La derja est la langue de mes rêves
Par Youcef Benzatat – Toute l’affection que je recevais de ma mère m’était donnée en derja. Les contes, les histoires et les berceuses qu’elle me narrait pour m’endormir, c’était en derja.
Lorsque ma curiosité excessive d’enfant avide de savoir agaçait mon père, c’est en derja qu’il me grondait. C’est en derja aussi qu’il s’efforçait de m’expliquer les raisons de son emportement.
A l’école, au lycée, à l’université, ensuite sur mon lieu de travail, c’est toujours en derja que je répliquais aux provocations et aux vexations de mes camarades. Lorsque l’instituteur, l’enseignant et le professeur, qui m’enseignaient l’arabe et les autres langues étrangères, butaient sur une explication, c’est en derja qu’ils parvenaient à dénouer le galimatias dans lequel nous étions embourbés.
C’est en derja que les élus de ma nation s’efforcent de s’expliquer, lorsqu’ils sont à court d’arguments, pour dissimuler leurs mensonges et leurs tartufferies.
C’est en derja qu’on se consolaient ma bien-aimée et moi lorsque nous doutions de notre amour. C’est aussi en derja que nous évoquions nos ébats, nos extases et les échanges intenses de notre affection.
C’est en derja que je supportais mon équipe préférée de football, commentais les œuvres d’art dans les musées, les films à la sortie des salles de cinéma, lorsqu’il y en avait, et marchandais le prix des livres d’occasion, que je chinais dans les rares librairies de la ville, qui ont su résister à la sécheresse qui s’est abattue sur mon pays.
C’est en derja que je découvris l’immensité du possible, lorsque j’entendais les parlers des habitants de régions lointaines et tous les autres habitants entre l’océan et le pays des Pharaons. Lorsque je découvris que ma langue avait d’autres sonorités, d’autres musicalités insoupçonnées, qui l’enrichissaient et lui ouvraient le chemin de la démultiplication et de la variation. De Sétif à Guelma, d’Oran à Constantine, de Annaba à Ouargla, de Béchar à Bouira, de Casablanca à Sfax, de Benghazi à Maghnia, d’Est en Ouest, du Nord au Sud, ses couleurs arc-en-ciel et sa poésie en polysémie m’enivraient jusqu’à l’extase et brisaient le cercle étroit de mon parler dans lequel je me sentais enfermé.
C’est en derja que je découvris que toutes les langues que parlent les hommes convergeaient. Tamazight, l’arabe, le turc, l’espagnol, l’italien, le français, les langues mortes et celles qui sont encore vivantes paraissent familières à ma derja lorsque je les entendais, à ce point, qu’elles me paraissaient toutes les contenir.
Mes souvenirs, tous mes souvenirs, ceux de mon enfance jusqu’à l’âge adulte, remontent à ma conscience, malgré moi, en derja. Je continue à rêver, à faire mes cauchemars, à pleurer et rire en derja. Mes espoirs et mes résignations, mes joies et mes déceptions, m’envahissent aux moments les plus lucides en derja. La derja est mon outil ultime de réconciliation avec les autres, avec le monde et avec moi-même.
Je n’ai rien à lui envier pour me détourner à la transmettre à mes enfants et aux enfants de mes enfants et à toute ma descendance jusqu’à la fin des temps. Car elle est vivante et créative à l’infini, elle est mon souffle et ma voix envers les autres et la voie qui me mène au monde et à l’absolu.
La derja demeurera la langue de mes rêves jusqu’à l’éternité.
Y. B.
Comment (61)