Yasmina Khadra, Boualem Sansal, Kamel Daoud ou les nouveaux Voltaire
Par Dr Arab Kennouche – Sansal, Daoud, Khadra formeraient-ils déjà un groupe littéraire qui entrerait dans l’histoire contemporaine de l’Algérie et dont l’esprit voltairien viserait à provoquer un chamboulement de la pensée critique en Algérie ? Beaucoup d’encre a coulé depuis que les succès littéraires de ces trois personnages consacrés par l’intelligentsia parisienne ont reçu un retour de boomerang inattendu en Algérie, suscitant la crainte des uns et des autres, dont Rachid Boudjedra, qui n’hésitera pas à les qualifier de «contrebandiers de l’Histoire». Sont-ils à ce point à blâmer, comme le suggère une bonne partie de l’opinion publique algérienne, sous le prétexte d’une trahison voilée à la cause nationale, ou faut-il voir dans cette excroissance francophone de la littérature nationale, une phase critique qui manquait justement à l’élite algérienne encore trop habituée aux vieilles joutes politiciennes sans l’apport de la littérature ?
Il est inutile, ici, de s’attarder sur les qualités littéraires des œuvres en question : la critique algérienne, à commencer par Boudjedra, s’est sans doute un peu trop froissée sur la forme qu’elle à mêlée au fond d’une pensée qui devrait être pourtant au centre de nos préoccupations. C’est par cette absence de distinction entre la pensée de ces auteurs et le substrat littéraire qu’on s’empêche de voir chez eux l’essentiel : une tendance à la généralisation excessive des maux de l’Algérie que l’on impute en bloc à trois éléments presque indissociables, l’indépendance nationale, l’islam et le FLN. En effet, si nos écrivains aspirent à devenir de nouveaux esprits libres, ironiques et mordants, il n’en reste pas moins qu’ils disposent encore d’une fâcheuse habitude consistant à ne pas critiquer dans la mesure, à ne pas jauger, nuancer, concéder, admettre, reconnaître, ce qui fut un grand art chez les philosophes des Lumières, dont la plume incisive ne cessait jamais de se prévaloir d’une pointe d’humour, de tempérance, de tolérance et d’un droit à l’erreur.
Or, à lire ces auteurs au talent littéraire avéré, surtout dans le contexte de leurs activités télévisuelles, la situation générale de crise du monde arabe, de l’Algérie en particulier, de l’islam et des indépendances nationales seraient dues non pas en partie, mais totalement à des causes définitives peu nuancées et irréfragables : ces auteurs réfléchissent en bloc, sans démarche critique, en excavant de vieux poncifs qui avaient déjà cours dans l’imaginaire collectif de l’Occident chrétien, et qui a toujours nourri une haine féconde au plan littéraire envers le Barbare, le Turc, le Mahométan et désormais l’Etranger… En ce sens, Boudjedra a raison de faire le rapprochement entre une nouvelle massification odieuse de l’Histoire des relations islam-chrétienté reflétée dans les attitudes postmodernes de ces auteurs devenus honteux de leur algérianité, et la promotion de leur œuvre par l’expression d’un arabe maladroitement re-personnalisé, relooké, d’un islam re-barbarisé et d’une quête de la modernité en échec, critique prétendument libre (ou vécue comme telle comme un droit à la création) qui fait feu de tout bois sur ce qui a trait à l’Algérie indépendante.
