Archéologie, management de l’histoire et effacement de l’autre au service de la domination postcoloniale (I)
Par S. Bensmaïl – L’actualité géopolitique, particulièrement explosive au Moyen-Orient, montre que la question de l’histoire et de la légitimité qu’elle confère à un pouvoir ou à un projet politique est de première importance. La décision de Trump d’établir l’ambassade étasunienne à El-Qods, et, en Syrie, en Libye et en Irak, le trafic à grande échelle des œuvres archéologiques auquel se livrent de nombreux groupes terroristes (et mafieux), doublé de la destruction planifiée d’une partie d’un patrimoine inestimable – au profit de réseaux notamment occidentaux de grands collectionneurs – en sont des exemples éloquents. Cette volonté de destruction et de pillage archéologique de centres civilisationnels et religieux parmi les plus anciens du monde arabe doit être mise en relation avec les opérations antérieures de l’armée américaine. Celles-ci ont, en effet, ciblé, dès 1991 et plus encore en 2003, les principaux musées et sites archéologiques irakiens, de Bagdad aux villes provinciales. Manlio Dinucci écrivait à ce titre : «En Irak, pendant la guerre de 1991, au moins 13 musées avaient déjà été mis à sac, le coup de grâce au patrimoine historique a été porté avec l’invasion lancée par les Etats-Unis et ses alliées en 2003. Le site archéologique de Babylone, transformé en camp militaire étasunien, fut en grande partie rasé au sol par les bulldozers. Le Musée national de Bagdad, laissé volontairement sans surveillance, fut mis à sac : avec la disparition de plus de 15 000 objets, témoins de 5 000 années d’histoire, dont 10 000 n’ont jamais pu être retrouvés. Pendant que les militaires étasuniens et les contractors participaient au sac des musées et des sites archéologiques et au marché noir des objets volés, le secrétaire à la Défense, Rumsfeld, déclarait : ‘‘Ce sont des choses qui arrivent.’’ Comme aujourd’hui en Syrie, pendant que quasiment tout le ‘‘monde de la culture’’ occidental observe en silence.»
En parallèle d’une intervention militaire néocoloniale présentée comme étant à visée «humanitaire», souvent peu connue par le grand public, ces développements renvoient à une gestion systématique des traces matérielles du passé au profit d’une domination impérialiste de régions entières. Par le ré-ordonnancement, le pillage et l’effacement des vestiges préexistants, ce management de l’histoire, proprement moderne, prend sa part dans tout projet hégémonique, en mettant en place une dialectique planifiée de la mémoire et de l’oubli, de la sélection et de la réjection des faits et des objets liés au passé proche ou lointain d’une société autre et essentiellement traditionnelle. Lors d’une rencontre touchant à la question de l’Occident, Slobodan Despot indique que «l’expédition d’Alexandre en était la première préfiguration, dans la mesure où c’était la première tentative de conquête de mondes fondés sur la transcendance et la tradition par une force immanente portée par la seule foi dans la volonté et la raison humaines».
Depuis le choc, postérieur et plus mortel encore, des conquistadores avec les peuples amérindiens, ces enjeux ont sous-tendu toute conquête et colonisation, en permettant la mise en œuvre, de plus en plus technique et efficace, de modes opératoires, de discours, de productions matérielles et de dispositifs de prise en main de l’histoire des vaincus. Comme l’explique J.-M. Le Clézio, ceci avait surtout pour but, nous le voyons encore plus précisément aujourd’hui dans toutes les zones convoitées, de la Syrie au Yémen, de la Libye à l’Afghanistan, «cette désorganisation délibérée des peuples, afin non seulement de les maintenir, mais aussi de les convaincre de leur propre infériorité».
Bien plus tard, après l’Egypte et l’expédition française qui mobilisa nombre de scientifiques, l’Algérie fut le prochain territoire d’Orient qui, à la suite du débarquement des troupes françaises près d’Alger en 1836, assista à ce management, en marge de la conquête militaire et de ses consolidations. La conquête arabe, jugée «infâme» et «destructrice», de l’Afrique du Nord a ainsi été opposée à la «gloire du passé romain» qui a rayonné sur l’esprit de la colonisation française ainsi que dans les arts et les sciences qui furent mobilisés à ce titre. L’identification avec les Romains – et leur régime impérial – a en effet non seulement conditionné toute la prise en charge historiographique de cette partie du continent, mais aussi a servi à ceux qui voyaient en cette civilisation antique l’expression d’une perfection culturelle, esthétique et politique jusque-là inégalée. Ceci a été l’un des moteurs idéologiques et esthétiques des architectes et des ingénieurs français sur le terrain, ces derniers ayant été d’abord militaires puis civils.
