy, André Gide, Marcel Proust, Romain Rolland, Paul Valéry, Paul Claudel, François Mauriac, Roger Martin du Gard, René Char, Louis Guilloux, Jean Cayrol, Julien Gracq et cent autres sublimes faiseurs de la même exigeante tradition auraient du mal à entrer dans une carrière des lettres où la promotion compte plus que l’œuvre. Boualem Sansal, qui n’aurait pas trouvé un éditeur en France selon les critères de la littérature du XXe siècle où les écrivains parlaient encore de leurs œuvres, est devenu un auteur bancable, maîtrisant les règles équivoques de la promotion sauvage pour vendre, quitte à piétiner l’honneur d’un chef d’Etat en exercice et de son pays, vitupérer l’islam, soutenir le sionisme et brimer les Palestiniens. Il n’est pas inutile de revenir sur ses symptomatiques obsessions.
Au premier plan, le président Abdelaziz Bouteflika et sa famille. Sansal les a – à dessein – constitués comme cible principale de ses railleries. Il les campe en Borgia qui ont transformé au XVIe siècle Rome, le Vatican et leurs dépendances en lumineux lupanars. On suppute, à bon droit, que le petit-fils d’une dame maquerelle des bordels des confins telliens (qui aurait, semble-t-il, donné son écot au président Ben Bella), qu’il revendique effrontément, s’exprime avec autorité sur le grave sujet de la gaudriole princière et éthérée. Mais l’Alger des frères Bouteflika n’est l’exutoire que d’obscurs prédateurs baragouinant une langue de satrapes incultes, que le port canaille du costume-cravate n’a pas civilisés, fort éloignés de l’onction cardinalice du sépulcral César Borgia et de sa rouée compagnie. Sansal n’a ni la mesure de la phrase sertie ni la puissance de l’imaginaire pour raconter un système déconfit dans l’intimité duquel il a promené inlassablement ses basques défraîchies. Paltoquet !
A défaut d’être devenu un estimé lecteur de la littérature française, il en imite à satiété les boursouflures de la vie littéraire. Il adopte, depuis Paris, le rôle, tout artificieux, d’écrivain-opposant au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika – comme l’était Victor Hugo dans la France du second empire devant Napoléon III, comme l’incarnait Georges Bernanos interpellant la France de Pétain – l’un et l’autre avec un rare bonheur de plume. Mais le vaniteux folliculaire s’empare frauduleusement d’une figure politico-littéraire typiquement française dont il n’a ni le gabarit ni l’appétence, qui dépasse son vouloir et ses capacités de triste et radotant rédacteur de rapports administratifs.
Le président Bouteflika en Big Brother mâtiné d’Ubu ? Orwell et Jarry, les a-t-il vraiment lus ? La belle trouvaille ! Qu’il en dresse le théâtre dans la capitale et dans ses provinces ! Il aurait été loyal que celui qui se proclame «lanceur d’alerte», qui n’a jamais agi que pour de pitoyables intérêts personnels, ait le courage de mettre de côté les chiffres de vente de sa littérature scrofuleuse, de descendre – à Alger – dans l’arène politique. Ceux qu’il nomme «les Borgia» font de la politique, leur politique. Lui, il nourrit à n’en plus finir le semblable discours dysphorique et revanchard sur l’Algérie et les Algériens sous la protection des ambassades des Etats-Unis, de France et d’Allemagne (dont il a été l’assidu instructeur et informateur des services secrets).
Ensuite, Israël exalté, comme un coup de foudre prestement prémédité. Sansal savait que son voyage en Israël, au printemps 2012, allait provoquer le buzz. Il s’était auparavant inventé une filiation juive dans Rue Darwin (2011) pour justifier ce «pèlerinage». Mais Israël, Netanyahou et ses bombes exterminant l’enfance de Ghaza, le Crif et ses dîners où il parle comme le «premier juif» en prophète de cataclysmes, la défense de la culture israélienne à l’Unesco et ses invectives nauséeuses contre sa directrice générale, la Bulgare Irène Bokova, ses propos ternissant l’histoire et la dignité du peuple palestinien ne sont qu’une sinistre comédie pour complaire au lobby sioniste du cercle littéraire parisien qui le fera roi, à Pierre Assouline et ses amis qui régentent l’univers littéraire français jusqu’à ses latrines ! A-t-on vu un Algérien de Boumerdès, ancien haut fonctionnaire de l’État algérien, arbitrer à propos de l’«alya» des juifs français entre deux passions qui le dévorent, la France et Israël ? C’est cela, Sansal. Mais son amour d’Israël (et, accessoirement, de la France) est très circonstancié : il en attendra, toujours, à Paris une suprême consécration littéraire.
L’islamisme, enfin, comme pivot d’une bataille de conquête et, soyons clairs là-dessus, de rentes plus financières que littéraires. Sansal, porté par la vague des violences islamistes de 2015 en France – Charlie Hebdo, l’hyper casher de la région parisienne, le Bataclan, les terrasses des restaurants et des cafés parisiens – s’est fait le pourfendeur de l’islam plus que de l’islamisme. Cette islamophobie lancinante, il en a retiré de sûres plus-values pour son 2084, salué par Michel Houellebecq, et il n’aura pas manqué d’en assurer le vil spectacle dans les médias français qui sollicitaient cette voix meurtrière d’Arabe contre les musulmans. Mais convaincra-t-il ?