Algérie indépendante ? Nos trois compères la vivent presque honteusement, chacun à sa façon, il faut l’admettre, comme une remise en cause des succès pourtant si nombreux de l’Etat algérien libre. A en croire nos nouveaux penseurs voltairiens, il n’existerait aucune réussite palpable de l’Etat algérien. Pourtant, c’est bien sur ce socle solide que sont nés et on crû nos écrivains, et ce sont dans les écoles de l’Etat algérien qu’ils ont pu aiguiser leurs premières armes. Il ne s’agit pas de rendre idyllique toute la période de l’indépendance, ou de se livrer à un marchandage, loin s’en faut, mais force est de constater que nos auteurs, dans un esprit anti-voltairien, n’ont jamais pu nous raconter leurs joies algériennes, autant que leurs tristesses, au-delà d’un exercice de critique historique en bonne et due forme des problèmes politiques algériens. On massifie à l’extrême, on densifie au plus haut degré tout l’Etat algérien, l’islam et le FLN au point de les rendre responsables de tous les maux sans savoir faire preuve d’objectivité, d’indulgence et de compréhension envers les efforts fournis, les erreurs admises. Idem pour le jeune ou la jeune Maghrébine, objets de toutes les approximations fallacieuses qui nourrissent pleinement l’imaginaire islamophobe dans une Europe «daechisée». Avoir honte d’être ce que l’on est se joue alors comme une forme de concession intellectuelle à l’égard de l’adversaire, une preuve d’intelligence que les autres algériens malheureusement n’ont pas.
Oui, contrebandiers de l’Histoire si l’on admet que nos Voltaire nationaux, par excès de jugement, accusent métaphoriquement mais sans relâche un peuple, une religion, une entité comme les responsables ultimes de tous les maux actuels du monde arabe. Car il existe deux types de fascisme ; celui politique qui fonde un état totalitaire et essaye de le justifier par la force et la violence illégitimes, et un autre purement intellectuel, fascisme de la critique qui rejette en bloc tout objet, tout phénomène, tout événement derrière une cause unique, sidérante, scandaleuse à outrance, sans avoir pris la peine de démêler l’écheveau de toutes les subtilités enfouies dans un problème auquel elle est confrontée.
Loin de s’être exercés au préalable à un tel cisellement de la pensée, celle qui aurait fait tant plaisir à un Pascal, nos auteurs commettent l’irréparable en opérant des raccourcis dignes des plus grands slogans fascistes qu’ils s’ingénient pourtant à dénoncer : l’islam, c’est la frustration sexuelle des hommes et la cause des violences de Cologne ; l’Etat algérien est foncièrement fasciste par le parti unique qu’il oppose à tous les autres, donc je ne peux revendiquer un droit absolu à la création littéraire, qui existerait partout ailleurs, sauf en Algérie bien entendu. Sansal, Daoud et Khadra s’en donnent à cœur joie en accusant de censure intellectuelle l’Etat algérien, comme si celle-ci n’existait que chez nous et surtout pas en France où liberté rime avec égalité et fraternité béates. En se réfugiant dans le droit à la création littéraire, à «l’autonomie», ils essayent tant bien que mal de nous persuader que seule l’Algérie parmi toutes les nations en serait dépourvue – pauvre Algérie qui souffrirait de ce retard, un de plus. N’est-ce-pas, là, un procédé bien totalitaire de la pensée que de dénoncer une tare qui serait bien algérienne comme si en ce pays, terre littéraire par excellence depuis Saint-Augustin et Apulée de Madaure au moins, jusqu’à Kateb Yacine, on manquerait de profondeur historique, de tradition littéraire et poétique, pour venir greffer ces derniers troublions en mal de sensations existentielles ?
Oui, contrebandiers de l’Histoire parce que l’Arabe de Camus, le FLN fascisant et Novembre 54, le soi-disant crime de lèse-majesté par excellence, sont l’objet d’une grossière substitution et fonctionnent comme des totems aveuglants chez nos nouveaux Voltaire de la dissidence. Aimantés par un désir de se faire pardonnés au père, à la patrie française chassée malencontreusement par le FLN, ils y ont substitué un totémisme littéraire qui les fascine au point de passer des années à en cisailler la langue mère. Mais ils ne parviennent guère à se tirer de ce tourbillon totémique qu’au prix d’une grande paresse intellectuelle, qui ne leur fait pas voir la réalité complexe des choses, des états, des événements. Pris dans un champ de conscience réducteur, ils ne voient plus rien de la terre nourricière qui les fit naître et qui ne les a jamais reniés. Alors, livrés à une contrebande des objets sacrificiels de l’Histoire nationale, ils n’en retirent que le vil prix d’une piraterie passagère que Boudjedra a bien voulu condamner.
A. K.
Comment (63)