Une contribution de Youcef Benzatat – L’esthétique de la fuite…
Par Youcef Benzatat – Fuir ce pays inhospitalier où l’on craint les lendemains. Fuir par tous les moyens. Telle est la principale hantise de ses habitants, à toutes les échelles de sa hiérarchie sociale. Le chômeur, le salarié, le célibataire, le marié, le député, le ministre, l’ingénieur, le footballeur, l’homme, la femme, et beaucoup plus l’étudiant, tous sont hantés par cette fatalité de la fuite. Parfois même des commerçants et des entrepreneurs balancent tout et se font la male. Voire, des universitaires, des médecins et des écrivains, même des chanteurs et tous ceux qui ont quelque chose à faire valoir ailleurs et qui ont été, eux aussi, hantés par cette fatalité de la fuite. Fuir ce pays qui n’a toujours pas su trouver le moyen d’offrir de l’hospitalité à ses habitants. Un pays qui n’a pas pu trouver le moyen d’édifier un environnement qui attire, qui fixe, qui est le contraire de celui qui repousse et qui fait fuir. Un pays inhospitalier, où les habitants ne pensent qu’à fuir. Même les anciens ministres et des Premiers ministres fuient ailleurs après leur retraite ou leur fin de mission.
L’oppression de la fuite est tellement partagée par les habitants qu’elle a imprégné l’imaginaire collectif et apposé son empreinte sur l’orientation de sa structure, de sorte que tout projet de vie est hanté de la même manière par cette fatalité de la fuite, où la réussite se mesure désormais au degré d’intégration dans la nouvelle vie de fuyard. Et cela a toujours été ainsi : rêver d’une vie meilleure, ailleurs. L’image tragique de la masse des étudiants déambulant et tassés autour d’une institution étrangère pour décrocher le ticket de la fuite, dans l’espoir de partir vers un ailleurs plus hospitalier – et qui a fait le bonheur de beaucoup de médias, surtout les plus malveillants – n’est qu’une séquence d’un processus historique où la causalité de la fuite n’a pu être engendrée que par l’effrayamment permanent devant l’horreur de l’inhospitalité. Pour ceux qui ne réussiront pas à fuir, il leur reste la voie de la résignation pour les plus avilis ou celle de la résilience, pour les plus tenaces parmi eux.
Les habitants ont, en effet, commencé à être happés par ce tourbillon de fuite depuis déjà plusieurs décennies. Depuis la fin de l’occupation étrangère. Certains depuis le coup de force contre le GPRA. Pour d’autres, depuis celui contre Ben Bella. Pour d’autres encore, c’est le coup de force de la promulgation de la Charte nationale qui les a exclus violemment de toute appartenance à ce pays et à sa population, qui les a poussés vers l’exil. La première fuite massive, après celle des colons, fut celle qui résultat de l’ouverture des frontières du pays, après la disparition du système de pouvoir pyramidal et totalitaire qui les tenait hermétiquement fermées d’une main de fer.
L’effondrement de cette pyramide pourvoyeuse de l’oppression de la fuite n’a pas permis au pays de se doter d’une identité et d’une stabilité qui auraient permis aux habitants de se fixer et de surmonter le sentiment d’oppression de la fuite. Il s’est produit plutôt le contraire : l’effondrement de la moralité et l’exacerbation des scissions au sein de la population. La société s’est scindée en plusieurs catégories dominantes, d’une part, les religieux et les identitaires, en marge desquelles essayent de se doter d’une identité alternative une troisième catégorie d’habitants, moins bruyante, mais qui se débat comme elle peut à la recherche d’une identité à soi, contemporaine et tournée vers le monde. Au sommet de l’échelle des hantises, les comploteurs contre l’hospitalité sévissent. Leur audace n’est plus cantonnée dans le refoulé ; sévir est devenu pour cette catégorie une jouissance partagée et consacrée. Si l’irruption spectaculaire des spectres de la violence moyenâgeuse avaient fait fuir des millions, celle qui ne jure que par le témoignage et le consentement des spectres des martyrs, ces comploteurs contre l’hospitalité ont consolidé et renforcé les conditions de l’oppression de la fuite à tel point que les habitants ne se sentent plus chez eux et que rien ne leur appartient.
On fuit comme on peut : fuir les urnes à défaut de militer, fuir le pays à défaut de lutter. Tellement l’inhospitalité côtoie l’horreur et le désespoir, qu’il ne reste que la fuite comme part de résilience. On fuit vers où on peut : vers la religion, vers l’identitaire, on fuit auprès des pourvoyeurs de l’inhospitalité pour amasser une fortune.
D’un côté, comme de l’autre, on fuit pour se fuir soi-même, en fuyant ses propres responsabilités de citoyen. Ne pas les assumer, c’est les fuir, et donc se fuir soi-même. Que l’on fuit vers l’étranger, vers la religion ou vers toute autre obsession totalitaire, on ne fait que se fuir soi-même. Fuir sa responsabilité de citoyen à militer, à lutter pour contribuer de sa part à l’édification d’un vivre ensemble, c’est nier la possibilité même de ce vivre ensemble. Comme le font les écrivains qui ont fui, à vouloir justifier leur fuite en néantisant tout possible, y compris celui de l’histoire, de la mémoire et de la conscience collective, en une vague d’esthétisme coincé d’entre le croisement des lignes de partage.
Le fuyard, tout en accomplissant sa nouvelle vie sous l’oppression de la culpabilité de la fuite de soi-même, après avoir à peine été libéré de l’oppression de l’inhospitalité, il savoure néanmoins en compensation l’amélioration de sa nutrition, de sa santé pour le commun des fuyards mais, pour d’autres, on savoure également les sensations de vivre la modernité, de consommer la culture contemporaine, de vivre dans un Etat de droit, un Etat… hospitalier. Et pour se donner l’illusion d’une bonne conscience, on s’acharne à cultiver la négation de tout possible, jusqu’à celui de soi-même, par le recours à la table rase, à l’image des suprématistes qui sont parvenus jusqu’à la synthèse du carré blanc sur un fond blanc. Même si le carré blanc laisse deviner à ses contours une ombre du possible : un carré blanc restera un carré blanc, symbolisant le néant, le vide, l’absence, la démission… la fuite.
Y. B.
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