Alors qu’en France actuelle, l’histoire des manuels scolaires et grosso modo universitaires survalorise toujours cette civilisation – au détriment d’une présentation des dernières évolutions notamment archéologiques –, il est utile de rappeler que le projet de Rome était la conquête brutale du monde et la domination sans concession de la Méditerranée : «En vérité, la ‘‘civilisation’’ romaine a été une longue période de guerres et de génocide permanent, qui mérite le label de ‘‘l’une des barbaries les mieux organisées’’.» La description que nous en livre la philosophe française Simone Weil (1909-1943) donne presque envie de faire interdire les bandes dessinées d’Astérix pour «banalisation d’actes génocidaires» : «Les Romains ont conquis le monde par le sérieux, la discipline, l’organisation, la continuité des vues et de la méthode ; par la conviction qu’ils étaient une race supérieure et née pour commander ; par l’emploi médité, calculé, méthodique de la plus impitoyable cruauté, de la perfidie froide, de la propagande la plus hypocrite, employée simultanément ou tour à tour ; par une résolution inébranlable de toujours tout sacrifier au prestige, sans être jamais sensible, ni au péril, ni à la pitié, ni à aucun respect humain ; par l’art de décomposer sous la terreur l’âme même de leurs adversaires ou de les endormir par l’espérance, avant de les asservir avec les armes ; enfin par un maniement si habile du plus grossier mensonge qu’ils ont trompé même la postérité et nous trompent encore.»
S’appuyant notamment sur l’archéologie coloniale, la conceptualisation de l’histoire de l’Algérie, et plus largement de l’Afrique du Nord, s’est essentiellement élaborée à partir d’une approche dualiste, qui a fait du caractère supposément barbare des Arabes et des Turcs l’état contraire – d’abord religieux, puis civilisationnel, éthique, politique et culturel – de ceux qui prétendaient revenir à la perfection antique. Favorisée par l’instruction classique des opérateurs de la colonisation, et avant tout des militaires, cette configuration mentale a attribué aux nouveaux colonisateurs les vertus idéalisées de leurs lointains prédécesseurs.
Nous comprenons alors mieux pourquoi la grande majorité des discours coloniaux portant sur les villes algériennes – jusqu’à ses prolongements parfois récents – s’est fondée sur leur description stéréotypée, description qui sacrifiait généralement à l’apologie d’un passé et d’une architecture antiques proprement monumentaux. Cette tendance dominante s’est appuyée, par contraste, sur les représentations d’une civilisation arabe jugée insignifiante – l’état «médiocre» des constructions apportant la preuve du caractère intrinsèquement «décadent», voire «destructeur» des Arabes et des Ottomans.
L’image de la Rome impériale – et non celle de la Grèce – est restée la plus évocatrice du soi-disant noble rôle de la colonisation finalement moderne que la France s’était donné outre-mer, représenté par la mission civilisatrice. En tant que mythe réactualisant l’époque romaine comme âge d’or qui a vu le début de la chrétienté missionnaire, cette image a participé étroitement à l’élaboration de la représentation que la France coloniale se faisait d’elle-même et voulait donner aux autres. Cette autoreprésentation fondamentale a été au centre du champ de l’action et des politiques successives que cette France historique a mis en place. C’est en ce sens que le principe directeur des politiques menées vis-à-vis des indigènes a exprimé, au-delà de la défense des intérêts spécifiques, les images sous-jacentes du colonisateur vis-à-vis du colonisé et inversement. La juxtaposition de l’image de soi et de l’image de l’autre a permis la définition de relations entre le dominant et le dominé. Ceci a constitué le fondement idéologique de la politique indigène de la France.
L’image de soi de l’occupant militaire devenu par la suite colonisateur reposait donc sur une dimension agissante essentiellement historique : celle de poursuivre, d’égaler, voire de surpasser l’œuvre des Romains sur la même terre. Combinée au fond chrétien, l’image de Rome servit d’idéal de civilisation à atteindre. Dans une certaine permanence jusqu’à nos jours, du fait d’une fascination constante des élites occidentales pour la Rome impériale, elle inscrivit le projet colonial dans un double devoir humanitaire et religieux. De grande importance dans la mythologie coloniale française, ce diptyque humanitaire et religieux correspondra à un leitmotiv à travers toute la littérature et l’historiographie coloniales. Il servira à réorganiser – tant matériellement que mentalement – l’architecture, les formes bâties et, plus globalement, la culture matérielle préexistantes des villes et des villages d’Algérie comme de bien d’autres pays conquis et colonisés sous une forme ou une autre.
S. B.
(Suivra)
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