Aujourd’hui, il reconnaît, dans les colonnes d’El-Watan, que la partie est perdue et il en rend responsables les mêmes médias français qui l’ont créé d’une argile souillée et d’encres putrides : «En France, il faut casser le mur du politiquement correct imposé par les médias et par ceux qui guignent les voix des Musulmans pour remplacer les voix ouvrières passées au FN.» Est-il conscient de parler à un organe de presse algérien comme s’il était Français pour se désoler des atermoiements du gouvernement d’un pays qui n’est pas le sien ? On s’y tromperait : «Le gouvernement exagérait-il lorsqu’il se déclarait en guerre contre l’islamisme et décrétait l’état d’urgence ? Je pense qu’il a tardé à le faire, le feu a pris, maintenant il doit dépenser des millions d’euros par jour pour seulement limiter les dégâts.»
Pour Sansal, islamophobe résolu, se projetant en Français, réitérant les saillies de Ménard, Zemmour et Finkielkraut, il n’y a pas un «islam modéré» et un «islam radicalisé», il n’y a qu’un unique et coupable islam qu’il faut combattre à mort. Se rappelle-t-on qu’il appelait la France, dans une déclaration au quotidien Le Monde (25 mars 2016) sur l’air martial de l’hymne national français, à faire sur son territoire une guerre totale sans répit à l’islam et aux musulmans, les assimilant à l’islamisme et au djihad : «La Marseillaise : ‘‘Aux arrrrmes citoyens, formeeeeez vos bataillons…’’ est-il toujours l’hymne de ce pays ?» Ce «sang impur», sur les «sillons» et ces «bataillons» en rangs serrés du poète-soldat Rouget de l’Isle, un autre romancier, Chérif Benhabilès (Ames frontières, 1930), adepte de la politique d’intégration du gouverneur général Lacoste pendant la guerre d’indépendance, y invitait, avec en sus l’accent viril du Chant des Africains, le gouvernement de la France coloniale, lui reprochant d’avoir tardé à mater la rébellion.
D’un âge à l’autre, de la défunte France d’Algérie à nos jours, les affidés d’une harka empourprée récitent l’inquiétant discours de haine de leur sang.
Borborygmes toxiques
Sansal, qui espère une naturalisation française octroyée comme il l’a déclaré au journaliste Christophe Ono-dit-Biot du Point (Paris), ne croit pas en l’Algérie et il l’utilise pour conforter dans le champ littéraire français où il a pris racine une incertaine image d’«écrivain maudit». Il se vante de bénéficier d’une extraordinaire liberté de parole à Alger, alors qu’il n’est entendu qu’en France, précisément dans ses médias qu’il s’emploie désormais à dénigrer.
Dans un pays où l’on défère devant les tribunaux une jeune bloggeuse de Tlemcen qui a assemblé et publié dans son Facebook un innocent montage du président Bouteflika et des suppôts du régime, Sansal savoure cette liberté de cracher sur ce qui lie les Algériens, ce qui éveille leur solidarité. Après avoir traité, en 2008, l’ALN d’«armée nazie» et les Algériens d’«antisémites» parce qu’ils n’ont pas introduit la Shoah dans leurs programmes scolaires, il compare l’attentat islamiste du 14 juillet 2016 à Nice aux actions des militants FLN-ALN dans Alger, quadrillé et ensanglanté en 1957 par les paras tortionnaires de Massu, réduisant le combat anticolonialiste d’un peuple sous le joug à l’islamisme.
Ce ne sera jamais la dernière crapulerie puante du châtelain de Boumerdès. Il pleure encore le Goncourt perdu, lui, l’écrivassier présomptueux qui ne peut se réclamer que de son aptitude au buzz et au scandale, qui regarde la littérature avec les lunettes d’un économiste rivé à sa calculatrice. Il a prospéré sur une surprenante alchimie mêlant dérision et provocation : Bouteflika, à la fois Borgia et Big Brother-Ubu en Algérie ; les jeunes Français de banlieues radicalisés, leurs mitrailles et leurs couteaux ; partout dans le monde des Arabes musulmans à vomir, des Palestiniens à écraser ; Israël, ses agences sionistes et leurs palanquées de dîneurs féroces.
Sans les gourous du champ littéraire français et les patrons des médias parisiens qui l’ont recruté pour leurs basses besognes, Sansal n’aurait pu exister et délivrer ses borborygmes de plus en plus toxiques dans une France confrontée à l’islam, deuxième religion de sa population, et à l’islamisme qui, s’il revêt un impact mondial, est aussi un legs de son histoire coloniale. Lorsque tous ces marqueurs d’un temps révulsé ne seront plus exploités à l’envi pour faire vivre commercialement une pseudo-littérature de mauvais aloi, il faudra que Boualem Sansal prouve qu’il est un écrivain, capable d’inventer une œuvre qui devra plus au talent qu’aux bruits fétides de la cité dépravée des lettres françaises. Il n’en a pas les ressources.
A. M.
(*) Professeur de l’enseignement supérieur, écrivain et critique.
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